y " ■' ■ ;T \ f LES JUIFS I ■ EN FRANCE, EN ITALIE N ET EN ESPAGNE- Paris. —Imp. Wittersheim, rue Moptmorency, 8, LES J UIFS EN FRANCE EN TT A T JE ET EN ESPAGNE RECHERCHES SUR LEUR ÉTAT DEPUIS LEUR DISPERSION JUSQU’A NOS JOURS SOUS LE RAPPORT DE LA LÉGISLATION, DE LA LITTÉRATURE ET DU COMMERCE PAR / , I. BEDARRIDE AVOCAT A LA COUR IMPÉRIALE DE MONTPELLIER, ANCIEN BATONNIER, CHEVALIER DE LA LEGION D’HONNEUR Deuxième édition, revue et corrigée PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS RUE VIVIENNE, 2 BIS 1861 Tous droits réservés t 3IJATI •; 7 -f J T, 1 i'. > S !?:>/* • ' ' t - - ' ■ ' ’ o . ' .. ■ ; aj 7. , . :■ j ...... i ■ r i.'i H •! f « . ’*.• ! utoi^j i - t« \ ; »'*»< !V* >> *V t U >!■ f- - n ; , ' ; : r ■ ■ ■ ' ; i pais ce TxISOEO 1 G * y ■_ - - 4 V*a uxîtf wV' PRÉFACE Nous sommes encore trop voisins de l’époque où les Juifs, privés de leurs droits, étaient soumis aux plus humiliantes distinctions, pour que la prévention dont ils ont été trop longtemps victimes se soit entièrement effacée. Grâce aux progrès des lumières et aux bienfaits de nos institutions, ce reste d’un vieux préjugé disparaît chaque jour ; la piété, plus éclairée, apprend à regarder tous les hommes en frères; elle ne voit plus dans le culte qui diffère du sien un outrage fait à la Divinité, et respectant ce que Dieu per¬ met, elle ne se persuade pas que la sagesse divine, pour assurer le salut d’une partie du genre humain, ait condamné l’autre à une réprobation éternelle. C est lorsque les idées religieuses se sont ainsi épurées, qu’il est possible d apprécier avec impartialité ces nombreuses accusations qui, pendant tout le cours du moyen âge, n’ont pas cessé de pour¬ suivre les Juifs, au milieu de tous les peuples et dans toutes les parties du monde. Étrange spectacle que celui de ces hommes qui, pour conserver le dépôt sacré de leur foi, bravaient les per¬ sécutions et le martyre; qui, ne pouvant désarmer le fanatisme, ne trouvaient de refuge ni dans la charité des prêtres, ni dans la justice des rois; qui, s’efforçant d’enrichir leur pays par leur in¬ dustrie, leurs connaissances, leurs talents, ne pouvaient parvenir à se faire considérer comme des hommes ; qui, demandant en vain une patrie, n’obtenaient de leurs oppresseurs que des massacres, des spoliations, du mépris, jusqu’à ce qu’enfin la mesure étant com¬ blée, leurs cœurs avaient cessé de comprendre toute idée du juste et de l’injuste: Véritables cadavres vivants qui ne savaient plus que deux choses : pratiquer avec scrupule leurs observances reli— Il PRÉFACE. gieuses et ramasser de l’or pour assouvir au besoin la cupidité de leurs persécuteurs... Et Ton s’étonnerait qu’au milieu de pareilles calamités, d’aussi longues et aussi terribles persécutions, quel¬ ques-uns de leurs docteurs, oubliant les principes de charité que la loi de Moïse commande aussi bien que l’Évangile, aient pu maudire les nations étrangères ! Et l’on serait surpris que ces in¬ fortunés, cherchant en vain des frères, et ne trouvant que des op¬ presseurs, se soient repliés sur leurs croyances religieuses, se soient isolés des autres hommes, nourrissant peut-être dans leurs cœurs des haines trop légitimes !... Une fois la cause connue, il faut bien en admettre les conséquences. Mais ces déplorables ressentiments, qui sont loin d’avoir été universels parmi les Juifs, leur foi reli¬ gieuse ne les a jamais sanctionnés; la charité envers tous, l’oubli des injures n’ont jamais cessé d’être des vertus prescrites par le Mosaïsme. Depuis que l’ère des persécutions a cessé, l’empresse¬ ment des Juifs à s’affiliera la grande famille est venu protester contre les reproches qu’on leur avait injustement adressés; une régénération complète s’est opérée; dès lors, le jugement qu’on était forcé de porter sur leur état présent devait faire sentir la né¬ cessité de réviser celui qu’on avait porté sur leur état passé (a). On ne peut se dissimuler qu’une histoire complète des Juifs est encore à faire. On a beaucoup écrit sur les Juifs anciens. Prideaux et le père Berruyer ont donné l’histoire du peuple de Dieu ; mais ces auteurs ont écrit sur les Juifs bien moins pour les Juifs eux- mêmes, qu’en vue de la religion chrétienne ; un ouvrage récent a ouvert sur ce sujet une carrière nouvelle. Salvador, dans son His¬ toire des Institutions de Moïse et du peuple hébreu {b), a prê¬ ta) L’Institut proposa, en 1825, de rechercher quel fut l’état des Juifs pen¬ dant le moyen âge. Six mémoires furent envoyés au concours. Trois des con¬ currents ont fait, depuis, imprimer leur travail; ce sont MM. Bail, Beugnot et Depping. Ces divers écrits se distinguent par une sage tolérance; les deux derniers, surtout, contiennent de savantes recherches; pour moi, qui me suis trouvé parmi les concurrents, je n’ai pas dû abandonner un travail qui m’intéressait comme Israélite; aussi, je l’ai considérablement augmenté, et sortant des limites posées par l’Institut, j’ai tâché de présenter l’état des Juifs depuis la ruine de Jérusalem jusqu’à nos jours. (b) 3 volumes in-8° ; Ponthieu, 1828. PRÉFACE. iu sente l'état des Juifs anciens sous un jour plus vrai ; il a fait jus¬ tice d’un grand nombre d’erreurs que les philosophes du dernier- siècle, en haine de la religion chrétienne, avaient entassées contre la loi de Moïse. Quant aux Juifs modernes, l’histoire de Basnage, qui est à peu près la seule, est sans contredit riche en détails, mais les faits y sont recueillis le plus souvent sans critique, de longues dissertations encombrent la marche de ce livre et en rendent ainsi la lecture im¬ possible. Les huit volumes de Basnage pourraient rigoureusement être réduits à un seul. Sans doute, il est difficile de jeter de l’intérêt sur une histoire où l’on ne rencontre aucun de ces grands événe¬ ments qui captivent l’imagination ; une longue chaîne de persécu¬ tions, une série de lois plus ou moins empreintes de fanatisme, voilà le principal pivot sur lequel roulent les annales des Juifs modernes ; il est difficile dès lors d’inspirer un intérêt soutenu, impossible d’éviter une nomenclature fastidieuse de persécuteurs et de victimes. Notre siècle est cependant plus propre qu’aucun autre au succès d un pareil travail ; le progrès des lumières a fait justice des persé¬ cutions religieuses, et si dans les diverses parties du monde où ils sont disséminés, les Juifs n’obtiennent pas toujours une égale liberté, du moins, dans le plus grand nombre, leur émancipation n’est plus un problème. En France, aux États-Unis, dans les Pays-Bas, la Hollande, il n’existe plus de distinction entre les divers cultes. Les États de l’Allemagne en maintiennent encore quelques-unes qui ne tarde¬ ront pas à s’évanouir devant les efforts persévérants d’une généra¬ tion qui se montre digne au plus haut degré du titre de citoyen (a) ; le progrès vers les idées de justice se fait sentir dans la Turquie, dans la Perse, l’Égypte et dans tout l’Orient. La Russie, la Pologne sont encore en arrière : cependant la ques- (a) Depuis notre première édition une ordonnance de l’Empereur d’Autriche a supprimé une grande partie des restrictions qui frappaient les israélites. C’est un progrès que nous constatons avec bonheur. La Prusse vient de dé¬ clarer les Juifs admissibles à tous les emplois. Les changements de gouverne¬ ment qui s’opèrent en Italie, en plaçant les Juifs italiens sous la domination de Victor Emmanuel, ont fait naître pour eux une ère de liberté. IV PRÉFACE. tion de l’émancipation des Juifs y préoccupe depuis longtemps les esprits, de grandes améliorations ont eu lieu ; il n’y a qu’un pas à faire pour que là, comme dans les autres parties de l’Europe, les Juifs puissent rentrer dans la plénitude de leurs droits. Le czar, dont les vues sont si élevées, qui poursuit avec une si louable persévérance l’émancipation des serfs, ne saurait maintenir le servage des Juifs. L’Angleterre vient de donner un grand exemple et d’offrir un fécond enseignement. Que d’efforts n’a-t-on pas faits dans un pays où les idées de tolé¬ rance et de liberté sont si répandues, pour empêcher l’admission des Juifs au Parlement! Que de sophismes les nobles lords n’ont-ils pas entassés pour légitimer cette exclusion ! Ce n’était pas seulement l’esprit de haine et de fanatisme qui était mis enjeu : il semblait que ~c en était fait du salut du pays si un Juif acquérait le droit de con¬ courir à la confection des lois. Ces principes rétrogrades n’ont pas obtenu la sanction du peuple anglais. Les électeurs de la cité de Londres leur ont opposé la plus noble résistance. Déjà l’on avait vu les fonctions de lord-maire con¬ fiées par eux a un Juif éminent, l’alderman Salomons; l’entrée au Parlement devait suivre de près cette consécration du principe sacré de la liberté des croyances. Vainement une formule surannée de serment élevait devant l’élu de la cité une barrière qu’on croyait insurmontable ; nous avons vu, pendant plusieurs années, un membre de cette maison Roths¬ child, qui porte si haut et si pur le nom d’Israélite, attendre réso¬ lument que la barrière s’abaisse; et l’année 1858 a été témoin de ce triomphe éclatant, remporté par la raison humaine sur les restes d’un vieux préjugé. . L élu de la cité, le baron Lionel de Rothschild, aprêté le sermentque lui prescrivait sa consience, et les voûtes du Parlement ont retenti de ces mots prononcés par un Juif : Que Jéhova me soit en aide. Rome offre encore un singulier contraste. Lorsque toutes les na¬ tions persécutaient les Juifs, ils trouvaient un refuge auprès du Saint- Siège; aujourd’hui, que presque tous les peuples ont entendu la voix de la raison, les papes ont essayé de renouveler les anciennes ordon- préface. y nances qu prescrivaient aux Juifs de se renfermer dans le ghetto, d’entendre un sermon pour leur conversion. Tel est l’esprit rétro¬ grade du gouvernement pontifical, qu’en plein xixe siècle, un enfant a pu être enlevé à ses parents juifs, sous prétexte qu’une nourrice catholique lui aurait fait administrer le baptême!,.. L’indignation générale qu’a soulevée ce fait, ressuscité du moyen âge, a pu apprendre au chef de l’Église qu’un retour vers le passé est désormais impossible, et que c’est fausser la religion que de la mettre en désaccord avec les idées de justice. Lorsque les Juifs se rétablissent en Portugal, lorsqu’ils pénètrent même sur la terre classique de l’inquisition, il est pénible de les voir en butte à des persécutions là où le fanatisme a toujours exercé moins de lavages. Et quel pourrait etre le but d’une aveugle intolé¬ rance? Quel serait le résultat des persécutions religieuses? Est-ce bien aujourd’hui qu’il doit être permis de songer à mettre en pra¬ tique le Compelle intrareï On pourrait même se demander si l’esprit de prosélytisme est convenable de nos jours, dût-on n’em¬ ployer que des voies de douceur. Quelques philanthropes dont les in¬ tentions sont sans doute pures, paraissent s’être abusés sur ce point. Dans divers pays, il existe des sociétés dont le but est la conver¬ sion des Juifs; les personnes qui les composent sont sans doute de bonne foi; mais une seule observation fait sentir le vice de sem¬ blables institutions. Dans certains États ces sociétés sont compo¬ sées de Catholiques, dans d’autres elles se composent de Protes¬ tants (a). Le Juif qu’on voudrait convertir ne pourrait-il pas dire aux convertisseurs chrétiens : Avant de m’attirer à vous, tâchez de * vous mettre d accord ; entre le Catholicisme et le Protestantisme, à qui faut-il donner la préférence? Cette observation n’aurait pas dû échapper aux fauteurs duprosélytisme; elle les aurait tenus en garde contre des idées qui peuvent séduire au premier abord ; mais des philanthrophes éclairés et de bonne foi ne sauraient se dissimuler que si une pareille institution n’est pas dangereuse en leurs mains, [a) Cooper, dans ses lettres sur les États-Unis, parle d’une société de Juifs pour la conversion des Chrétiens, formée dans l’État de New-York. VI préface. elle pourrait devenir funeste, si elle était exploitée par un aveugle fanatisme. Une fois le métier de convertisseur établi, il n’y aura qu’à changer les hommes pour mettre la violence à la place de la per¬ suasion. Du reste, il est bien difficile de croire que les efforts que . l’on pourrait faire aujourd'hui pour la conversion des Juifs, pussent opérer ce que dix-huit siècles de persécutions n’ont pas fait. Loin que le nombre des Juifs ait diminué, la population juive, dans le monde connu, est aujourd’hui plus considérable qu’elle ne l’était du temps de Jérusalem (a). On s’accorde assez généralement à dire qu’elle doit s’élever à six ou sept millions. Ce calcul, qui est basé sur des données positives, pour les principaux États de l’Europe, n’est con¬ jectural que pour ceux de l’Asie et de l’Afrique; mais il est certain que les Juifs sont infiniment plus nombreux dans cette partie du monde que dans l’Europe, et l’on sait avec quelle rapidité la popula¬ tion juive tend à s’accroître. Voilà donc ce qui reste de cette popu¬ lation que tant de pouvoirs coalisés ont voulu anéantir pendant dix-huit siècles, qui, avant la ruine de Jérusalem, avait perdu plus de deux millions d’hommes dans les guerres, et qui, depuis la dis¬ persion, en a perdu au moins autant dans les persécutions... Après un pareil tableau, qui pourrait de bonne foi se bercer aujourd’hui de l’espoir d’éteindre la religion juive? Quelle peut être, pour le Christianisme, l’utilité de ces rares conversions que l’on obtient après tant d’efforts, ou qu’on achète à prix d’argent? Ne se¬ rait-il pas plus convenable de songer à faire des Juifs de bons citoyens, que de s’obstiner à vouloir en faire de mauvais Chrétiens? Puissent ces réflexions rectifier les idées dont quelques esprits sont encore imbus, 1 Puissent-elles* apprendre aux Juifs eux-mêmes que leur croyance religieuse doit leur être d’autant plus sacrée qu’elle a coûté à leurs pères plus de sacrifices pour en conserver le dépôt! Qu’ils sachent bien, ceux qui dissimulent leur qualité de Juif, de crainte de se trouver en face d’une déplorable prévention, que le règne des préjugés est passé, que si leurs pères ont longtemps (a) Quelques écrivains ont porté le nombre des Juifs actuellement existants, à douze ou treize millions. Ce nombre paraît exagéré; mais on peut admettre qu’il en existe de six à sept millions. (M. Bail, Des Juifs aux ixo siècle, p. 9.) VII PRÉFACE. eourbé leur tête sous d'humiliantes distinctions, c’est à eux à se relever du sein de la poussière où des lois flétrissantes les avaient refoulés. C’est ainsi que s’effaceront les dernières traces des distinctions religieuses. Il n’en existe bientôt plus en France, où les hommes éclairés de tous les cultes comprennent qu’il vaut mieux rivaliser de charité et de vertu que d’aller à -la conquête de quelques prosé lytes. Là aussi les progrès immenses qu’ont faits les Israélites 'dans toutes les carrières attestent combien ils étaient dignes des bien¬ faits de la civilisation. Si le moyen âge ne nous offre pas un pareil exemple, il ne faudrait pas en conclure que tout soit à dédaigner dans l’histoire des Juifs pendant cette période. On se représente en général les Juifs du moyen âge ou comme de méprisables usuriers, ou comme des hommes superstitieux et ignorants ; il est cependant bien loin d’en être ainsi. La longue chaîne d’humiliations qui. a pesé sur eux a été parfois interrompue ; quelques éclairs ont brillé de loin en loin à travers les ténèbres épaisses dans lesquelles on avait voulu les ensevelir. Au sein même des persécutions, les Juifs ont su conquérir des droits à la recon¬ naissance des nations. Par une sorte de fatalité qui semble avoir voulu protester contre l’injustice de leurs oppresseurs, le nom de ces proscrits se rattache aux événements les plus importants du moyen âge. Le commerce leur est redevable de découvertes utiles ; les sciences et la littérature ont puisé d’importants secours dans les écrits émanés d’eux, comme auteurs ou comme traducteurs : leurs efforts, bien qu’imparfaits dans toutes les branches des con¬ naissances humaines, n’ont pas été totalement perdus. Ces faits, trop généralement méconnus, ont besoin d’être mis en lumière. Il n’est pas de préjugés susceptibles de résister à la puis¬ sance des monuments historiques. C’est pour atteindre ce but que nous nous sommes livré aux recherches que nous publions sur l’état politique et littéraire des Juifs en France, en Espagne et en Italie. Il serait sans doute intéres¬ sant de pouvoir étendre ce travail aux autres États de l’Europe VIII PRÉFACE. # • mais on est forcé de reconnaître que l’histoire des Juifs au moyen âge a été à peu près partout la même. Les mêmes tribulations, le même sort, semblent leur avoir été partout réservés, avec cette différence qu’en France, en Espagne et en Italie, les Juifs ont pris une part active au mouvement que les Arabes avaient imprimé à la littérature et aux sciences, que là ils ont eu une position commer¬ ciale longtemps soutenue, et que là leur présence semble se lier plus intimement aux grands événements dont l’Europe a été le théâtre. C’est donc dans ces contrées qu’il importe surtout de les étudier. Puisse notre exemple engager quelque autre écrivain à compléter une œuvre que très-vraisemblablement nous n’aurons fait qu’ébau¬ cher ! LES JUIFS EN FRANCE EM ITALIE ET EM ESPAGNE- CHAPITRE PREMIER / .DEPUIS LA RUINE DE JÉRUSALEM JUSQU’A CONSTANTIN Avant la ruine de Jérusalem, les Juifs n’habitaient pas exclusivement la Judée. Leur dispersion, bien antérieure à la naissance de Jésus-Christ, ne date pas de l’ère chrétienne, et ne peut être rattachée à l’ori¬ gine du Christianisme comme un effet de la répro¬ bation divine. f Depuis la captivité d’Egypte, les rois assyriens avaient envahi plusieurs fois la Terre-Sainte; Salma- nazar avait amené les dix tribus captives et avait repeuplé la Judée par des colonies. Les Juifs dispersés s’étaient répandus chez les Mèdes, les Parthes et dans toute l’Asie; ils avaient pénétré dans la Chine (1). 2 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Ninive, BabyUme en contenaient un grand nombre; , c’est delà qu’Esdras les ramena du temps de Cyrus. Alexandre le Grand, fondantla ville d’Alexandrie, y introduisit une colonie juive; les Juifs s’étaient tellement assimilés aux Grecs, qu’ils avaient fini par devenir étrangers à la langue hébraïque, au point que Ptolémée Philadelphe fut obligé d’avoir recours à des interprètes venus de Jérusalem, pour avoir la traduc¬ tion du Pentateuque connue sous le nom de version des Septante. Les Juifs hellénistes étaient si nombreux qu’Osias avait fait bâtir un temple à Héliopolis sur le modèle de celui de Jérusalem. -Cependant, malgré leur dispersion, les Juifs conser¬ vaient un profond attachement pour la mère-patrie. Le temple de Jérusalem était toujours le cenlre de* leur foi religieuse. C’est là qu’ils venaient, de toutes parts, célébrer leurs solennités et qu’ils envoyaient leurs offrandes. La Judée pouvait donc disposer d’une force impo¬ sante; elle contenait plusieurs millions d’habitants (a), (a) On a peu de données positives sur la population de la Judée : il en est de ce peuple comme de tous les peuples de l’antiquité; à défaut de documents officiels, on n’a pu se baser que sur des con¬ jectures. Quelques auteurs, suivant le calcul de Josèphe qui donnait J 5,000 habitants par bourg, ont porté la population de la Judée jusqu’à 66 millions d’habitants. Il suffit d'énoncer ce calcul pour en sentir l’exagération. Ce qui pourrait amener à un calcul plus positif, c’est que l’on sait que la Judée payait à Rome, tous les ans, l’équi¬ valent de 4,450,000 fr. d’impôt. Cet impôt se composait du centième denier sur les terres et d’une capitation de 8 sols environ par tète. En supposant que la moitié DE LÀ RUINE DE JÉRUSALEM A CONSTANTIN. 3 sans compter les nombreux Juifs répandus chez les autres peuples (a). Il ne faut donc pas être surpris que Jérusalem ait pu résister longtemps aux armées romaines, et que la guerre qu’elle soutint contre Titus lui ait coûté 1,500,000 combattants. C est à partir de cette époque, la plus désastreuse pour Israël, que nous suivrons les Juifs en Occident. Pompée avait amené à Rome un grand nombre de captifs. Us s’étaient dispersés dans l’Italie, et peu à peu ils étaient parvenus à se faire affranchir. Rome combattait ses ennemis, mais elle accueillait dans son sein ceux qu’elle avait vaincus. Elle respectait les usages qu ils suivaient, les dieux qu’ils apportaient; les mots de fanatisme religieux et d'intolérance y étaient encore ignorés. Les Juifs purent en faire l’expé¬ rience : à peine étaient-ils établis à Rome qu’on les voit élever librement une synagogue; réunis dans un quartier au delà du Tibre, ce qui les fait appeler par les poëtes (transliber mi), ils y professent leur culte avec une entière liberté. Du temps de Pompée, on en comptait plus de d,000, et la synagogue des affranchis de Rome ( libertini ) envoyait tous les ans ses présents à Jérusalem (b); leur nombre augmentait de jour en jour dans la capitale de l’empire; César avait accordé à plu¬ sieurs d’entre eux le droit de bourgeoisie; peu à peu provînt de la taille des terres et l’autre moitié de la capitation, on aurait de 5 à 6 millions d’habitants. (а) Sous Caligula, on en compait en Égypte un million. (б) Tacite, Annales, liv. II. 4- LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ils l’obtinrent tous, et leur reconnaissance pour leur bienfaiteur se manifesta de la façon la plus énergique. Lors des funérailles de cet empereur, on remarqua leur empressement à lui rendre les derniers devoirs (a) . Auguste, qui avait connu leur attachement pour César, leur voua toute sa bienveillance ; plusieurs d’entre eux étaient en honneur auprès de lui, et le poëteFus- cus Aristius, ami d’Horace, partageait avec ce dernier les bonnes grâces de l’empereur (6). A cette époque, on voit l’état des Juifs à Rome prendre une plus grande consistance, et lorsque, après la mort d’Hérode, les députés de Jérusalem viennent implorer la protection d’Auguste, 8,000 affranchis se joignent à eux. La population juive avait reçu alors un grand accroissement ; les Juifs habitaient trois quar¬ tiers différents : le Vatican, qui était le quartier des marchands; la vallée Égérie et l’île du Tibre, près le pont Fabrice (c). C’était au Vatican qu’ils avaient leur synagogue et leur cimetière, et le Dieu des Juifs était invoqué dans le même lieu d’où plus tard furent lancés contre eux tant d’anathèmes. Sous Auguste, les Juifs avaient à Rome une maison (a) Prœcipue Judœi qui etiam noctibus continuis bustum frequentârunt . Suétone, Vie de César, p. 84. (b) L’épître 10 du livre Ier d’Horace est adressée à Fuscus Aristius. Dans la satire 9 du liv. 1er, Horace rencontre Fuscus qui se dirigeait vers le temple; il veut le retenir, Fuscus lui -répond : Hodie trige- sima sabbata vin’ tu curtis Judœis oppedere? Cette désignation du 30e sabbat doit répondre à la section du Pentateuque lue dans le temple. Le n° de cette section est pris pour indiquer le quantième du sabbat. (c) Yassiusde Magnit., Rom. vet ., t. i, p. 150-6. DE LA RUINE DE JÉRUSALEM A CONSTANTIN. 5 de jugement (Beth-Dim) . Ce fut là que saint Paul se présenta lorsqu’il vint soutenir son appel devant Cé¬ sar; la juridiction de ce tribunal s’appliquait surtout aux matières religieuses; mais comme la législation de Moïse embrassait à la fois la loi civile et religieuse, les Juifs s’adressaient à lui pour vider leurs différends, quoique leur qualité de citoyens les rendît d’ailleurs justiciables des tribunaux romains (a). A la tête du Beth-Dim figurait un chef qui était regardé comme prince de la nation. Les empereurs professaient pour ceux qui étaient revêtus de celte dignité la plus grande vénération (6), ils leur accordaient des distinctions ho¬ norifiques, et plusieurs d’entre eux étaient parvenus à la préfecture honoraire. La maison de jugement ou Beth-Dim , établie à Rome sous Auguste, entretenait des relations avec Jérusalem : aussi lorsque saint Paul s’adressa à ce tribunal, les principaux d’entre les Juifs qu’il convo¬ qua (c) lui répondirent qu’ils n’avaient reçu aucune information de Jérusalem. Grâce à la liberté dont ils jouissaient dans l’empire, les Juifs pratiquaient avec scrupule leurs observances religieuses ; nous voyons notamment qu’ils ne violaient pas le jour du sabbat, et (a) Juvénal leur fait un reproche de leur attachement pour la lé¬ gislation de Moïse : Romanas autem stulte contemnere leges, Judaïcum ediscunt et docent et metuuntjus. (b) Eis quijudaïcam superstitionem sequuntur, divi Severus et Antoninus honores adipisci permiserunt. (Leg. 3 in f., ff., De decur.) (c) Acte apost., 28. 6 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. les empereurs professaient tant de respect pour leur culte que les lois les dispensaient, ce jour-là, de toute espèce de travail. Cette exemption s’étendait meme à ceux qui exerçaient des fonctions publiques. On ne pouvait, ce jour-là, les appeler en jugement, ni pour une affaire privée, ni pour une action publique (a), et Auguste poussa les choses au point qu’ayant com¬ pris les Juifs parmi ceux à qui il faisait distribuer tous les mois du blé ou de l’argent, il ordonna à ses officiers de garder leur portion jusqu’au lendemain lorsque la distribution devrait avoir lieu un jour de sabbat. Cette protection spéciale des empereurs, ce respect public pour les pratiques de leur religion permettaient aux Juifs de conserver leurs mœurs na¬ tionales. Ils étaient encore si voisins du temps où la plupart d’entre eux vivaient à Jérusalem, qu’ils devaient re¬ garder comme une chose naturelle dp se faire juger d’après leurs lois. Bien loin de s’y opposer, les lois ro¬ maines, tout en déclarant que comme citoyens romains les Juifs sont soumis au droit commun, donnent ce¬ pendant une force exécutoire aux sentences rendues par les rabbins qu’ils auront choisis pour leurs juges (b). Il est probable que ces jugements rendus par des juges juifs devaient se reproduire souvent et qu’on y (a) In festivitatibus aut sabbatis suis Judœi corporalia nm- nera non abeant , neque quidquam faciant , neque propter pu- blicarn privatamve causant, in jus vocentur. (Cod., De Jud., leg, 3. § fin. : fL, DeDecur. ; leg. 16, § 6, ff., De excus. tut.) (b) Leg. 9, Cod., DeJudœis. DE LÀ RUINE DE JÉRUSALEM À CONSTANTIN. 7 suivait les formes usitées en Judée; c’est là, sans doute, ce qui avait appris à Martial à distinguer le serinent judaïque du serment commun (a), quoiqu’il n’apparaisse pas que, dans la juridiction ordinaire, on soumit les Juifs à des formes particulières de ser- ment (b). Il n’y avait entre eux et les Romains aucune ligne de démarcation, ils ne différaient que dans la pra¬ tique de leur culte: à cet égard, leur liberté était en¬ tière, ils célébraient leurs solennités publiquement et avec pompe, ils allaient meme jusqu’à illumine)1 leurs maisons les jours de fête (c). Loin de mettre obstacle à leurs réjouissances, les Romains en faisaient au contraire un objet de curiosité. Les poëtes se permettaient bien quelques sarcas¬ mes sur ce qu’ils appelaient leur crédulité (d)9 mais ils n’en professaient pas moins d’estime pour ceux qui s’en montraient dignes, ainsi que le prouve l’amitié d’IIorace pour le poëte Fuscus Aristius (e) . (a) Jura verpe per anchialum. On a beaucoup discuté sur la signification de ce mot : quelques critiques ont prétendu que c’était le nom d’une ville ; d’autres ont présenté d’autres suppositions. Ce mot se compose probablement de t.ro.is mots hébreux ana chai el, qui signifieraient sur la vie de Dieu. Jurer per anchialum, c’était donc jurer par le Dieu vivant. ( b ) Judœi communi romano jure viventes adeant solemni more judicïa, omnesque romanis legibus conférant et excipiant actiones (Leg. cit.) (c) Sat. 5, Perse : Herodis venere dies, unctæquefenestræ Dispositæ pinguem nebulam vomere lucernæ. ( d ) . Credat judæus Apella. (Horace.) (e) Martial (liv. II, épig 95), s’adresse à un poëte juif qui mé- 8 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Dans ccs derniers temps, cependant, la population juive de Rome dut changer de caractère. Le nombre des Juifs grossissait de jour en jour, et c’étaient des malheureux échappés aux troubles qui désolaient leur patrie, qui venaient à Rome chercher lin refuge; la vue de ces nouveaux venus, réduits à exercer les métiers les plus bas pour vivre, jeta quel¬ que déconsidération sur leurs frères; aussi les poëtes les représentent comme vendant des allumettes (a), achetant des verres cassés, ramassant du foin, coupant les bois de la déesse Egérie, faisant le métier de devin, enfin, mendiant lorsqu’ils ne pouvaient faire mieux; mais on ne voit s'élever contre eux aucune de ces ac¬ cusations d’usure et de cupidité qui, plus tard, ont été pour eux* la source des plus grands maux. Ce ne furent donc point leurs méfaits qui leur firent perdre par intervalles la faveur qu’ils avaient obtenue sous le règne d’Auguste. Ce qui arma à diverses reprises le Paganisme contre eux, ce furent les efforts de leurs frères d’Orient pour relever leur temple et la lutte disait de ses vers : Quod nimium lives nostris et ubique libellis Detrahis, ignosco, verpe poeta, sapis. Cur negas, jurasque mihi per templa tonantis : Non credi, jura verpe, per anchialum. [a) Martial (sep. Sat.) Tr ans tiber inus ambulator qui pallen- tin sulfura fractis, permutât vitreis . Juvenal (satire 3), se plaint de ce que le bois de la déesse Égérie, est livré aux Juifs : .... Sacri fontis nemus et delubra locantur, Judæis . DE LA RUINE DE JÉRUSALEM A CONSTANTIN. 9 qu’à chaque instant l’empire avait à soutenir en Judée. Auguste les avait hautement protégés; il n’en fut pas ainsi de Tibère : soit qu’il eût l’intention de sévir contre ceux qui conservaient des relations avec Jéru¬ salem, soit qu’il eût à cœur de s’opposer à l’influence des doctrines nouvelles qui menaçaient la métropole, Tibère proscrivit l’exercice dans Rome des rites juifs; il ordonna que les sectateurs de ces rites sortiraient de Rome, eux et les prosélytes qu’ils avaient faits ( a ). Cet édit avait été porté, d’après Josèphe, à l’occasion d’une dame romainenommée Fulvie, qui, après avoir embrassé le Judaïsme, avait fait don d’une somme considérable à Jérusalem. Tibère avait ordonné que 4,000 des affranchis établis à Rome seraient trans¬ portés dans la Sardaigne. Séjan fit exécuter rigoureu¬ sement cet ordre dont il avait été le principal instiga¬ teur; mais, après sa mort, Tibère le révoqua. Leurs malheurs furent plus grands sous le règne de Caligula; ce prince avait conçu la folle pensée de se faire adorer comme un Dieu. Jaloux d’exécuter ses ordres, Pétrone, son digne ministre, veut faire placer la statue de son maître dans le temple de Jérusalem ; toute la Judée se soulève, et les Juifs se font massacrer avant de fléchir le genou devant une idole. Caligula, indigné de leur résistance, vengea sur les Juifs de Rome la rébellion de leurs frères d’Orient (a) Judœorum juventutem per speciem sacramenti in pro- vincias gravioris cœli distribuit , reliquos gentis ejusdem vel similia sectantes urbe summovit. (Suétone, in liber., § 36.) 10 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Claude succéda à Caügula; sous son règne, les Juifs, divisés entre eux, excitèrent quelques troubles ; Claude leur ordonna de fermer leur synagogue ; mal¬ gré cette injonction, ils persistèrent à s’assembler, et un décret les bannit de Rome. Ii ne paraît pas que cet exil eût reçu d’exécution. * Néron, à son avènement au trône, trouva les Juifs nombreux à Rome; mais, dans la Judée, des troubles se manifestaient chaque jour, et la domination ro¬ maine était menacée. Néron fut obligé de combattre ce peuple qui, a près un long asservissement, retrouvait encore toute son énergie, et pendant que ses soldats luttaient conlre la Judée, il faisait impitoyablement massacrer' les Juifs de Rome pour se défaire de ceux qui prêchaient le Christianisme. Vespasien consacra la majeure partie de son règne à combattre contre Jérusalem; il trouva dans les Juifs une résistance que jamais aucun autre peuple n’avait opposée aux aigles romaines, et après avoir déployé des efforts inouïs, après avoir, pendant plusieurs an¬ nées, arrosé la Judée du sang de ses soldats, il fut réduit à léguer à son fils le soin de terminer une guerre dans laquelle il avait éprouvé plus de revers que de succès. Titus, plus heureux que son père, arrivant avec des troupes fraîches contre une nation qui s’épuisait chaque jour, parvint à s’approcher de Jérusalem, et, sous les murailles de cette ville héroïque, il livra sans aucun fruit cent batailles où la valeur romaine recu¬ lait devant l’audace des soldats juifs. Désespérant de DE LA RUINE DE JÉRUSALEM A CONSTANTIN. 11 les vaincre, Titus ne vit d’autres ressources que de les réduire par la faim. Il rangea son armée autour de Jérusalem, el cette malheureuse cité vit s’introduire dans son sein la famine et les dissensions intestines qui bientôt marquèrent le jour fatal de sa défaite. Titus planta les aigles romaines sur les cendres de Jérusa¬ lem, après une lutte qui coûta 1,500,000 hommes aux vaincus, mais où le vainqueur paya chèrement la victoire. Domitien trouva les Juifs dispersés, vendus comme esclaves, soumis par Titus à payer une taxe, mais su¬ bissant impatiemment en Orient la loi du vainqueur. Loin de songer à réparer le Qial qu’ils avaient souf¬ fert, il l’aggrava en se livrant aux plus cruelles exac¬ tions; la taxe établie par Titus fut augmentée, elle était perçue avec la dernière sévérité. Ceux qui dissi¬ mulaient leur origine étaient soumis aux.plus ignobles investigations (a). Les rigueurs de Domitien ne s’arrêtèrent pas la. Les conversions au Judaïsme étaient fréquentes sous son règne (b); plusieurs lois avaient été faites pour les (a) Suétone raconte ainsi un fait dont il a été témoin : Interfuisse me adolescentuLum memini , cum a procuratore inspiceretur nohagenarius senex an circumsectus esset. (Suétone, in Domit § 12.) ? / - . (b) L’influence des idées juives sur les païens préoccupait les es¬ prits : Victoribus victi legem dederunt. (Sénèque, de supersti- tione.) Cela faisait dire au poëte Rutilius : Atque utinam nunquam Judæa subacta fuisset!... « . Le prosélytisme juif, caché dans les bas faubourgs du Tibre, » gagnait progressivement les familles patriciennes, et montait des » esclaves aux. affranchis, des affranchis aux maîtres... » (Les phi- 12 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. empêcher (a). Les convertis étaient punis de mort ou de la confiscation de leurs biens, et la meme peine frappait ceux qui étaient accusés d’avoir coopéré à leur apostasie. Cette peine contre le Judaïsme s’ap¬ pliqua plus tard aux premiers Chrétiens. On les dé¬ signait par le nom A’Impies, et les peines établies par Domitien étaient prononcées tant contre ceux qui étaient accusés de Judaïsme que contre ceux qui étaient accusés d’impiété (6). Toutefois, comme il était diffi¬ cile, dans le principe, à des Païens de distinguer les Chrétiens des Juifs, on les persécutait indifférem¬ ment les uns et les autres; c’est là surtout ce qui marque le règne de Domitien. Sous celui de Nerva, les Juifs respirèrent un mo¬ ment. Cet prince accorda une amnistie générale à ceux qui avaient été poursuivis à raison de leur religion, il défendit qu’à l’avenir on pût les rechercher pour cause de Judaïsme ou d’impiété, et les déchargea des impôts créés par Domitien. Une médaille fut frappée qui conservait le souvenir de cet événement (c). Ce¬ pendant, si la douceur du règne de Nerva pouvait rendre le repos aux Juifs d’Italie, ceux d’Orient étaient losophes du siècle d’A uguste. Revue contemporaine, t. v, Ire li¬ vraison.) (a) Judœus qui eum qui judaicœ religionis non esset con¬ traria doctrina ad suant reiigionem traducere prcesumpserit , bonorum proscriptione damnetur , ' miserumque in .modum puniatur . (Leg. 7, Cod., de Jud.; Diocassius, Hist. rom.; Spen¬ cer, In orig., p. 33.) (b) Diocassius, Hist. rom.; Dodwel, Dissert, in Cypr. 11, p. 60. (c) Cette médaille portait ces mots : Calumnia fisci judaici sub lata. DE LÀ RUINE DE JÉRUSALEM A CONSTANTIN. 13 réduits à l’état le plus déplorable. On les avait ven¬ dus sur les marchés, distribués dans les provinces, pour servir aux combats de gladiateurs, ou pour être livrés aux bêtes féroces dans les jeux publics. La plupart Paient dénués de tout et soumis au plus dur esclavage. La Judée supportait impatiemment cet état de servitude; des insurrections y éclataient fréquem¬ ment, et les armées que Rome y envoyait pouvaient à peine les contenir ; le même esprit se manifestait chez les captifs dispersés dans l’empire. Chacune de leurs solennités rappelait fortement à leur souvenir la terre dont ils avaient été chassés, le temple qui était l’objet de leur vénération, et, pour se¬ couer le joug des Romains, leur cœur n’attendaitqu’un homme capable de se mettre à leur tête. C’était là le Messie, c’était le libérateur qu’ils appelaient chaque jour de leurs vœux. Quelques téméraires essayaient de se montrer, et le peuple se soulevait un moment pour retomber presque aussitôt dans de nouvelles an¬ goisses. C’est ainsi que Trajan eut, pendant son régne, à étouffer plusieurs émeutes dans la Judée. Trajan n’était cependant pas contraire aux Juifs de Rome, et l’on cite le rabbin Josué comme jouissant à sa cour d’une grande considération. Les choses changèrent de face sous le règne d’Adrien ; il sortit de leur sein un homme qui, par sa bravoure, est digne de trou¬ ver place à côté des héros les plus célébrés de l’anti¬ quité. Barchochcbas conçut la noble pensée de délivrer ses frères de leur dur esclavage; il mêla la religion à U LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. des idées d’indépendance et de patriotisme, il se pré¬ senta comme le Messie, il se fit appeler le fils deVétoile , et, dans un clin d’œil, il eut rassemblé autour de lui tous les débris épars des enfants d’Israël. On a tourné en ridicule la superstition des Juifs, acceptant, aveu¬ glément ceux qui se présentaient comme leur Messie : on aurait dû admirer le courage d'une nation qui, dis¬ persée en cent lieux différents, au seul aspect d’un homme qui veut être son libérateur, franchit en un instant et les obstacles et les distances, se réunit en une masse imposante, retrouve comme par enchan¬ tement tout l’appareil de sa grandeur passée, et se¬ couant la poussière dont l’esclavage l’a recouverte, opposela plus vive résistance à ses vainqueurs. Adrien, frappé de cette insurrection imprévue, a besoin de la vaillance de toutes ses troupes et du génie de ses meilleurs généraux pour l’étouffer (a). Barohochebas renouvelle les jours où la Judée engloutissait l’élite des légions romaines, et ce n’est qu’après une guerre de trois ans que la charrue passe sur les ruines de Jérusalem, et qu’une ville nouvelle prend la place de l’ancienne Sion. Cette époque, la plus funeste dont les Juifs aient été témoins, est marquée par des actes delà ' plus féroce cruauté de la part du vainqueur. Adrien est à peine descendu au tombeau que les Juifs, à qui on avait interdit la circoncision, se soulè- {a) Adrien, écrivant au sénat, n’eut pas le courage de faire pré¬ céder sa lettre de la formule ordinaire : « Si vous et vos enfants êtes en bonne santé, je m’en réjouis; moi » et l’armée sommes en bon état... » DE LÀ RUINE DE JÉRUSALEM A CONSTANTIN. 15 vent encore. Antonin le Pieux est forcé de leur ren¬ dre une partie de leurs droits; ils les obtiennent tous sous Marc-Aurèle, qui, par sa protection, sut leur en¬ lever Fidée de se révolter. Sévère leur est entièrement favorable, il les admet à toutes les charges publi¬ ques (a) : les Juifs de Rome sont en honneur à la cour de ce prince; ils ne perdent rien sous le règne de Caracalla, qui, dans son enfance, avait eu un Juif pour ami. Jusque-là l’état des Juifs s’améliorait, et, depuis Barchochebas, l’espoir de voir naître un libérateur parlait moins fortement à leur esprit, soit parce qu’ils avaient vu que leurs premières tentatives étaient inu¬ tiles, soit parce que Adrien avait eu le soin de les dis¬ perser de manière à ce qu’il leur fût impossible de se réunir. Bientôt de nouveaux troubles vinrent les affliger O dans l’empire. Héliogabale, qui avait formé le projet de réunir toutes les religions, les aurait persécutés si la mort lui en eût donné le temps : ce que Héliogabale ne fit point, ce que Alexandre Sévère et Philippe ne voulurent pas faire, Décius, Yalérien et Dioclétien l’exécutèrent; ils persécutèrent indistinctement les [a) Sévère leur avait accordé le privilège d’être exemptés du décu- rionat qui était, pour ceux qui en étaient investis, une fonction onéreuse à cause des dépenses qu elle entraînait. Les Juifs jouirent de cette exemption jusque sous le règne de Constantin qui, en la supprimant, crut devoir, par une marque de déférence, en faire jouir deux ou trois membres de la synagogue pris parmi les plus notables : B inos vel ternos (dit la loi), privi- legio perpeti patimur nullis nomïnationibus occupari. 16 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Juifs et les Chrétiens, et leur règne fut marqué par les plus atroces barbaries. C’est par là que finirent les empereurs qui précédèrent Constantin. Les Juifs, sous leur règne, furent tour à tour heureux et mal¬ heureux; mais on voit que ce ne fui jamais le fana- tismede leurs maîtres, et le désir de les convertir à la religion païenne, qui décidèrent de leur sort. Les empereurs romains luttaient contre une nation qu’ils avaient subjuguée, les princes chrétiens s’a¬ charnèrent à persécuter des hommes qui étaient nés leurs sujets. CHAPITRE II • Vme SIÈCLE Le Christianisme ne prit une véritable consistance que sous le règne de Constantin; c’est à dater de cette époque que commence, à proprement parler, pour les Juifs, l’ère des persécutions religieuses. Les premiers Chrétiens avaient professé des principes de douceur et d’humanité; l’intolérance et l’orgueil prirent leur place, lorsque le labarum fut déployé à la tête des lé¬ gions romaines. Les Juifs furent les premiers à en souffrir : cependant combien le Christianisme ne leur devait-il pas? Fille de Ja loi de Moïse, la religion CINQUIÈME SIÈCLE. 47 chrétienne dut son établissement à la dispersion des Juifs, qui prépara la chute du Paganisme et la tran¬ sition à une religion nouvelle. Fruit de l’enthousiasme des temps héroïques et de l’ingénieuse imagination des poètes, le Polythéisme n’avait fait que pencher vers son déclin, depuis que Socrate avait bu la ciguë pour en avoir révélé la frivolité; à force de créer des dieux, les Païens avaient fini par avouer que la Divi¬ nité leur était inconnue, et leur cœur rendait secrète¬ ment hommage au Dieu qu’ils ne connaissaient pas (Deo ignoto). Dans cette disposition d’esprit, le culte des Juifs devait nécessairement attirer leurs regards; la simplicité de la loi de Moïse, comparée aux super¬ stitions du culte païen, devait les mettre sur la voie du Dieu qu’ils cherchaient; aussi voyons-nous la reli¬ gion juive devenir pour les Païens un objet d’étude. En Orient, la loi de Moïse était un sujet de méditation pour les Grecs. Dans les écoles d’Alexandrie, les phi¬ losophes juifs occupent le premier rang, ce sont eux qui mettent en lumière les idées de Socrate et de Pla¬ ton, qu’ils enrichissent de celles que leur législateur leur a enseignées. Les docteurs hébreux développent leurs traditions, et Philon fait douter s’il s’est appro¬ prié les idées de Platon, ou si Platon a emprunté les siennes (a) . C’est ainsi que se prépare cette fusion entre les idées dos philosophes grecs et celles des Juifs; c’est ainsi que s’élabore le Christianisme, qui n’est (a) On a dit de Philon : Il est incertain si Philon platonise ou si Platon philonise. 2 1 8 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. qu’une transaction entre le Paganisme et le Judaïsme. La dispersion des Juifs dut avoir la plus grande part à cette fusion. Ils avaient en quelque sorte façonné les Païens à l’idée d’une religion nouvelle : et lorsque le Christianisme prit naissance parmi eux, la présence des Juifs dans les diverses parties de l’empire devint un moyen puissant de le répandre. Sans doute le Christianisme, important parmi les Païens les idées juives, la morale des Livres saints, étai t destiné à régénérer le monde; mais que pouvait enseigner aux Juifs une religion qui leur devait ses dogmes les plus relevés, sa morale la plus pure? r Aussi l’auteur de l’Evangile avait-il eu le soin de dire qu’il ne venait pas changer la loi, mais l’accom¬ plir; rendant ainsi hommage à la pureté de cette loi dont les Juifs devaient conserver le dépôt, qui conte- r nait en elle toutes les vertus que recommande l’Evan¬ gile et que les esprits élevés du Judaïsme avaient pra¬ tiquées de tous les temps. Il ne faut doncpas s’étonner si le Judaïsme restait de¬ bout alors que le monde païen s’éclairait à la lueur des idées chrétiennes. Dans le principe, les disciples de la nouvelle doc¬ trine ne formaient qu’une secte juive (a). Ce ne fut que lorsque les prédications de saint Paul atti¬ rèrent les Gentils que la foi nouvelle devint une religion séparée du Mosaïsme (1). Mais saint Paul lui -même disait aux Gentils ; « Gardez-vous de vous (a) Salvador, Jésus-Christ et sa doctrine, t. ii, p. 209. CINQUIÈME SIÈCLE. \ 9 glorifier contre Israël... Ne savez-vous pas que vous ne portez point leurs racines, mais que ce sont leurs racines qui vous portent (a)? On comprend cependant que les sectateurs d’une religion qui allait à la conquête du monde, durent voir à regret la résistance qui leur était opposée par les Juifs. Le désir de les convertir au Christianisme devait naturellement présider aux actes des premiers empe¬ reurs chrétiens. - Le règne de Constantin ne nous offre pas encore de mesure violente prise contre eux, mais c’est sous cet empereur que fut tenu le concile d’Elvire qui défen¬ dait aux Chrétiens toute communication avec les Juifs, ce qui annonçait déjà quels étaient à leur égard les sentiments de 1 Église. Ce concile, tenu particulière* ment pour les provinces d’Espagne, défendait de plus aux Chrétiens de leur laisser bénir les fruits de leur terre (b). Les Juifs étaient nombreux dans l’empire; on usait encore envers eux de ménagements; ainsi une loi de Constantin, en supprimant l’exemption du dé* curionat, accordée aux Juifs par l’empereur Sévère, (a) Quodsi gloriaris, non tu radicem portas, sed radix te... (Ep. Roman., Xl-ii, 26.) (b) Cette disposition du concile d’Elvire, sur laquelle les critiques ont beaucoup disserté, s’explique naturellement lorsqu’on sait qu’un des rites juifs consiste à prononcer sur chaque espèce de fruits la bénédiction suivante : Béni soit le Seigneur qui a créé le fruit de la terre. 20 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET ËN ESPAGNE. maintient cette faveur pour deux ou trois des plus no¬ tables d’entre eux. Une autre loi de cet empereur défend aux Juifs, sous des peines rigoureuses, de faire des prosélytes : ce qui prouve que le Judaïsme conservait quelque influence et luttait encore avec le Christianisme naissant. Une dernière loi interdit aux Juifs de se livrer à des excès contre ceux qui auraient abandonné leur religion. Cette loi fut portée à l’occasion d’un nommé Joseph, qui avait embrassé le Christianisme ; les Juifs le traî¬ nèrent à la synagogue, où il fut condamné à être fouetté. Constantin leur défend de commettre à l’avenir de pa¬ reils actes. Le règne de Julien s’annonça sous de plus heureux auspices pour les Juifs. Ce prince leur avait fait con¬ cevoir l’espérance de rétablir leur temple ; il leur avait fourni des matériaux et de l’argent ; mais la mort vint leur enlever leur protecteur, et Jovien révoqua toutes les faveurs qu’ils avaient obtenues. Valens et Maxime se montrèrent plus tolérants: mais Valentinien effaça tout le bien qu’ils avaient pu leur faire. Le règne de Théodose leur fut plus hostile. A la sollicitation de saint Ambroise, ce prince rendit une loi qui les excluait de toutes les charges publiques, qui leur interdisait d’exercer même les fonctions de geôlier, et qui leur défendait de bâtir aucune nouvelle synagogue. Théodose destituait sans pitié les Juifs qui exerçaient des fonctions publiques, il ne leur lais¬ sait même pas la consolation de les retenir à titre ho¬ noraire, quand même (dit-il) ils s’en seraient rendus CINQUIÈME SIÈCLE. dignes (a). Ces dispositions furent exécutées en Orient, et les empereurs d’Occident ne tardèrent pas à se les approprier. Honorius,' adoptant les principes proclamés par Théodose, commença par abolir le patriarchat; il défendit ensuite aux Juifs d’élever aucune synagogue, il leur fut interdit d’exercer les charges d’agent du fisc, et ils furent exclus de toutes celles de la milice. Pourtant, à la différence de Théodose, Honorius dé¬ clara (jue la loi n’aurait d’effet que pour l’avenir, et qu’elle ne porterait aucune atteinte aux fonctions déjà confiées à des Juifs. Dans une loi précédente Honorius avait proclamé que la gloire d’un bon prince consiste à laisser jouir chacun des droits qui lui appartiennent et que lors même qu’une religion n’est pas approuvée par le souverain, il doit lui conserver ses privilèges (1). En lisant la dernière loi de ce prince on est en droit de se demander s’il se montrait fidèle à ces prin¬ cipes de justice. Les exclusions prononcées par Ho¬ norius, qui n’étaient que le premier pas vers d’autres restrictions apportées à leur qualité de citoyen, durent exercer une grande influence sur l’état moral des Juifs. Dépouillés de la partie la plus précieuse de leurs droits, de celle qui les rendait admissibles à tous les emplois, ils se virent forcés de se regarder comme étrangers à r l’Etat qui répudiait leurs services. Il n’en fallait pas (a) Qui ad honores et dignitatem irrepserit habeatur ut antea conditionis extremœ, etsi honorariampromeruerit digni¬ tatem. 22 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. plus pour étouffer dans leur cœur le germe de ces no¬ bles sentiments qui se développent avec force* lorsque l’homme n’est pas blessé dans sa dignité, mais qui s affaiblissent et s’éteignent lorsqu’on le lie’par des lois qui le dégradent. La suite des siècles devait réaliser ce qu’IIonorius avait commencé. Il faut cependant remarquer que, malgré les ex¬ clusions dont les Juifs étaient frappés, il leur restait encore une grande partie des droits civils. Ainsi, enleur interdisant les charges de la milice, on leur avait per¬ mis d’exercer les fonctions d’avocat (a) et d’aspirer aux charges de magistrature. Les lois faites à ce sujet déposent delà considération dont ils jouissaient encore dans l’empire. Le règne de Valentinien III n’apporta aucun chan¬ gement à leur position. Ce prince ne négligea cepen¬ dant rien pour encourager le prosélytisme, et l’on ne peut lire sans rougir, dans une de ses lois, que le fils converti ne pourra être privé de la quarte falcidie, quand même il se serait rendu coupable du plus grand crime envers ses parents non convertis (2). Valentinien n’exceptait même pas le parricide!... Si les principes dont cette loi peut nous donner une idée devaient produire de funestes résultats, les Juifs d Italie n’eurent qu’à se louer de la domination des Goths qui succédèrent aux empereurs romains. [a) Sane Judæis liberalibus studiis institutis, exercendæ advoca- tionis non interdicimus libertatem et uti eos curalium munerum honore permittimus. (Cod. Théod. de Judæis , t. 34.) 23 CINQUIÈME SIÈCLE. Théodoric en trouva un grand nombre à Rome, à Ravennes, à Gènes, à Milan ; il fit preuve à leur égard de la tolérance la plus absolue, et les défendit contre la malveillance qui déjà s’acharnait à les poursuivre; ainsi, à l’occasion de quelques vexations dont ils avaient été l’objet, il condamna les habitants de Rome et de Ravenne à réparer le lort qu’ils leur avaient fait ; il rétablit les Juifs de Gènes dans les droits qu’on leur disputait et les autorisa à relever leur temple, que le peuple avait démoli ; il sévit contre le clergé de Milan, qui avait voulu s’emparer d’une synagogue et des biens qui en dépendaient; il censura vivement le sénat de Rome pour n’avoir pas empêché l'incendie de leur temple. Enfin, dans toutes les occasions, il fit preuve à leur égard d’un esprit de justice et de cha¬ rité. « Toute violence en matière de religion (disait— » il) est condamnable; la religion chrétienne (écri- » vait-il au clergé de Milan) n’autorise pas le vol, et » c’est mal à propos qu’on veut enrichir le vrai Dieu » des larcins qu’on fait aux autres religions. » Dans les procès portés devant lui, il ne manqua jamais d’ètre favorable aux Juifs, lorsqu’il trouva la raison de leur coté, alors meme qu’il s’agissait de l’intérêt de l’Église. C’est ainsi que le chef d’un peuple appelé barbare donnait des exemples de justice qui n’ont pas tou¬ jours trouvé des imitateurs dans les siècles de civili¬ sation (3). Au milieu des bouleversements qui avaient agité l'empire romain* l’état des Juifs n’avait point empiré; 24 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. déchus de l’exercice des emplois publics, ils avaient tourné tous leurs efforts vers le commerce; quelque bornée que fût alors cette carrière, ils étaient à peu près les seuls qui l’exploitaient (4). L’agriculture ne leur était pas non plus étrangère. Nous trouvons, dans le Gode de Justinien, une loi qui, en interdisant le droit de disposer de leurs biens aux Samaritains et aux Juifs, excepte cependant ceux d’entre eux qui exploitent eux-mêmes leurs propriétés, non point par considération pour eux, mais dans l’in¬ térêt de l’agriculture (a). Les Juifs, vivant sur le même pied que les citoyens romains, devaient s’adonner à tous les genres d’in¬ dustrie. Avant la ruine de Jérusalem, le peuple hébreu ne devait être étranger à aucune profession. Il y avait dans la Judée des édifices publics dont l’entretien exigeait la présence d’ouvriers habiles ; une nation qui dans ses longues émigrations, durant la captivité, avait été à portée de puiser, dans les pays divers qu’elle avait habités, le germe d’une foule de besoins/ ne manquait pas sans doute d’hommes capables de lui procurer les objets qui lui étaient nécessaires. Les Juifs se livraient donc à l’exercice des arts mécaniques, et il n’a fallu rien moins que les persécutions qui, plus tard, sont venues les atteindre, pour les condamner à s’éloigner de certaines pro¬ fessions. ( a ) Cod. nov. 144. Excipimus a présente legerusticos non ip- sorumgratid, sed propter prœdia, quœ ab ipsis colunlur . 25 CINQUIÈME SIÈCLE. Du reste, l’oisiveté est un vice qui a toujours été flétri par les lois judaïques. « L’étude de la loi (disent les rabbins) est une belle » chose si vous y joignez l’exercice d’un métier... » Quiconque n’enseigne pas 'un métier à son fils, » ajoutent-ils, l’élève pour la vie des brigands. » « Ne dites jamais (est-il dit ailleurs) : « Je suis » un homme de qualité, cette occupation ne me con - » vient point. » R. Johanan avait bien l’état de peaussier, Na- » hum celui de copiste de livres, un autre Johanan » faisait des sandales, R. Judas était boulanger. » Ainsi les plus célèbres rabbins étaient de simples artisans (5). Dans l’Italie, il n’y avait pas de profes¬ sion industrielle à laquelle les Juifsfussent étrangers, et si plus tard ils ont été réduits à ne jouer d’autre rôle que celui d’usurier, la faute en est aux lois qui leur ont interdit toutes les autres branches d’industrie. Les Juifs dispersés dans l’empire romain s’étaient répandus en grand nombre en Espagne. Leur établis¬ sement dans cette contrée paraît remonter aux époques les plus reculées. On a exhumé des monuments qui prouveraient qu’il y en avait déjà du temps du roi Salomon. Plusieurs historiens font mention d’une synagogue qui existait à Tolède avant la destruction du second temple (G). Ils parlent d’une pierre trouvée à Tolède, qui attesterait que les Juifs n’avaient pas quitté cette ville lors du rétablissement du temple de Jérusalem. Ces monuments ont été l’objet de vives controverses. 26 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. La plupart n’ont élé exhumés que dans des temps modernes, et l’on a supposé que les Juifs, alors en butte aux persécutions, auraient voulu établir qu’ils avaient quitté Jérusalem longtemps avant la naissance de Jésus-Christ, pour prouver qu’ils n’avaient point participé à sa condamnation. On ne voit pas trop jus¬ qu’à quel point une preuve de ce genre aurait pu dé¬ sarmer leurs persécuteurs, et il faut convenir qu’il aurait pu y avoir des Juifs en Espagne longtemps avant la destruction de Jérusalem. Le commerce aurait pu les y attirer, et il ne serait pas étonnant qu’ils y fussent venus du temps de Salomon. Déjà, sous le règne de ce prince, les Juifs se livraient au commerce maritime; du temps des Juges, les tribus d’Àsser et de Dam comptaient des navigateurs (a). Salomon faisait partir des flottes qui allaient dans des pays lointains chercher des marchandises qu’elles exportaient ensuite dans d’autres contrées (à). Les navigateurs juifs faisaient partie de ceux qui entretenaient le commerce de Tyr. La Judée et le pays d’Israël (dit Ezéchiel (c), en par¬ lant du commerce de cette grande cité), ont entre¬ tenu ton commerce de blé, de miel, d'huile et de baume; les tribus de Dam, Javan et Mosel ont ap¬ porté dans tes foires le fer poli, la casse et le roseau aromatique (cl). [a) Juges, 5, v, 15. (&) Rois, 5, y. 14. (c) 27, y. 19 (d) Salvador, Histoire des Institutions de Moïse et du peuple hébreu. CINQUIÈME SIÈCLE. 27 Si les Juifs exploitaient le commerce maritime, \ quelq ues-iins devaient finir par se fixer dans les pays qu’ils fréquentaient. Le commerce a produit partout les mêmes effets, et les villes commerçantes ont tou¬ jours été peuplées par des hommes de toutes les na¬ tions. Ainsi, il devait yavoir des Juifs résidant à Tyr, il pouvaity en avoir également en Espagne. Cette contrée était connue des Orientaux; les Phéniciens y avaient fondé, longtemps avant Salomon, une ville appelée Tarsis, dans laquelle il se faisait un commerce consi¬ dérable de fer, d’acier, d’huile, de vin, de laine et de quantité d’autres productions; ces divers objets, et sur¬ tout les minéraux étaient exportés dans le Levant ( a ), Les Juifs connaissaient ces contrées. Isaïe (ch. lx, v, 9) parle des vaisseaux de Tarsis, ramenant de loin les enfants de Jérusalem, leur or et leur argent avec eux. 11 pouvait donc y avoir des Juifs établis en Espa¬ gne du temps de Salomon, et un envoyé de Jérusalem aurait pu y venir lever l’impôt dont toute la nation avait été frappée lors de la fondation du temple. Si l’établissement des Juifs en Espagne ne remonte pas aussi haut, on pourrait toujours le fixer au temps d Ilérode, qui, exilé dans cette contrée, où il finit ses jours, dut en amener à sa suite. Ce qu il y a de bien certain, c’est que les Juifs étaient très-nombreux en Espagne dès le ve siècle (b) ; (а) Peuchet, Dictionnaire universel de géographie et de com¬ merce, p. 3. (б) Martines-Marino, discorso critico sobre la primera venida de los Judœos en Espana. 28 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ils y exerçaient le commerce, y possédaient des pro¬ priétés. Le concile d’Elvire, qui est un des plus an¬ ciens qu’on ait tenus, s’occupe particulièrement des Juifs d’Espagne (7). Dans les Gaules il y avait également de nombreux Juifs. Lorsque, après la ruine de Jérusalem, les captifs fu¬ rent dispersés dans les provinces romaines, beaucoup furent envoyés dans les Gaules ; ainsi, ce ne sont pas quelques émigrants de la Judée que l’on rencontrait en Espagne, dans le£ Gaules et en Italie : c’étaienj les débris d’une nation vaincue disséminés par le vain¬ queur dans toutes les parties de l’empire. Il ne faudra donc pas être surpris quand nous ver¬ rons, dix siècles après, les Juifs chassés d’Espagne, au nombre de plusieurs centaines de mille, quand nous les trouverons répandus en grand nombre en France et en Italie. A part ceux qu’avait amenés la dispersion opérée par les Romains, il existait déjà des Juifs dans ces contrées. La Gaule narbonnaise, la Celtique, l’Aquitaine, avaient des Juifs plus de cent ans avant 1ère chré¬ tienne. La première surtout, la plus florissante, en avait eu longtemps avant les autres (8). Le Dau¬ phiné avait aussi des Juifs dans les premiers siècles de l'Église; une lettre du pape Victor défend à l’évê¬ que de Vienne de célébrer la Pâque avec eux (9). Au commencement de l’ère chrétienne, la plupart des évê¬ ques de ces contrées les traitaient avec bienveillance. CINQUIÈME SIÈCLE. 29 Appollinaire Sidoine, évêque de Clermont, recom¬ mande un Juif qui avait un procès à un autre évêque; il lui écrit: « Que s’il est du devoir d’un pasteur chré¬ tien de combattre l’erreur des Juifs, il est de sa justice de protéger leurs personnes dans les causes civiles, toutes les fois qu’ils ont la raison pour eux (10). L'évêque d’Arles avait su également se concilier au plus haut degré l’affection des Juifs par ses principes de douceur et de justice; aussi lorsque la mort vint le frapper, on vit tous les Israélites d’Arles accourir à ses obsèques et chanter des hymnes en l’accompagnant au tombeau (il). On se tromperait cependant si l’on pouvait croire que tout le clergé partageât, à leur égard, les senti¬ ments de l’évêque d'Arles et de celui de Clermont; on est forcé, à regret, de convenir qu’il n’a été donné qu’à peu d’esprits supérieurs de se montrer sur ce r point les dignes interprètes de l’Evangile. Aussi si quelques évêques pris séparément ont été bienveil¬ lants pour les Juifs, tous les conciles ne se sont occu¬ pés d’eux que pour les dépouiller de quelques-uns de leurs droits, ou pour établir une séparation entre eux et les Chrétiens; ainsi les premiers conciles poussent la rigueur au point de défendre aux Chrétiens d’ad¬ mettre à leur table un Israélite ou de recevoir de lui quelques marques de politesse (12). Les J uifs ne devaient plus s’attendre à voir les Chré¬ tiens les traiter en frères ; cependant, ils ne cessaient pas encore de se croire affiliés à la grande famille. Les monuments de cette époque ne nous ont pas 30 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. laissé de très-grands éclaircissements sur leur posi¬ tion commerciale; nous voyons cependant que, grâce à leur industrie, ils se rendaient utiles au pays qu’ils habitaient, ils étaient à peu près les seuls qui se li¬ vraient au commerce dans l'Espagne et dans les Gaules; C’étaient eux qui exportaient les productions du Le¬ vant; leurs bâtiments, venus de Marseille et des autres ports de l’Italie, arrivaient à Agde ; ils avaient des en¬ trepôts â Narbonne et entretenaient des relations avec l’Espagne (a); ils faisaient notamment le commerce des esclaves, autorisé par les mœurs du temps, ce qui, à diverses reprises, excite la sollicitude des conciles et des souverains. Cependant, quelque industrieux qu’ils fussent, et quelque utilité que les États chrétiens pussent retirer de leurs efforts, ils ne devaient pas espérer de désar¬ mer le fanatisme. Ce sont surtout les rois visigotbs qui se montrent leurs plus cruels ennemis. Iionorius, voyant son em¬ pire inondé par les Barbares et sentant combien il lui était impossible de résister à ce torrent, leur avait cédé l’Espagne et une partie des Gaules. C’est là que s’éleva le royaume des Visigoths. Depuis le ve jusqu au vne siècle, nous trouvons une série de lois portées par Recessuinde, Sisebuth, Er- vigius, Recarède, qui toutes sontmarquées au coin de la haine la plus féroce contre les Juifs. (ûf) Cai lier, Dissertation sut l état du coïyiitigtcb en Fvance , p. 52. — Grégoire de Tours, 1,5 c. 11, t. vi, p. 17. CINQUIÈME SIÈCLE. « Plein de confiance dans la force de Dieu (s’écrie » l’un d’entre eux) (13), j’attaquerai ses ennemis, je » ne laisserai point en repos ses détracteurs, je pour- » suivrai ses adversaires, j’emploierai toutes mes « forces, je mettrai toute ma constance à les dissiper » comme la poussière ou à les détruire comme la vase *> infecte, afin de propager la foi et d’élever un tro- » phée à la gloire de Dieu. » Tel est le texte qui sert de préambule à l’une des plus rigoureuses persécutions que les Juifs aient éprou¬ vées. La loi dont nous parlons leur défend de conser¬ ver leurs anciennes coutumes, elle les soumet à donner des preuves publiques de leur apostasie; ils seront livrés au supplice s’ils se montrent encore fidèles à quelqu’un des préceptes de leur foi, ils ne pourront garder auprès d’eux des esclaves chré¬ tiens, ils n’auront rien de commun avec les Chré¬ tiens, ils ne pourront traiter avec eux ni adminis¬ trer leurs biens, ils devront s’abstenir de lire des livres réprouvés parla foi catholique, enfin ils déserteront totalement la loi de Moïse; la peine de la lapidation ou du feu les attend s’ils conservent quelque atta¬ chement pour leur ancienne croyance , et le soin d’ordonner la punition est confié arbitrairement aux prêtres, qui sont menacés eux-mêmes des peines les plus sévères s’ils se montrent accessibles à la pitié (14). Telles sont les lois par lesquelles les rois visigoths signalent leur domination ; des milliers d’hommes sont placés dans l’alternative ou de répudier la foi de 32 les JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. leurs pères, ou de subir le dernier supplice, et c’est pour élever un trophée à la gloire de Dieu qu’une pa¬ reille loi est portée! Il faut croire qu’il étaitplus facile aux rois visigoths de concevoir de pareilles lois que de les faire exécuter. Il manquait à ces mesures de rigueur la sanction donnée par les populations au milieu desquelles les Juifs étaient répandus. Or ces populations avaient besoin des services que leur rendaient les Juifs par leur industrie. Aussi, malgré les efforts des prêtres et des rois pour les attirer au Christianisme, ils conservaient leur po¬ sition au milieu des populations qu’on s’efforcait de leur rendre hostiles. C’étaient eux qui dans le com¬ merce avaient les établissements les plus considé¬ rables, et leur supériorité dans l’art de traiter les af¬ faires était tellement reconnue que les Chrétiens s’adressaient à eux pour faire administrer leurs biens. Quant à la littérature, on commettrait une bien grande erreur si l’on pouvait croire que les Juifs n’ont jamais été initiés à aucune science. On les voit, à Alexandrie, se livrer à l’étude, et en¬ richir de leurs travaux la littérature grecque; à Rome, le siècle d’Auguste ne les trouve pas étrangers aux lettres et aux sciences; dans les premiers siècles de l’Église ils avaient éprouvé en Occident le même sort que tous les autres peuples de l’Europe sur lesquels l’invasion des Barbares avait étendu le voile de l'igno¬ rance, Cependant, il restait encore aux Juifs des germes CINQUIÈME SIÈCLE. 33 précieux qui se sont développés là où les persécutions ne les ont pas étouffés. Nous voyons, en effet, qu’il n’est pas plutôt ques¬ tion de leur établissement dans les diverses contrées du globe, qu’on parle des écoles qu’ils y ont fondées. lolède, Grenade, Cordoue, en Espagne; Luneî, Narbonne, en France; Mantoue, Modène, en Italie, et une foule d’autres villes ont vu s’élever dans leur sein des rabbins éclairés qui consacraient leur vie au culte des lettres. loutes les sciences 11’ont peut-être pas trouvé en eux des sectateurs également heureux; mais si la plu¬ part de ces écrivains ont consacré leurs veilles aux dis¬ cussions théologiques, c’est bien moins à la tournure de leur esprit qu’il faut s’en prendre qu’à la nécessité de leur condition sociale.- Plus la conservation de leur loi avait attiré sur leur tête de malheurs et de persécutions, plus cette loi leur était devenue précieuse, plus ils avaient senti le besoin de se ranger autour d’elle et d’en faire le siège de toutes leurs affections. Dès lors, rien n’est plus naturel que le zèle avec lequel ils s’adonnaient à l’étude de la loi. G est là ce qui nous explique l’affluence des livres théologiques que les rabbins nous ont laissés. Si ce¬ pendant nous en trouvons beaucoup moins sur les autres branches de connaissances, il ne faudrait pas conclure qu’elles fussent totalement né^li^ées Au ve siècle, il n’était pas encore question de lit¬ térature en Occident; on n’y écrivait point, parce 34 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. qu’on y manquait même des objets nécessaires pour écrire (15). Les lexicographes citent pourtant le nom d’un rabbin Juda, qui vivait sous Honorius, et qui est auteur d’un lexique hébreu (10). La littérature hé¬ braïque n’était donc pas abandonnée en Occident; mais pour connaître les progrès que les Juifs étaient susceptibles de faire dans les sciences, il suffit de jeter les yeux sur les écoles d’Orient. Parmi les ntonuments que ces écoles nous ont lais¬ sés, on doit remarquer le Thalmud. Le Thalmud est une vaste compilation qui peut passer pour une véritable encyclopédie. Ce recueil se compose des traditions qui s’étaient conservées parmi les Juifs et des opinions des rabbins qui en étaient dépositaires. Morale, métaphysique, jurisprudence, astronomie, médecine, toutes les sciences trouvent une place dans le Thalmud. Les notions que cet ou¬ vrage renferme sur chacune d’elles sont loin d’attein¬ dre à la perfection, mais à travers les erreurs qui donnent à ce livre le cachet de l’époque, on ne peut se refuser à reconnaître que les Juifs possédaient déjà le germe de toutes les connaissances humaines. Le Thalmud contient des notions précieuses de mé¬ decine ; cette science était dès longtemps pratiquée par les Hébreux (a). {a) Ginsburger, Medicina ex thalmudicis ; — Haller, Bibl. mé- dic. pract., lib. 2. Dudum aliqua apud Judæos medicina fuerat : in Thalmude quo traditiones doctiorurn hujus gentis virorum continentur, multa sunt quæ et peritiarn produnt et sâgacitatem. 35 CINQUIÈME SIÈCLE. Outre les préceptes d’hygiène qui occupent une si glande place dans la loi de Moïse, on trouve dans le Deutéronome et dans l’Exode le traitement de plu¬ sieurs maladies. Sous les rois, la médecine fait des progrès, de même que la chirurgie. Salomon s'oc¬ cupe de la recherche de la vertu des plantes, et le Livre des Rois parle de plusieurs hommes célèbres qui cultivaient la même science (a). On connaît l’usage du baume, on apprend à faire des médicaments. « N’y » a-t-il point, dit Jérémie (/;), de baume en Galaath? * — N’y a-t-il point de médecins? fils de l’homme, dit » Ézéchiel (c). Le bras de Pharaon, que j’ai rompu, » n’a pas été lié de linges et enveloppé de bandelettes * pour le fortifier, il ne pourra plus empoigner l’é- « pée. » De même que, dans les siècles d’ignorance, les prêtres, chez tous les peuples, étaient dépositaires de l’art de guérir (d), les lévites, chez les Juifs, possé¬ daient seuls les connaissances médicales (e). Et comme le Thalmud renferme les traditions qui s’étaient con¬ servées principalement parmi les lévites, il n’est pas étonnant que la médecine y ait trouvé place. La science du droit n’y est pas non plus négligée. On y trouve un cours complet de législation civile et criminelle, et 1 on serait étonné de voir les juriscon- (a) Rois, liv. I, Flav. Jos., Antiq. jud. ( b ) Ch. 8-22. (c) Ch. 30-21, (d) Prunelle, Discours sur l’influence de la médecine sur la renaissance des lettres , note 3, p. 92. (e) Salvador, Histoire des Instit. de Moïse et du peuple hébreu. 36 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. suites hébreux rivaliser avec les Paul, les Papinien et les auteurs immortels du Gode des Romains, à qui d’une voix unanime tous les peuples ont donné le nom de raison écrite {a). Les décisions que renferme le Thalmud se distinguent en général par une grande sagesse, les dispositions relatives à l’administration de la justice et la preuve par témoins sont surtout remar¬ quables. Les Thalmudistes, après une foule d’exclu¬ sions, n’admettent comme témoins ni les joueurs ni les bergers; les joueurs, disaient-ils, sont enclins à faire des dupes, et les bergers ont du penchant à faire paître leurs troupeaux sur les terres d’autrui (b). Quant aux juges, leur impartialité doit être à l’abri de toute suspicion. Les scrupules sur ce point sont poussés à l’excès. R. Ismaël (est-il dit dans le Thalmud) avait un jardinier qui lui apportait toutes les se¬ maines une corbeille de fruits; ce jardinier ayant un procès vint le trouver un jour plus tôt qu’à l’ordi¬ naire et lui apporta les fruits. Ismaël, étonné, lui de¬ manda la raison de cette anticipation. « J’ai un pro¬ cès, dit le jardinier, et j’ai cru vous faire plaisir. » Sur (a) La comparaison du droit judaïque et du droit romain offrirait un travail intéressant. Il existe un ouvrage intitulé Collatio legum romanarum et mosaïcarum ; mais cet ouvrage n’a trait qu’à, la législation de Moïse, telle qu’elle est consignée dans la Bible. Le Thalmud offre des développements plus complets on y trouve la doctrine et la jurisprudence, les décisions des docteurs hébreux mé¬ riteraient d’être comparées avec celles des jurisconsultes romains. Voir Savigny, Hist. du Droit romain, t. i, 229; — Hincmar, Opéra , t. i, p. 634. Paris. 1645. (b) Thalmud., Babyl. , tract. Sanhed., p. 25 et 138. CINQUIÈME SIÈCLE. 37 cette réponse, Ismaël ne voulut ni recevoir les fruits, ni être juge du procès; et comme il se sentait disposé à faire quelque chose pour ce plaideur : Malheur (se dit-il en lui-même) au juge qui reçoit des présents, car si je suis disposé en faveur d’un homme qui m’ap¬ porte ce qui m’appartient, que serait-ce s’il me faisait un don? Un plaideur offrit la main au rabbin Samuel qui sortait d’un bateau; Samuel déclara qu’il ne pou¬ vait plus être le juge de cet homme. Le rabbin Am- memar s’abstint à l’égard d’un plaideur qui s’était empressé de lui ôter une plume qui s’était arrêtée sur sa robe (a). Le juge intègre (dit le Thalmud) fait re¬ poser la gloire de Dieu sur Israël, le juge inique la fait disparaître. Les théories les plus relevées du droit criminel trouvent leur place dans ce recueil. La question de la peine de mort y est examinée. Si un tribunal (y est-il dit) condamne à mort une fois en sept ans, on peut l’appeler cruel. Il mérite ce reproche, dit R. Eliézer, si une con¬ damnation à mort est prononcée tous les soixante-dix ans. Si nous eussions fait partie du grand tribunal (ajoutent R. Tarphon et Akiba), jamais aucun homme n’aurait été condamné à mort. Ce serait (dit un dernier rabbin) le moyen d’aug¬ menter les meurtres en Israël. Ainsi, la question y est présentée sous toutes ses faces, et cette controverse s'élève à une époque où le (a) Thalmud., Babyl ., tract.. Kethouvoth, p. 105. 38 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. droit criminel n’admettait d’autres principes que la loi du talion. Beaucoup d’écrivains, qui n’ont jamais lu le Thal- mud, se sont récriés contre la morale qu’il renferme. On peut cependant affirmer qu’il n’est pas de vertu qui ne soit enseignée par les rabbins (17). Ce n’est pas que les persécutions dont ils avaient été victimes n’aient arraché à certains d’entre eux, contre les nations étrangères, des imprécations qu’une saine morale désavoue; mais pourrait-on faire un crime à des proscrits d’avoir parlé avec aigreur de ceux qui les persécutaient? Faut-il entrer dans l’examen de ces rites nombreux dont les Thalmudistes ont hérissé la religion juive, dans la vue, comme ils le disent, d’élever une haie à la loi? Il est bien vrai que ces entraves multipliées, dont le but primitif avait été de maintenir la nationa¬ lité juive, ont retardé chez les Juifs le progrès des lu¬ mières ; mais si les persécutions avaient rendu les Juifs esclaves de la loi thalmudique, les bons esprits du Judaïsme ont su rendre la religion à sa pureté. Ils ont accepté le Thalmud comme une autorité respectable, en faisant la part des circonstances, des temps et des lieux, et en ramenant l’interprétation des enseigne¬ ments qu’il renferme à l’esprit de la loi de Moïse, que les Thalmudistes ont voulu développer et non déna¬ turer. Toutefois, sans considérer le Thalmud sous le rapport religieux, il est côrtain que cette compilation ouvrait aux Juifs la porle de toutes les sciences. Les Juifs d’Occident y furent initiés presque en meme SIXIÈME SIÈCLE. 39 temps que ceux d’Orient. Dès l’apparition de cet ou¬ vrage, on se hâta de le répandre dans toutes les syna¬ gogues (a). On est allé jusqu’à prétendre qu’on fit pro¬ mettre aux Juifs de toutes les contrées de n’y rien changer. Ceux qui ont voulu faire considérer le Thalmud comme la seconde loi (18) des Juifs ont pu imaginer ce fait, qui ne repose sur rien de sérieux. CHAPITRE III VIme SIÈCLE 11 n’est pas de meilleure école que celle de l’adver¬ sité : c’est dans les malheurs et les persécutions que les Juifs se formèrent; forcés de vivre au milieu de nations qui ne leur dissimulaient pas leurs sentiments de haine, ils ne pouvaient se maintenir qu’en se ren¬ dant nécessaires. C’est là ce qui nous explique pour¬ quoi, malgré le* nombreuses persécutions dont une seule aurait dû les anéantir, on le5 voit si souvent re¬ paraître dans les contrées où les lois prononcent leur expulsion. (a) David, Ganz Tzemach David, p. 122. 40 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Tel est le tableau que nous présente l’Espagne au vie siècle. Malgré les décrets qui proscrivaient leur croyance, les Juifs s’y étaient maintenus. Recarède avait à peine cessé de régner que son suc¬ cesseur s’empressa de remettre en vigueur les lois que ses prédécesseurs avaient portées, çt, dans le préambule de ces dispositions, il se plaint de ce que les Juifs étaient parvenus à s’y soustraire en circon¬ venant l’esprit des princes (4). 11 paraît qy’il ne fut pas insensible lui-même aux moyens qui avaient amolli le cœur de Recarède. Nous voyons en effet Re- cessuindus, Sisebuth, Ervigius, obligés, successive¬ ment, de renouveler les mêmes lois, que de plus mû¬ res réflexions, ou peut-être d’autres motifs, faisaient oublier par intervalles. Quel était donc l’ascendant mystérieux qu’exer¬ çaient les Juifs sur le cœur des princes? Quelle était l’égide qui les mettait à couvert des traits que le fa¬ natisme lançait contre eux? On ne peut expliquer la conduite des rois visigoths que par l’appât de l’or, avec lequel les Juifs achetaient quelques années de tolérance, ou par la crainte de perdre des sujets dont la présence était utile au pays. D’ailleursr le nombre des Juifs était considérable en Espagne, et il ne suffisait peut-être pas de la volonté d’un roi pour les contraindre à embrasser le Christia¬ nisme, ou même pour les expulser. Le peuple ne leur était pas hostile. Si l’on avait pu parvenir à les faire sortir du royaume, le peuple, qui avait besoin d’eux, SIXIÈME SIÈCLE. 41 les aurait rappelés. Aussi, au milieu de ces nombreux arrêts de proscription, nous voyons les Juifs vivre de bon accord avec les Chrétiens. Les mariages mixtes sont fréquents, ce qui excite la colère du troisième concile de Tolède. Ce concile dispose que les enfants qui naîtront des mariages entre Juifs et Chrétiens seront baptisés. Il défend en outre aux Juifs dépossé¬ der des esclaves, il renouvelle de plus la défense de Théodose, et il leur interdit d’exercer des charges pu¬ bliques (2). La même sollicitude pour les esclaves se manifeste en France à la même époque. « J’ai été surpris (écrit saint Grégoire à Théodoric » et Théodebert, rois de France) de voir que vous per- » mettiez aux Juifs, dans vos États, de posséder des » esclaves chrétiens. Qu’est-ce, en effet, que des Chré- » tiens, si ce n’est les membres de Notre Seigneur » Jésus-Christ? » Et saint Grégoire se plaint avec amertume de ce que les membres de Jésus-Christ sont livrés à ses plus mortels ennemis; et il ne se contente pas d’écrire une seule fois, mais dans plusieurs de ses lettres il s’élève avec force contre cette tolé¬ rance (3). Saint Grégoire ne s’occupe pas seulement des es¬ claves possédés par des Juifs; mais, fidèle à l’esprit du Catholicisme, il veut surtout travailler à leur con¬ version. 11 écrit à cet effet en Sicile, pour que l’on annonce partout où il y a des Juifs que l’on accordera des faveurs à ceux qui se convertiront. «Je sais (ajoute- t-il) que ceux qui seront convertis par ce moyen ne 42 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. seront pas de bons Chrétiens, mais j’espère que les enfants seront meilleurs et nous acquerrons (dit-il) ou les uns ou les autres (a). » Cependant, tout désireux qu’il est de convertir les Juifs, saint Grégoire s’élève contre toute sorte de vio¬ lence, et ramenant l’Evangile à sa pureté : « C’est par » la douceur (dit-il), c’est par la bonté, les exhorta- » tions, qu’il faut appeler les infidèles à la religion » chrétienne, mais non les en éloigner par les me- » naces et la terreur (4). » Nous ne savons pas si les sollicitations de saint Grégoire auprès de Théodoric et Théodebert eurent tout l’effet qu’il en attendait; nous ne trouvons pas de loi qui, à cette époque, ait mis en vigueur en France la prohibition du concile de Tolède, relativement aux esclaves. Il ne faut pas en conclure cependant que les Juifs aient trouvé alors en France une tolérance qui ne leur était accordée nulle part; tous les conciles tenus à cette époque contiennent quelques dispositions hos¬ tiles contre eux. Celui d’Agde et celui d’Épaone renouvellent la dé¬ fense aux Chrétiens de manger avec les Juifs (5). Le concile d’Orléans défend aux Juifs d’épouser des Chrétiennes et d’exiger de leurs esclaves quelque chose de contraire à la foi catholique (G). Les Juifs d’Orléans font à cette époque de vains efforts pour relever leur synagogue abattue, et ils ne ( a) Codex ital., dipl., t. 12. SIXIÈME SIÈCLE. 43 peuvent obtenir du roi Contran la permission de la rétablir. Les dispositions des conciles d’Agde et d’Orléans sont répétées par plusieurs autres conciles. Celui de Mâcon permet aux Chrétiens de racheter les esclaves des Juifs au prix de douze sols, ce que ceux-ci sont obligés d’accepter (7). Celui de Clermont, un autre de Mâcon, défendent de revêtir les Juifs d’aucune charge de magistrature qui les constitue juges des Chrétiens, et de les faire receveurs des impôts (8). Ces dispositions nous donnent une idée de l’état des Juifs à cette époque. Il paraît que, dans les Gau¬ les, ils n’avaient pas cessé d’être regardés comme admissibles à tous les emplois, même â ceux de la magistrature et de la milice (9). Les mariages entre Juifs et Chrétiens, les bons rap¬ ports qui existaient entre eux, nous prouvent assez que le peuple ne sanctionnait pas les dispositions hostiles des conciles. Il ne dépendait pas cependant des évêques et des rois qu'il n’en fût ainsi. Virgile, évêque d’Arles, et Théodore, évêque de Marseille, faisaient exécuter avec rigueur les disposi¬ tions des conciles, malgré les charitables exhortations de saint Grégoire (10). Avite, évêque deClermont, les chassait de son diocèse, parce qu’ils refusaient -de se convertir, et la conduite de ce prélat trouvait un poëte pour la célébrer (11). Le roi Childebert consacrait par un édit la dispo- 44 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. sition du concile d’Orléans, qui défendait aux Juifs de sortir pendant quatre jours, depuis le jeudi saint jusqu’à la Pâque (12). Cette défense est ensuite répétée par le concile de Mâcon, et on y ajoute qu’un Juif ne pourra s’asseoir à côté d’un prêtre, à moins que celui-ci ne lui en donne la permission. Le même Childebert blâme Ferréol, évêque d’Uzès, de sa bienveillance envers les Juifs, et le force à imi¬ ter l’exemple de l’évêque de Clermont (13). Childéric travaille aussi de toutes ses forces à la conversion des Juifs; il a des conférences avec eux, et pour donner des marques de son affection à un Juif (14) qui était parvenu à se concilier ses bonnes grâces, il le force à abjurer sa religion; la même violence est étendue à un grand nombre d’autres; Childéric présente lui-même au baptême plusieurs de ces malheureux et les punit ensuite de ce que leur conversion n’est pas sincère. Les Bourguignons ne traitaient pas les Juifs avec- moins de sévérité; une loi de Gondebaud ordonne qu’on coupe le poing à un Juif s’il ose frapper un Chrétien, et qu’on le mette à mort s’il porte la main sur un prêtre (15). Les Juifs étaient donc partout également maltrai¬ tés, et s’ils parvenaient à se soutraire aux persécu¬ tions dont ils étaient l’objet, ce n’était que pour vivre dans une anxiété continuelle et pour être avertis des maux qui les attendaient par ceux qui venaient à chaque instant les affliger. SIXIÈME SIÈCLE. 45 Au yie siècle, le mal n’était pas encore parvenu à son comble. En butte aux persécutions des prêtres, qui songeaient bien moins aux intérêts des peuples qu’à préserver leur culte des ravages de l’ hérésie ou du contact des infidèles, les Juifs faisaient néanmoins sentir à l’Etat l’utilité de leur industrie. Elle n’avait pas alors, ilest vrai, un champ bien vaste à parcourir; le commerce était resserré dans des bornes étroites, et l’état de la civilisation ne lui permettait pas de recevoir un grand développement; la population de l’Occident s’était pour ainsi dire renouvelée tout à coup, l’Espagne, l’Italie, les Gaules, étaient inondées par les peuplades que le Nord avait vomies sur elles; des hommes de diverses nations, réunis par le be¬ soin du moment, après avoir renversé par un effort commun l’ordre de choses établi, apportaient des mœurs nouvelles sur la terre qu’ils avaient conquise. Une société composée ainsi d’éléments hétérogènes, devait s’agiter longtemps avant d’être réorganisée; des obstacles insurmontables s’opposaient à ce que des hommes aussi peu susceptibles de s’unir entre eux pussent former un corps de nation. Ces obsta¬ cles, que les Barbares avaient apportés avec eux, étaient grossis par la présence d’un reste d’habitants qui avaient échappé aux ravages de la guerre; aussi, lorsque les chefs eurent assez longtemps lutté les uns contre les autres, pour s’assigner un royaume, les r dissensions intestines déchirèrent l’Etat qui était échu à chacun d’eux. Dans cette posiiion, les Juifs, par la seule force des 46 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. choses, devenaient le cheville ouvrière qui devait faire mouvoir tous les ressorts, a mesure qu’ils ten¬ daient à se replacer dans leur situation na'urelle. Vivant sous un régime d’exception, placés par les lois en dehors de 1 État, les Juifs restaient pour ainsi dire stationnaires au milieu des bouleversements qui chan¬ geaient le sort des empires; leurs mœurs, leurs moyens d’existence restaient constamment les mêmes. Qu’ils vécussent sous un prince ou sous un autre, dès l’instant qu’ils devaient être frappés par les memes exclusions, exposés aux mêmes malheurs, les orages politiques devaient fort peu les inquiéter; aussi ils poursui¬ vaient leur carrière à travers les troubles et le fracas des armes, et exploitant le champ qu’on avait ouvert devant eux, ils cherchaient a acquérir par les richesses la considération et le repos que les lois leur refusaient. A cet égard, il ne leur était pas difficile de parvenir à leur but; le commerce leur était pres¬ que entièrement abandonné; leurs relations avec l’O¬ rient, où les commerçants juifs étaient nombreux et riches, leur donnaient les moyens de faire exporter chez eux les diverses productions du Levant, et leur dispersion dans les diverses parties de l’Occident les mettait à portée de les débiter avec avantage; ils n’avaient dans le commerce d’autres concurrents que quelques étrangers arabes ou grecs qui parcouraient le midi de l’Europe; mais ils avaient sur eux un avantage immense, puisque ceux-ci venaient comme étrangers vendre leurs marchandises, pour retourner ensuite dans leur patrie, tandis que les Juifs n’avaient SIXIÈME SIÈCLE. 47 alors, pour la plupart, d’autre patrie que le lieu où il leur était plus commode de vivre. D’un autre côté, les marchands étrangers qui fréquentaient les ports de la France et de l’Italie trouvaient des difficultés insurmontables pour voyager dans l’intérieur, tandis que les Juifs étaient sûrs d’ètre bien accueillis par¬ tout où ils rencontraient leurs frères. Les sociétés qu’ils formaient entre eux.résistaient à tous les in¬ convénients qu’entraînaient les guerres civiles : ils trouvaient dans chaque pays des lieux sûrs pour dépo¬ ser leurs marchandises, tandis que les autres mar¬ chands étaient obligés de veiller, les armes à la main, à leur sûreté (16). Aussi voyons-nous qu’à l’époque dont nous parlons, soit en France, soit en Italie, soit en Espagne, le com¬ merce leur est presque entièrement abandonné. Les ports de l’Italie deviennent l’entrepôt des productions du Levant; c’est là que les vaisseaux des commerçants juifs, partis de Marseille, d’Agde, de Narbonne, vont s’approvisionner (1 7) en marchandises qui sont ensuite transportées dans l’intérieur par les Juifs, alors nom¬ breux dans cette partie des Gaules (18). Tel est l’état commercial des Juifs dans les premiers siècles. Il ne faudrait pas en conclure cependant qu’ils fussent partout de véritables cosmopolites, et qu’aucun d’eux n’eût alors de résidence fixe. Dans les Gaules et en Espagne, ils avaient des établissements industriels. Ils n’étaient pas étrangers à l’agriculture. On trouve des Juifs parmi les soldats au siège d’Arles sous Clovis. En Italie, le vie siècle nous fournit des preuves 48 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. cju ils savaient s’attacher aux pays qui ne les repous¬ saient pas. Lorsque Justinien luttait contre les Goths, Bélisaire se présenta aux portes de Naples; à la vue des forces imposantes déployées par le général de Justinien, la frayeur s’empare des esprits; les Juifs, pour relever le courage de leurs concitoyens, offrent leur argent et se chargent volontairement de fournir des vivres à l’armée; non contents de ce sacrifice, ils donnent 1 exemple, et prenant eux-mêmes les armes, ils dé¬ fendent avec vigueur le quartier de la ville qui leur était confié. Le vainqueur ne put s’empêcher d’admi¬ rer leur bravoure. Cependant, malgré leur désir de servir leur pays, ils ne pouvaient persuader au fana¬ tisme de les regarder comme des hommes. Les constitutions de Justinien sont loin de leur être favorables; les Juifs y sont traités comme des êtres déshérités de la faveur divine, qui ne méritent que la répulsion et le mépris. Justinien défend de recevoir leur témoignage en justice; il les prive du droit de tes¬ ter et de faire des donations, n’accordant la faculté de transmettre leurs biens qu’à ceux qui se livraient à 1 agriculture, ne voulant pas les forcer à abandonner leurs champs et à diminuer ainsi les impôts (19). Parmi les lois de Justinien, nous en trouvons une qui s’occupe d’une discussion survenue dans la syna¬ gogue, à raison du rituel. Il s’agissait de savoir si les Livres de Moïse seraient lus en hébreu ou sur les tra¬ ductions faites en toute autre langue. Justinien prend connaissance de ce débat, et il permet aux Juifs de 49 SIXIÈME SIÈCLE. lire les Livres saints en hébreu, en latin ou en grec; mais il leur défend de lire le Tlialmud (20). Il est assez surprenant qu’une question de ce genre ait pu nécessiter un décret de;> Justinien. Cependant la prétention de lire les Livres saints en une autre langue que l’hébreu devait être un événement im¬ portant parmi les Juifs. C’élait une réforme qui pou¬ vait troubler la synogogue, et l’on conçoit que l’inter¬ vention du prince ait pu devenir nécessaire. Au surplus, ce décret nous donne une idée de l’état des lumières à cette époque parmi les Juifs : ils étaient versés dans la connaissance du grec et du latin, puisqu’ils pouvaient lire les Livres saints dans ces deux langues. Il paraît de plus que le Thalmud était alors répandu parmi eux, et ce livre avait dû initier les Juifs d’Occi- dentà toutes les connaissances qui étaient répandues dans les écoles d’Orient. Les ténèbres qui obscurcis¬ sent l’histoire du Bas-Empire ne nous permettent pas d’avoir des données positives sur les travaux littéraires des Juifs à cette époque. Tout ce que nous savons, c’est que si l’on citait un devin ou un astrologue, c’était un Juif(2I). Dans les siècles d’ignorance la qualifica¬ tion de devin a été l’équivalent de celle de savant. Cette qualification a été surtout donnée aux médecins, dont on attribuait les cures à une puissance sur¬ naturelle. 50 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. CHAPITRE IV VIIme SIÈCLE Si les Juifs ont trouvé quelquefois des protecteurs dans les ministres de la religion chrétienne, si des évêques, si des papes, animés du véritable esprit de 9 l’Evangile, ont prêché la douceur et la charité, leur exemple n’a pas eu dans le moyen âge de nombreux imitateurs. Nous avons parlé des lois fanatiques portées contre les Juifs par les premiers rois visigoths, lois dont aucune n’avait eu sa pleine exécution. Recessuinde les avait renouvelées vers la fin du vie siècle; au commencement du vne, elles appellent de nouveau l’attention de Sisebuth, qui ajoute de nouvelles rigueurs à celles déjà édictées par ses prédécesseurs. On ne saurait pousser plus loin les précautions prises pour contraindre les Juifs à embrasser le Chris¬ tianisme. Toutes les pratiques enseignées par la reli¬ gion juive sont énumérées. On ordonne aux Juifs de n’en observer aucune, et on les menace d’être lapidés ou brûlés vifs s’ils ne se soumettent pas aux règles qu’on leur prescrit. Ainsi, ce n’était pas assez pour eux d’abju¬ rer le Judaïsme, il fallait encore rompre avec les habi¬ tudes contractées dès l’enfance, à peine d’encourir les SEPTIÈME SIÈCLE.. 54 peir.es les plus sévères. On sent combien devait êlre cruelle la position de ceux qui avaient cédé à la con¬ trainte; à chaque instant ils étaient persécutés avec plus de rigueur peut-être que ne déploya plus tard Tin- quisition; aussi les Juifs convertis de Tolède étaient-ils réduits à adresser au roi une supplique pour implo¬ rer sa protection, et, dans cet acte bizarre, ils s’en¬ gagent solennellement à demeurer à l’avenir étran¬ gers à toutes les pratiques de leur ancienne religion, qu’ils énumèrent minutieusement, et à vivre d’une façon plus chrétienne (a). Cette promesse était loin de rassurer les conciles; aussi les voyons-nous s’occuper énergiquement des Juifs convertis revenus au Judaïsme (6). Sous le règne de Sisebuth, les lois portées contre les Juifs furent rigoureusement exécutées. Si l’on en croit quelques historiens, plus de 100,000 Juifs se convertirent ou firent semblant de se convertir; d’au¬ tres, en grande quantité, se réfugièrent en France. Us croyaient échapper par là aux fureurs du fana¬ tisme; ils furent trompés dans leur attente! Dagobert usa contre eux de la même sévérité, et tan¬ dis qu’ils étaient persécutés en Espagne et en France, 1 empereur Uéraclius sévissait contre eux en Orient. Ainsi de toutes parts s’élevait en même temps un concert de persécutions, qui toutes avaient le même motif, un zèle aveugle pour la cause de Dieu. (a) F ortalitium fidei , lib. 3, [b) Aguirre, concil. hisp., t. ii. 52 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. En Espagne, les conciles se succédaient; les Visi- gotbs, qui, avant de mettre le pied dans cette contrée, étaient aussi étrangers à toute religion qu’ils étaient peu faits à toute forme de gouvernement, devenus tout à coup zélateurs ardents de la religion chrétienne, dé¬ ployaient pour lui faire des conquêtes toute la fureur qu’ils avaient mise à soumettre les Etats sur lesquels ils s’étaient jetés. C’était du clergé qu’ils recevaient humblement les lois qu’ils se chargeaient d’exécuter. Si quelquefois il leur arrivait de prendre l’initiative, ce n’était que pour se soumettre avec respect à l’ap¬ probation ou à la censure des conciles; aussi les évê¬ ques étaient ils souvent convoqués. Toutes les affaires de l’État leur étaient déférées, et les questions rela¬ tives aux Juifs y étaient souvent mises en discussion. Quelquefois la voix de la douceur et de la commisé¬ ration se faisait entendre en leur faveur, le plus sou¬ vent leur qualité d’infidèles faisait oublier qu’ils étaient des hommes. Ainsi, lorsqu’il est question de la conduite de Sise- buth, de celle de Dagobert, de celle d’Héraclius, le quatrième concile de Tolède (présidé par Isidore, évêque de Séville), la désapprouve formellement (1). « E’on ne doit pas (y est-il dit) sauver les infidèles » malgré eux, il faut attendre qu’ils le veuillent, pour >» que la justice ne soit pas blessée. » Cependant ce concile exige que les convertis restent fidèles à leur nouvelle foi, il veut même qu’on enlève les enfants baptisés à leurs parents. C'était toujours le même es¬ prit qui dirigeait les évêques. SEPTIÈME SIÈCLE. 53 Aussi quelques années s’écoulent, etledix-septième concile de la même ville déclare (2) que les Juifs doi¬ vent être dépouillés de leurs biens, qu’on doit les ré¬ duire en esclavage, qu’on leur enlèvera leurs enfants pour les instruire dans la religion chrétienne, qu’ils seront distribués eux-mêmes aux Chrétiens qui au¬ ront le droit d’en disposer, et qui veilleront surtout à ce qu’ils ne se livrent point à l’exercice de leurs céré¬ monies religieuses. O Le concile de Tolède ne se souvenait plus de ce respect pour la justice qu’il avait proclamé quelques années auparavant. Les évêques qui exerçaient la puissance suprême étaienUellement hostilesaux Juifsqu’ils exigeaientque chaque prince, n son avènement au trône, promit solen¬ nellement de les persécuter; le nouveau souverain s’y engageait par serment (5), et chaque nouveau règne était marqué par un édit de proscription. Il est vrai que ces édits, par lesquels les rois visigothsparaissaientvou- loir satisfaire aux exigences des évêques, restaient pres¬ que toujours sans effet, soit que les Juifs fussent assez habiles pour les éluder, soit qu’on voulût les laisser reparaître pour profiter de leurs richesses. Quoique le fanatisme fût en efïetje principal mobile des rois vi- sigoths, le désir d’augmenter leurs finances ne leur était pas toujours étranger. Ainsi, après les édits de t Sisebuth et d’Ervigius, Egica, dans le commencement de son règne, paraît vouloir leur laisser quelque re¬ pos; il a soin, cependant, de le leur vendre en ‘leur faisant payer des taxes considérables; il. leur accorde 54 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. des privilèges, il leur permet même de posséder des esclaves, contrairement aux prescriptions des con¬ ciles; mais bientôt, sous le vain prétexte d'une con¬ spiration que les Juifs auraient ourdie, il s’empare de leurs biens el les réduit en esclavage pour être convertis, eux et leurs enfants, à la religion chré¬ tienne (4). Cette violence ne conquit pas beaucoup de prosélytes au Christianisme: cédant à la loi de la con¬ trainte, les Juifs firent semblant d’abjurer. Quelques années après, il n’était plus question, de concile en _ r Espagne et les lois d’Egica étaient oubliées. Vitiza, son successeur, mieux conseillé sur ses véritables in¬ térêts, les avait abrogées en rendant aux Juifs la li¬ berté de conscience, après laquelle ils avaient soupiré en vain pendant trois siècles (5). r L'Etat dut seressen tir de ce changement; tou t en per¬ sécutant les Juifs, en effet, les rois visigoths n’avaient pu se dissimuler combien leur industrie était utile. 9 Egica lui-même, un des plus acharnés de leurs^per- sécuteurs, l’avait formellement reconnu, puisque, en les proscrivant, il avait établi une exception en faveur de ceux de la Septimanie, « afin, disait-il, de réparer » les malheurs que cette province avait éprouvés, et » pour que les Juifs pussent rétablir les finances, tant * par les tributs qu’ils payaient au fisc, que par leur » activité et leur industrie (6). » Conçoit-on que lorsque les services que les Juifs # r pouvaient rendre à l’Etat étaient ainsi reconnus, il se trouvât des princes assez insensés pour les proscrire? r L’édit d’Egica constate suffisamment l’importance SEPTIÈME SIÈCLE. 55 des Juifs, à l’époque dont nous parlons. Malgré les efforts des rois visigoths, ils étaient si nombreux en Espagne qu’on y parlait communément la langue hé¬ braïque (7); tout le commerce extérieur était exploité par eux. Ce commerce s’étendait sur toutes les den¬ rées du pays, vins, huiles, minéraux; les étoffes et les épiceries leur arrivaient du Levant (a). Il en était de même dans les Gaules. La Gaule nar- bonnaise, surtout, devait aux Juifs sa prospérité, et telle était la considération qu’ils y avaient acquise, que Narbonne était gouvernée par deux chefs dont l’un professait la religion juive(6). La faveur dont ils jouis¬ saient dans cette contrée avait résisté à toutes les vicissitudes que leurs frères d’Espagne avaient éprou¬ vées; les fureurs des rois goths et les anathèmes des conciles ne les avaient pas encore frappés. Il en fut autrement vers la fin du vne siècle. Sollicité par les prêtres, qui regardaient comme une plaie faite à la re¬ ligion la tolérance envers les infidèles, Wamba, roi des Goths, leur enjoignit de se convertir ou de sortir de ses États, et notamment de la Gaule narbonnaise. Il était difficile que cette loi pût recevoir son exécu¬ tion. La contrée de laquelle Wamba avait voulu les chasser ne pouvait être privée de la présence des Juifs sans qu’une atteinte notable fût portée au com¬ merce et à la prospérité publique. (a) Peuchet, Dictionnaire universel de géographie commer¬ ciale; — Muratori, De mercatoribus antiq. ital. medii cevi , t, i. [b) Regître 157, cartop.reg. c. 201, 56 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. i Aussi l’édit de Wamba produisit dans le Languedoc un soulèvement général. Les Juifs y trouvèrent des défenseurs même dans le sein de l’Eglise; outre le comte de Toulouse, qui les prit sous sa protection, l’abbé Raymire, l’évêque de Maguelone se déclarèrent pour eux. Ils firent plus, ils forcèrent leurs voisins à suivre leur exemple, et l’évêque de Nîmes, qui s’y refusa, fut emprisonné. Wamba, pour apaiser ce désordre, envoya le comte Paul à la tète d’une armée; mais celui-ci, trouvant les rebelles puissants, n’hésita pas à embrasser leur part. ; il prit possession de Narbonne et, profitant de a bonne fortune, il voulut se faire couronner roi. Wamba fut réduit à venir en personne combattre cette rébel¬ lion. Il abandonna la guerre qu’il soutenait contre les Navarrais, et se rendit en toute hâte dans le Languedoc. Il reprit Narbonne et parvint à s’em¬ parer de Nîmes, où il trouva le comte Paul caché dans les caves de l’amphithéâtre. Le comte Paul, déclaré coupable de lèse-majesté, fut condamné à mort; mais, par une amère dérision, on réserva au roi le pouvoir de lui laisser la vie, à condition qu’on lui crèverait les yeux et qu’il demeurerait prisonnier. Après cette expédition, qui coûta la vie à un grand nombre des plus puissants seigneurs de la province, l’édit pro¬ noncé contre les Juifs fut mis à exécution, mais il arrivà (ce qui arrivait alors presque toujours), que la plupart d’entre eux parvinrent à s’y soustraire. Les fu¬ reurs de Wamba ne les empêchèrent donc pas de con¬ server dans la Gaule leur position commerciale (8). SEPTIÈME SIÈCLE. 57 Leur état était à peu près le même dans le Dau¬ phiné, quoique les lois des Bourguignons ne les eussent pas ménagés. Marseille avait un grand nom¬ bre de Juifs, et de là ils s’étaient répandus dans le Dauphiné. La ville de Vienne (9) était devenue leur entrepôt, et c’est là que les marchands de Lyon et des autres villes environnantes allaient se pourvoir. Ces marchands étaient pour la plupart des Juifs; c’étaient eux qui vendaient dans toute la France les parfums, les étoffes, les épiceries, les bijouteries; les autres habitants, n’étaient ni assez éclairés, ni assez actifs pour entrer en concurrence avec eux. C’est ce qui nous explique pourquoi ce système de persécution, si constamment suivi par les conciles et par les rois,* ne recevait pas son exécution d’une manière plus fu¬ neste pour eux. Si les Juifs n’avaient été que des hommes sans aveu, sans industrie, à charge au pays où ils auraient trouvé un asile, les premiers efforts des évêques et des princes auraient suffi pour les anéantir. Ils auraient subi le même sort que cette foule de sectes étouffées par le Christianisme. Mais outre que leur loi portait avec elle la garantie de sa conser¬ vation, les Juifs avaient de plus, pour se maintenir parmi les autres peuples, des avantages qu’il était im¬ possible à ceux-ci de méconnaître. Dans des siècles barbares et dans des pays où la plupart des habitants ne soupçonnaient pas d’autres terres au delà des li¬ mites de leur hameau ou de leur ville, l’homme qui avait parcouru des pays divers, pour qui les distances n’étaient rien, qui étalait sous les yeux des paysans 58 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. grossiers et ignorants des objets que souvent ils voyaient pour la première fois, qui les leur livrait en échange de leurs denrées ou de leur argent, devait né¬ cessairement être regardé comme un être privilégié dont on recherchait les services. Tels étaient les Juifs dans les premiers siècles. On ne doit donc pas être surpris que, malgré les efforts toujours renaissants du clergé, ils aient su conserver les bonnes grâces du peuple. Les prêtres eux-mêmes ne pouvaient se dis¬ simuler combien leur secours leur était indispen¬ sable, et ceux-là même qui signaient dans les. conciles leurs arrêts de proscription, étaient réduits à aller acheter chez eux leurs vêtements et leurs ornements •d’église [a). . Dans les Gaules et en France, sous les rois de la première race (6), leur position était aussi précaire. Là, comme en Espagne, les prêtres avaient la plus grande part au pouvoir temporel, et les conciles tenus à cette époque ne se piquaient pas de ménagements envers les infidèles. Ceux tenus pendant le viip siècle, à Paris, à Reims, à Châlons, nous en donnent des preuves. C’est sous l’influence de ces conciles, et d’après leurs dispositions, que Clotaire 11(10) exclut les Juifs des emplois de la milice et des charges civi- (#) Les étoffes de soie, de coton, les brocards venaient de l’Orient par la mer Rouge et l'Égypte. Ces étoffés, ainsi que les épiceries, étaient apportées par des Juifs qui allaient les chercher dans les ports d’Italie. (Muratori, De mercatoribus antiq. i.tal. medii œvi, 1. 1.) [b) La France, sous les rois de la première race, n ^s’étendait guère au delà de la Loire: le reste conservait le nom de Gaules. (Thierry, Lettres sur l'Histoire de France, lettre 9.) SEPTIÈME SIÈCLE 59 les; il ajoute que si un Juif fait des démarches pour obtenir un emploi, il sera baptisé avec sa famille. Nous devons conclure de cette loi que, sous Clotaire II, on rencontrait des Juifs dans les armées, et que les char¬ ges civiles ne leur étaient pas étrangères. Les fonc¬ tions qu'ils exerçaient le plus généralement étaient celles de receveurs des impôts (1 1). Depuis longtemps ils avaient su se maintenir dans, l'exercice de ces char¬ ges, qui leur avaient été confiées, sous les empereurs romains. On cherchait dans les receveurs des impôts des hommes dont la fortune offrît une garantie; on de¬ vait préférer surtout ceux qui étaient à portée d’avan¬ cer, au besoin, les sommes qu’ils étaient chargés de percevoir; et qui, mieux que les Juifs, pouvait remplir ces conditions? Maintenant est-il vrai qu’ils se soient rendus odreux au peuple par les exactions qu’ils auraient commises dans ces emplois? Il suffit, pour dé¬ truire cette accusation, de remarquer que les annales de cette époquenenousoffrent pas unseul exemple d’une de ces émeutes populaires dont ils ont été les vic¬ times dans les derniers siècles. La raison en est qu’ils n’avaient alors pour ennemis que les prêtres et les rois Le peuple n’avait qu’à se louer de leurs services; ce qui le démontre, c’est que dans toutes les lois on ne leur reproche d’autres crimes que leur qualité d’in¬ fidèles. L'usure, était à peu près inconnue. Les Etats ne jouissaient pas d'assez de tranquillité, les guerres, les révolutions étaient trop fréquentes, pour qu’on songeât à placer son argent à intérêt: incertains si ce qui existait la veiPe subsisterait encore le lendemain, 60 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. les habitants ne pouvaient pas concevoir des entre¬ prises importantes. Dès lors, tous leurs besoins se bornaient à se vêtir et à se nourrir, et le travail de¬ vait nécessairement suffire pour y pourvoir. Le prêt à intérêt n’était donc pas une branche de commerce; ce n’est que les progrès de la civilisation et le luxe qui en est la suite qui ont fait naître les emprunteurs et les usuriers. Nous verrons dans la suite comment les Juifs ont joué un grand rôle parmi ces derniers, et quelles sont les causes forcées qui les y ont conduits. À l’époque dont nous parlons, on ne poursuivait en eux que leur qualité d’infidèles. Clotaire II les avait exclus de tous les emplois; plus tard, il défendit aux Chrétiens de contracter avec eux des sociétés commer¬ ciales; enfin, par un autre édit donné lors du concile de Paris, il déclara que les Juifs ne 'pourraient exer¬ cer aucune action publique contre les Chrétiens (12). Ainsi, les Chrétiens pouvaient impunément les attaquer, les insulter, les piller même, sans qu’il leur fût permis de se plaindre et d’implorer l’appui des lois. A cet égard, les rois de la première race avaient prouvé que les Juifs étaient à leurs yeux moins que des hommes. La loi des ripuaires, en effet, défendait d’informer contre celui qui avait tué un Juif. Si le Juif était accusé de quelque crime, sa condition était pire que celle d’une bête, puisque celle-ci était admise à la composition et que le Juif ne l’était pas (13). Tel est l’esprit qui présidait aux lois portées contre eux à cette époque, et surtout aux actes des conciles. Dans une de ces assemblées tenue à Reims, on renou- SEPTIÈME SIÈCLE. 61 velle la disposition du concile de Paris, sur le droit d’intenter des actions judiciaires. On défend aux Chré¬ tiens de vendre des esclaves aux Juifs, et l’on permet au fisc de s’emparer de ceux qui se seraient convertis. Les Juifs étaient alors nombreux dans les Gaules et en France : c’est ce qui déterminait les conciles à s'occuper si souvent de leur sort. Les évêques avaient à cœur de les faire expulser du royaume. Ils y parvin¬ rent sous le règne de Dagobert II (14). Ce prince publia un édit qui ordonnait à tous ceux qui ne profes- r saient pas la foi catholique de vider ses Etats. Beau¬ coup de Juifs furent réduits à abjurer; d’autres, en grand nombre, quittèrent la France. Ils ne restèrent pourtant pas longtemps sans y rentrer. La faiblesse des derniers rois mérovingiens et les troubles suscités par les maires du palais firent oublier les lois qui avaient été portées contre eux; aussi les verrons-nous nombreux et puissants au commencement de la deuxième race. Pendant que de continuelles vexations affligeaient ainsi les Juifs en France et en Espagne, leur état était beaucoup plus tranquille en Italie. Là, dans les pre¬ miers siècles, nous ne trouvons pas de lois qui aient créé pour eux un régime d’exception. Il ne faudrait pas conclure que le clergé d’Italie fût plus tolérant que celui des autres parties de l’Europe; mais, grâce à la protection de saint Grégoire, il leur avait été donné de jouir de quelque repos. L’évêque de Pa¬ ïenne ayant voulu les persécuter dans son diocèse, saint Grégoire le réprimande et exige que tous les démêlés 62 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. qui surviendront à l’avenir, au sujet des Juifs,, soient portés devant lui. L’évêque de Terracine s’était emparé violemment d’une de leurs synagogues. Saint Grégoire lui adresse de justes reproches; il loue au contraire l’évêque de Cagliari, qui avait manifesté son indignation contre les désordres causés par un néophyte qui, après s’être converti, avait ameuté une foule de jeunes gens et avait maltraité les Juifs jusque dans leurs synagogues. Les Juifs étaient donc, en Italie comme partout, tour à tour protégés ou proscrits par les évêques (15). Saint Grégoire fut un de leurs plus puissants appuis, et les principes de douceur qu’il professa à leur égard sont un contraste frappant avec l’esprit de son siècle. Depuis l’invasion des Barbares, l’Italie n’avait plus eu de repos. Après avoir passé du sceptre des empe¬ reurs sous celui des Goths, elle était retombée sous la domination de Justinien, pour être envahie quelque temps après par les Lombards. Sous le règne de ces derniers, qui commence vers la fin du vie siècle, les guerres intestines n’eurent aucune trêve, et le résultat fut de diviser I Italie en une foule de petits États plus occupés à se guerroyer les uns les autres qu’à régler les droits de leurs sujets. Il était donc impossible qu’on s’occupât efficacement du sort des Juifs, là où les droits de tous étaient incertains. Ce n’est pas cependant que les Lombards n’aient aussi fait des lois, si 1 on peut appeler ainsi des décrets qui, comme tous ceux de cette époque, semblent plutôt écrits avec la pointe de 1 épée de soldat vainqueur, que mûris par SEPTIÈME SIÈCLE. 63 des hommes éclairés par l’expérience. Mais la puis¬ sance qui portait les lois dans lesquelles les Juifs fai¬ saient toujours une classe à part (16), restait sans force lorsqu’il s’agissait de les faire exécuter. Aussi, dans l’état d’agitation continuelle où vivait alors l’Ita¬ lie, les lois contre les Juifs insérées par les Lombards dans leur code, ne servaient qu’à effrayer un moment ceux qu’elles menaçaient. Les Juifs conservaient donc leur position dans les divers Etats où le sort les avait jetés. Ils devaient cependant avoir leur part des malheurs publics, et les vicissitudes que les guerres entraînaient à leur suite devaient nécessairement les atteindre. Aussi nous ne voyons pas qu’ils aient fondé alors ces écoles qui, dans la suite, ont entretenu parmi eux le goût des sciences. f Cependant, par leur organisation religeuse, les Juifs étaient obligés de se livrer à l’étude, ne fùt-ce que pour être à portée de lire les Livres saints. Ainsi, c’était pour eux un devoir d’expliquer la loi de Moïse et de lire le Thalmud. Ils retiraient bien de cette étude, qu’ils se transmettaient les uns aux autres par une sorte d’enseignement mutuel, quelque notions d’as¬ tronomie ou de médecine (qui leur servaient à régler leurs mois et à traiter quelques maladies) (17), quel¬ ques rayons de lumière sur les a litres branches de con¬ naissances; mais ce n’est que dans les siècles suivants que, grâce à la protection des Maures, ils purent dé¬ ployer avec fruit de leurs heureuses dispositions. 64 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. CHAPITRE V VIIIme SIÈCLE , , Les grands événements arrivés en Europe au vme siè¬ cle devaient nécessairement influer sur le sort des Juifs: l’entrée des Sarrasins en Occident et les com¬ mencements du règne de Charlemagne devaient appor¬ ter quelques modifications dans leur état politique, f Plus occupés de l’intérêt de l’Eglise que du soin de conserver leur empire, les rois visigoths n’avaient rien fait pour asseoir leur domination. Dans les pre¬ miers élans de leur esprit de conquête, ils avaient en- ♦ vahi une partie de l’Occident : animés de ce même esprit, les Maures devaient les détrôner à leur tour. L’Europe entière a ressenti les effets de ce change- mentde dynastie; les Juifs n’ont pas eu à s’en plaindre. Si nous en croyons certains historiens, ils auraient fait tous leurs efforts pour seconder les Arabes. Quoi- qu on soit forcé de reconnaîire que les rois visigoths ne devaient pas compter sur le dévouement des Juifs, qu’ils avaient constamment persécutés, il faut se gar¬ der d’ajouter foi à toutes les trahisons qu’on leur im¬ pute. Une des principales accusations portées contre eux, c’est d’avoir livré Tolède aux Sarrasins. La fable que les historiens espagnols (I) racontent à ce sujet ne mérite aucune confiance. HUITIÈME SIÈCLE. C5 C’est, suivant eux, pendant que les Chrétiens célé¬ braient la fête de Pâques, que les Juifs préposés à la garde de la ville avertissent les Sarrasins : ceux-ci profitent du moment et les Chrétiens sont massacrés dans les diverses églises où ils se trouvaient renfer¬ més. De pareilles accusations se réfutent d’elles- mêmes. Il n’y a cependant aucune ville prise par les Sarrasins à Poeeasion de laquelle les Juifs n’aient été accusés de trahison. On est allé plus loin, on les a accusés d’avoir livré aux Sarrasins des villes qui n’ont jamais été prises par eux. On conçoit pourtant que les Juifs, sans cesse per¬ sécutés par les Visigoths, durent voir leur chute avec une sorte de satisfaction. Dans l’excès du malheur, l’on soupire après le changement et l’on saisit avec avidité tout ce qui peut y conduire. Dans l’état déplorable où ils se trouvaient, les Juifs n’avaient que du bien à espérer de l’invasion des Ara¬ bes ; les sectateurs de Mahomet ne pouvaient pas pous¬ ser plus loin que les Chrétiens l’intolérance religeuse. D’ailleurs, en Orient, les Juifs avaient cessé d’être persécutés depuis Omar, et à l’abri de la protection que les kalifes leur accordaient, on les avait vus se livrer avec ardeur à l’étude, et ouvrir aux Arabes la carrière des sciences. Le premier livre écrit en arabe fut en effet l’œuvre d’un Juif. Masser Javaïch (2), Juif syrien, avait traduit du syriaque en arabe les Pandectes médicinales d’Aaroun, prêtre d’Alexandrie; ce premier essai trouva bientôt des imitateurs. 5 66 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. A l’exemple du traducteur d’Aaroun, les Juifs (3) et les Nestoriens de l’école de Gondisapor s’efforcèrent de transporter chez les Arabes le riche héritage de la littérature grecque : les œuvres d’Hippocrate, de Dios- coride, de Platon, d’Aristote, succédèrent à la traduc¬ tion d’Aaroun, et, dès cette époque, les Arabes, initiés au goût des sciences, préparèrent les travaux qui, quelques siècles plus tard, devaient contribuer à pro¬ pager les lumières en Occident. L’établissement des Arabes en Espagne est un des faits les plus considérables qu’offre l’histoire du moyen âge. C’est à dater de cette époque que commence une ère nouvelle pour les Juifs et une ère mémorable pour les sciences. Dans les premiers siècles de l’Islamisme naissant, guidés par le fanaPsme, les sectateurs de Mahomet ne rêvaient que conquêtes. Croire à V Aie or an ou mourir , tel était l’arrêt suprême dont ils voulaient être les exé¬ cuteurs. Sous Mahomet et ses successeurs, leur glaive s’ap¬ pesantit sur toutes les nations qui ne s’empressent pas de croire à leur prophète. Sous le farouche Omar, ils portent la torche incendiaire sous les murs d’Alexan¬ drie, et livrant aux flammes les richesses littéraires amassées par les Ptolémées, ils veulent qu’il n’existe d’autre livre que le Koran* Une nation capable de saisir aussi énergiquement les impressions qui lui étaient données, n’avaient be¬ soin pour se livrer avec ardeur au cuite des sciences HUITIÈME SIÈCLE. 67 que d’avoir à sa tête un prince ami des lumières. C’est ce qui arriva sous la famille des Abassides. Abou Giaffar Almanzor répudia l’héritage de bar¬ barie que scs prédécesseurs lui avaient laissé; plein d’amour pour les sciences, qu’il cultivait lui-même avec succès, il leur tendit une main protectrice; il ap¬ pela les savants de l’école de Gondisapor, il leur pro¬ digua les encouragements, et, grâce à ses efforts, le goût des lettres vint remplacer chez les Arabes la soif de la guerre. Telle était la tendance qui commençait à se déve¬ lopper chez les sectateurs de Mahomet lorsque leurs légions arrivèrent en Espagne ; dans l’espace de qua¬ torze mois, ils ajoutèrent cette nouvelle conquête à celles qui déjà avaient illustré leurs armes. Ce ne fut pourtant pas sans éprouver de bien grandes difficultés qu’ils triomphèrent de la résistance des Visigoths. La lutte fut pénible et meurtrière, et lorsque la guerre eut cessé, la majeure partie de la population avait dis- paru. Les Arabes furent donc réduits à appeler des étran¬ gers pour repeupler le pays qu’ils avaient conquis. Les kalifes firent publier dans leurs États qu’on don- 1101 a i t des tenes et des habitations a tous ceux qui passeraient en Espagne. Un grand nombre d’Arabes changèrent de p t trie » et si 1 on en croit un histo¬ rien (4), l’on comptait parmi eux cinquante mille fa¬ milles juives. Ce nombre est peut-être exagéré, mais ce qu’il y a de bien certain, c est que les Juifs étaient très-nom- G8 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. breux en Orient, et l’expérience a fait connaître assez avec quelle rapidité leur population s’est toujours ac¬ crue. Arrachés à l’oppression des Perses, jouissant d’une entière liberté sous les kalifes, les Juifs avaient sem¬ blé revivre pour la culture des sciences: ce goût qui les avait distingués en Orient, et qu’ils avaient communi¬ qué aux Arabes, ils le portèrent en Espagne, et les Juifs du pays ne tardèrent pas à s’approprier toutes les con¬ naissances que l’Orient venait de transporter chez eux. Pendant les années de repos que leur laissa la do¬ mination des Arabes, ils se livrèrent avec une ardeur incroyable à l’étude des sciences : la médecine, l’as¬ tronomie, la philosophie trouvèrent en eux de zélés sectateurs, et tandis que les Chrétiens se doutaient à peine des richesses littéraires des beaux siècles de la Grèce, les Juifs d’Espagne commentaient Hippocrate et Platon. « Il est impossible de croire, dit un savant biblio- » graphe (5) , avec quel zèle et quel amour du bien ce » genre d'hommes s’est adonné à la culture des » sciences, surtout à l’explication des livres sacrés, à » la philosophie, à la médecine et à tous les arts libé- » raux. Les académies chrétiennes les plus célèbres » se sont enrichies de leurs productions et jouissent » encore des monuments qu’ils ont laissés. Personne, » en effet, ne pourra nier que toutes les recherches » » qui ont été faites sur l’Ecriture dans les sources hé- » braïques, tout ce que l’esprit humain a consumé » de travaux et de veilles pour découvrir les secrets HUITIÈME SIÈCLE. 69 » de la médecine et de la philosophie, est sorti des » confins de l'Espagne et des écoles que les Arabes et »> les Juifs y avaient fondées. Au reste, les synagogues » que les J uifs ont eues en grand nombre en Espagne, » soit parmi les Maures, soit parmi les Chrétiens, rc- » connues même parmi les Hébreux pour plus il- » lustres que toutes les au très, ont produit les célèbres » interprètes des livres divins, sur lesquels se sont » souvent appuyés les interprètes modernes et même » les Chrétiens, pour découvrir le sens de la langue » sacrée, pour expliquer la Bible et pour éclaircir les » antiquités judaïques. » Tel est lejugement qu’on a porté sur les Juifs d’Es¬ pagne. De tous les temps les communications entre les Juifs d’Occident et ceux d’Orient avaient été fré¬ quentes; outre les relations commerciales qui exis¬ taient entre eux, on voyait souvent des voyageurs juifs aller en pèlerinage en Palestine, et si l’on a vu dans les derniers siècles les Juda Lévi, les Maïmonides, les Gebirol, les Aben Ezra, aller avec empressement pleurer sur les ruines de Jérusalem, combien ne de¬ vait-on pas voir de pareils exemples dans les premiers siècles, alors que les cendres de la ville sainte étaient encore fumantes ! Les Juifs d Occident étaient donc initiés à la plu¬ part des connaissances qui distinguaient leurs frères d’Orient, et pour développer les germes qui étaient semés parmi eux, ils n’avaient besoin que de quelque années de calme. 70 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Ce repos, après lequel ils soupiraient, l’apparition des Arabes vint le leur apporter. Quoique la tolérance fût alors une chose nouvelle en Espagne, les Juifs purent en ressentir les bienfaits. Aussi ne tardèrent- ils pas à montrer dans cette contrée tout ce dont leur esprit était capable. Ils avaient en Orient marché de pair avec les Arabes; ils devaient, en Espagne, ne pas se laisser surpasser par eux. L’histoire nous apprend qu’ils furent loin d’être éclipsés par les Maures : les écoles de Grenade et de Tolède se peuplèrent de savants rabbins. Ainsi, sous le kalife Abdérame, on citait le rabbin Juda (G), qui cultivait à la fois la littérature arabe et la littérature hébraïque. La première lui est rede¬ vable d’un dictionnaire ; la seconde, de la traduction de plusieurs ouvrages arabes. On a de lui un traité dans lequel il recherche les causes qui empêchent la mer d’inonder la terre. Pendant que l’Espagne donnait l’exemple de la to¬ lérance, Lltalie et la France étaient loin d’avoir secoué le joug du fanatisme. Ainsi que nous l’avons dit, les Lombards étaient maîtres de l’Italie. Cette invasion n’avait pas empêché les empereurs d’Orient de conserver l’exarchat de Pia- venne que Justinien avait fondé et qu’ils ne perdirent que sous Léon l’Isaurien. Tant que les exarques de Ravenne reconnurent les lois de l’empire, les évêques de Rome vivaient sous la tutelle des empereurs d’O- rient Lorsque la guerre des images eut détruit en Orient l’autorité de Léon l’Isaurien, les pontifes ro- HUITIÈME SIÈCLE. 71 mains eurent recours aux princes lombards, et bientôt ils choisirent un protecteur dans Pépin le Bref, qui, se montrant reconnaissant envers le#pape Zacha¬ rie (7), contribua puissamment à l’élévation du Saint- Siège. Au milieu de tous ces bouleversements, le sort des Juifs était trop peu de chose pour qu’on s’en oc¬ cupât avec beaucoup d’ardeur; aussi les persécu¬ tions d’Héraclius et de Léon l lsaurien n’atteignirent pas les Juifs d’Italie. La seule disposition hostile que nous trouvions contre eux, c’est celle du concile tenu à Rome sous le pape Zacharie (8) , qui prononce 1 anathème contre le Chrétien qui aurait donné sa fille à un Juif, et la veuve chrétienne qui aurait épousé un homme de cette nation (9). A cette époque, l’importance commerciale des Juifs n avait pas changé. Très-répandus dans la plupart des villes d’Italie, ils y étaient les plus riches négo¬ ciants (10) Ils entretenaient en grande partie les re¬ lations commerciales des ports de l’Italie avec l’O- rient : eux seuls recevaient les riches étoffes de l’Asie, qu’ils importaient dans les divers États de l’Eu¬ rope (a). Ainsi, les Juifs contribuaient puissamment à jeter en Italie la semence de cette illustration commerciale qui devait un jour s’attacher au nom de ses prin¬ cipales villes maritimes. Venise, Livourne, Gênes, dans leur enfance, recevaient en grande partie des Juifs cette impulsion qu elles devaient communi- ( a ) Muratori, De mercatoribus antiq. ital. medii œvi, t. j. 72 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. quer aux autres parties de l’Europe méridionale. Le zèle pour le commerce qui distinguait les Juifs d’Italie continuait à se manifester chez ceux qui habi¬ taient la France. Dans les Gaules, l’invasion des Sar¬ rasins, loin d’avoir diminué leur nombre, n’avait servi qu’à l’augmenter. Il y en avait beaucoup qui étaient attachés aux armées des Sarrasins; les relations qu’ils étaient à portée d’avoir avec les habitants du pays parmi lesquels ils trouvaient un grand nombre de leurs frères, les déterminaient à s’v fixer. Aussi, lors- que les Sarrasins furent obligés de reculer devant Charles Martel, les Juifs venus avec eux restèrent dans les Gaules ; les uns s’y adonnèrent au com¬ merce ou à l’industrie, la plupart cultivèrent les sciences. Dans les autres parties de la France, leur impor¬ tance s’accrut considérablement sous les rois de la seconde race. L’avénement de Charlemagne devait marquer un temps d’arrêt dans le règne des préjugés religieux; ce n’est. pas que ce prince, malgré la gran¬ deur de son génie, n’ait payé son tribut aux idées de son temps: la guerre contre les Saxons, inspirée par le fanatisme, en est une preuve; mais on peut remar¬ quer dans ses lois plus d’humanité envers les Juifs. Dans les commencements de son règne, nous les trouvons nombreux et puissants en France; nous voyons plusieurs d’entre eux, à la cour, jouir de toute la faveur du monarque. Charlemagne avait pour mé¬ decin un Juif nommé Farragut (12), traducteur des œuvres médicales d’Aben Gesta, médecin arabe. Dans HUITIÈME SIÈCLE. 73 une ambassade célèbre envoyée parce prince au kalife Aaroun, le Juif lsaac marchait l’égal des comtes Sans- frid et Sigismond (12). Ces deux nobles personnages n’avaient même été adjoints au Juif lsaac que pour donner plus de solennité à l’ambassade. Aussi, la mort les ayant frappés tous les deux pendant le trajet, le Juif lsaac se présenta seul. 11 fut très-bien accueilli par Araoun, et revint de sa mission chargé des pré¬ sents du kalife. Parmi ces présents, on remarquait un éléphant d’une taille extraordinaire, et une hor¬ loge qui fit l’admiration de la cour de Charlemagne. Ce prince avait plusieurs fois confié à des Juifs des missions importantes. Il les envoyait auprès des puis¬ sances de l’Asie, soit pour fonder des relations com¬ merciales, soit pour traiter des affaires politiques. Il savait ainsi mettre à profit leur activité, leur intelli¬ gence et les connaissances qui leur étaient particu¬ lières. Charlemagne ne songeait cependant pas à amélio¬ rer l’état civil des Juifs : l’esprit du tempss’y opposait. Mais, grâce à la tolérance dont ils jouissaient, ils avaient prospéré dans le commerce et l’industrie. Leurs richesses contrastaient avec l’état misérable dans lequel le peuple se traînait. Le clergé lui-même, vivant au milieu de la dissolution, éprouvait de si grands besoins, que si nous en croyons un des capitu¬ laires de ce prince, les Juifs se vantaient de pouvoir acheter des évêques et des prêtres tout ce qui leur plaisait en fait de vases sacrés ou de trésors ecclésias¬ tiques. Charlemagne prend à ce propos des mesures 74 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. pour réprimer les dilapidations dont les prêtres se rendaient coupables. Mais il avait beaucoup à faire pour réformer des hommes qui depuis longtemps ex¬ ploitaient la religion au profit de leur avarice ou au gré de leurs passions (a). Saint Jérôme s’en était plaint de son temps, et en parlant de la dissolution du clergé de Rome, il avait flétri cette ville du nom de Babylone. Dans les siècles suivants, et surtout sous le règne de Charlemagne, les choses n’avaient pas changé. « Les mœurs publiques, dit Mably (13), étaient » atr ices. Les Français, dans leur ignorance grossière, » pensaient que Dieu avait besoin de leur épée pour » étendre son culte, comme leur roi pour agrandir » son empire. Les évêques eux-mêmes, éloignés du » chemin que leur avaient tracé les apôtres, semblaient » avoir entièrement oublié qu’ils vivaient sous la loi de » grâce. » Après ce tableau de ce qu’était la France au vme siè¬ cle pouvait-on espérer de voir l’esprit de justice et de charité passer dans la législation concernant les Juifs ? (a) On citait un évêque qui avait donné une somme considérable à un Juif pour se procurer un mets préparé avec des épiceries que ce Juif avait apportées du levant. ( Moine de Saint-Gai , liv. i; 6, 20.) NEUVIÈME SIÈCLE. 75 CHAPITRE VI IXme SIÈCLE Si la prospérité commerciale des Juifs s’accrut sous le régne de Charlemagne, leur état politique ne s’amé¬ liora pas Les capitulaires de ce prince ne s’occupent de leur sort que pour appeler sur eux les exclusions ou les incapacités qui les frappaient sous les règnes précédents. Ainsi, lorsqu’il est question de personnes qui peu¬ vent être admises à porter une accusation publique, Charlemagne refuse ce droit aux Juifs (I). « Nous » voulons, dit-il, que les esclaves, que ceux qui sont » notés d’infamie, ou sujets à des turpitudes, ou hé- » rétiques, soient exclus du droit de porter une accu- » sation. » Dans cette nomenclature sont compris les Juifs, et c’est sous le titre de personnes viles , c’est en les rangeant dans la même classe que les condamnés, les hommes notés d’infamie, qu’on les prive d’un droit sacré, celui de demander justice des offenses dont ils pourraient être l’objet. Cette interdiction n’est pas la seule qui se présente dans les capitulaires. Une autre disposition leur défend de prendre à titre de location ou d’emphytéose les biens des Chrétiens, et de leur céder les leurs au même titre (2). Cette loi de Charlemagne nous apprend que les 76 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Juifs possédaient des immeubles, et que l’agriculture ne leur était pas étrangère, puisqu’ils prenaient à ferme les biens des Chrétiens, et que lorsque la loi leur eut interdit d’affermer leurs biens propres, ils furent nécessairement réduits à les cultiver eux- mêmes. Cette observation venge les Juifs d’un reproche qui leur a été souvent adressé, celui d’être restés étrangers à l’agriculture partout où ils se sont établis. Il est constant qu’ils n’ont pas plus négligé l’agri¬ culture que toutes les autres branches d’industrie; et si dans la suite des siècles on les a vus mettre tous leurs soins à mobiliser leur fortune, à se dépouiller de tout ce qui pouvait les attacher au sol qu’ils habi¬ taient, ce n’est que parce qu’on leur avait fait une dure nécessité de se tenir à chaque instant prêts à se sous¬ traire à quelque nouvelle confiscation ou bien à su¬ bir quelque nouveau bannissement. Il n’en était pas encore ainsi sous le règne de Char¬ lemagne : les Juifs étaient persécutés comme infidèles, mais on n’allait pas jusqu’à les contraindre formel¬ lement à embrasser le Christianisme. On voulait cependant les y réduire d’une manière indirecte, et sans leur en faire une loi expresse, on voulait les y forcer, comme jadis on forçait les citoyens à sortir de Rome en leur interdisant l’eau et le feu. Telle était à peu près la politique des rois envers les Juifs; les lois de Charlemagne, que nous venons de rapporter, sont dictées par cet esprit de prosély¬ tisme, qui était alors la pensée dominante (3). Cet NEUVIÈME SIÈCLE. 77 esprit se manifeste surtout dans une des dernières parties des capitulaires (4). En s’occupant du mariage, Charlemagne défend aux Juifs et aux Chrétiens de se marier entre parents jusqu’au septième degré. « Nous voulons de plus, y est-il dit, que si quelque » Chrétien ou Chrétienne, quelque Juif ou Juive, veu- » lent contracter mariage, ils ne puissent le faire » qu’après avoir constitué une dot et avoir reçu préala- » blementdans l’Eglise de Dieu la bénédiction du prêtre. » Que si quelque Chrétien ou Juif se marie sans avoir » reçu cette bénédiction, il payera cent sous au prince, » ou bien il recevra publiquement cent coups de » fouet. » Ainsi, les Juifs sont formellement soumis à deman- f der à l’Eglise chétienjne la bénédiction nuptiale; heu¬ reusement le défaut ‘de cette formalité peut se couvrir par le payement d’une amende, et il est probable que les Juifs aimaient mieux la payer que de faire une pareille infraction à leur loi. Dans le cas cependant où leurs moyens ne suffi¬ saient pas, il fallait bien se résoudre à se présenter à l’Eglise pour éviter la rigueur du traitement dont on les menaçait. Mais alors on se demande comment il était possible à un prêtre chrétien de bénir un pareil mariage. La bénédiction nuptiale devait donc être précédée d’une abjuration de la part des Juifs, et c’était en d'autres termes les forcer à se convertir toutes les fois qu'ils voudraient se marier et qu'ils n’auraient pas cent sous à payer au prince, ou le cou¬ rage de souffrir cent coups de fouet. 78 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. L’espritde prosélytisme- n’a jamais mis plus de raf¬ finement dans ses inventions On voit cependant, avec regret, un prince qui s’était élevé au-dessus de son siècle par la grandeur de son génie (5), abaisser sa raison devant les préjugés fanatiques qui dirigaient ses contemporains; Charlemagne, plus que tout autre, aurait dû, peut-être, en secouer le joug; mais le mo¬ ment n’était pas encore venu. Après ce qu’ils avaient éprouvé de la part de Char¬ lemagne, qui s’était montré si jaloux de les convertir, les Juifs ne devaient pas s’attendre à être traités moins sévèrement sous les successeurs de ce prince qui étaient bien loin de l’égaler; il n’en fut pourtant pas ainsi. Nous voyons, en eflet, avec satisfaction, le règne de Louis II marqué par des actes de tolérance dignes d’être signalés* (6) On trouve une quantité de privilèges accordés par ce prince à certains Juifs de la Septimanie; dans l’un il accorde à Rabby Donnatus et Samuel son ne¬ veu, pour eux et leur postérité, le droit de posséder, sans aucun trouble, les maisons, terres et autres objels à eux appartenant; les vendre, les louer et faire ce qu'un autre sujet pourrait en faire. Une semblable disposition est portée en faveur de David et de ses deux fils Joseph et Ammonicus. Le même privilège est conféré à un autre Juif nommé Abraham* Enfin, un quatrième diplôme est expédié, dans le même sens, à Gaudivius et ses deux fils: « Vu (est-il » dit dans le préambule) que, quoique la foi aposto- NEUVIÈME SIÈCLE. 79 *> lique nous ordonne de faire du bien à nos sujets » qui professent la meme foi, elle ne nous défend » pas d’en faire également à ceux qui professent une >» foi différente. » Il est consolant de trouver, au ixe siècle, ces pa¬ roles de charité dans la bouche d’un prince chrétien ; il est beau de voir la douceur évangélique se réfugier dans le cœur d’un roi, lorsqu’elle avait déserté celui des ministres de la religion. Que de maux auraient été épargnés si les principes proclamés par Louis II avaient pu germer dans l’esprit des princes Cependant, nous ne devons pas perdre de vue que les diplômes que nous venons de rapporter n’étaient que des privilèges accolés à certains Juifs. Les autres restaient donc toujours sous le régime des lois d’ex¬ ception, et la charité de Louis II ne pouvait pas aller jusqu’à les en délivrer entièrement. Dans les diplômes dont nous venons de parler, et qui sont, du reste, en grand nombre, ce prince per¬ met à ceux qui en sont l’objet de disposer à leur gré de leurs propriétés, d’avoir des Chrétiens à leur ser¬ vice, pourvu qu’ils ne les fassent pas travailler les dimanches et les jours fêtes; il leur accorde, de plus, la permission d’acheter et de vendre des esclaves étrangers. S’occupant ensuite des discussions qui peu¬ vent survenir, il dispose que, si un Chrétien leur fait un procès, il prendra pour juges trois Chrétiens et trois Juifs, et jugera avec eux (a); que, si c’est un Juif, (fl) Cuiu eis judicabit. Cela veut-il dire que le chrétien sera juge 80 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. qui intente un procès à un Chrétien, il prendra trois Chrétiens et les établira juges. On voit que, dans ces dispositions, l’avantage était toujours du côté du Chrétien. Mais si l’on se reporte à la loi de Clothaire, qui privait les Juifs du droit d’intenter aucune action en justice, on reconnaîtra que Louis II faisait beau¬ coup en leur faveur que de leur accorder une forme quelconque de jugement. Ce n’est pas à cela que l’empereur Louis borne sa protection ; il défend aux Chrétiens de suborner les esclaves des Juifs et de les baptiser malgré eux (7). Il déclare que quiconque aura commis une action de ce genre sera puni sur sa personne et sur ses biens. Il dispose ensuite que, si quelqu’un a conseillé ou commis un meurtre à l’égard " d’un Juif, il payera 10 livres d’or au palais. Louis II réformait ainsi la loi des Ripuaires, qui ne permettait pas d’informer contre le Chrétien qui aurait tué un Juif. Par une autre disposition, il défend de mettre les Juifs en jugement et de les soumettre à l’épreuve de l’eau et du feu. C’était à la fois une grande faveur et un grand acte de justice. Si l’on considère quelles étaient les cérémonies religieuses qui précédaient les épreuves de l’eau et du feu, cérémonies que les Juifs ne pouvaient accom¬ plir sans violenter leur croyance, on reconnaîtra que, dans sa propre cause? Le sens littéral le dirait. Il est cependant difficile d’admettre une pareille disposition, qui aurait laissé au Juif peu de chance d’obtenir justice. Les mots cum eis judicabit signi¬ fient sans doute : le procès sera jugé par eux. NEUVIÈME SIÈCLE. 81 pour faire condamner un Juif, on n’avait qu’à le mettre en jugement, vu qu’il lui était impossible de subir l’épreuve à laquelle on l’aurait soumis. On ne peut pas supposer que Louis II voulût accor¬ der aux Juifs un brevet d’impunité pour tous les mé¬ faits qu’ils pourraient commettre, mais il voulait les exempter d’une forme de jugement qui devait les faire condamner, innocents ou coupables. Une autre loi de Louis le Pieux les exempte du payement des impôts qui pesaient sur les autres su¬ jets (8). Il est vrai qu’ils payaient des impôts particu¬ liers, et le fisc n’y perdait rien. Ce n’était cependant pas sans motifs que Louis II accordait aux Juifs ces divers privilèges; le trésor ne pouvait se passer de leurs services; c’était à eux qu’é¬ tait confié le soin de recouvrer les impôts. Louis II les oblige à se présenter tous les ans, ou tous les deux ans, au palais, sur l’ordre du ministre, pour rendre leurs comptes (a). On leur laissait ainsi une bien grande latitude dans la gestion des deniers publics. Grâce à ces faveurs et à leur active industrie, l’im¬ portance commerciale des Juifs ne s’était jamais éle¬ vée, en France, à un si haut degré. La prospérité dont ils jouissaient ne pouvait man¬ quer de leur susciter des ennemis. Deux lettres d’Ago- (a) Ita ut deinceps annis singulis, autpost duorum annorum cur- ricula, mandante missionum ministro, ad nostrum reniant palatium, atque ad cameram nostram fideliter, unusquisque ex suo negotiio ac nostro desservire studeat. ( ChartaLud. pii , n. 3 2, 33; 34.) 6 82 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. bard, archevêque de Lyon, adressées, 1 uiiea Hdduin, maire du palais, l’autre à l’empereur Louis, nous donnent la mesure de tout ce que pouvait inventer contre eux la haine du clergé. Dans ces deux letties, l’archevêque de Lyon dénonce à l’empereur les pré¬ tendus crimes des Juifs et surtout les mauvais pro¬ cédés, à son égard, d’un personnage nommé Eve- rard (19;, préposé par l’empereur à la conservation de leurs privilèges. Ce n’était pas la première fois qu’Agobard se dé¬ chaînait contre les Juits qui habitaient son diocese. Déjà il y avait prêché l’intolérance, en défendant ex¬ pressément aux Chrétiens d’avoir rien de commun avec eux. Les Juifs avaient porté plainte à l’empereur Louis, et c’est à ce sujet que l'empereur avait envoyé à Lyon un délégué qui, sous le titre de conservateur des pri¬ vilèges des Juifs, devait veiller à ce qu’ils ne fussent pas les victimes du caprice de l’archevêque. Agobard n’eut pas lieu d’être satisfait de cette dé¬ cision, aussi il écrivit à deux reprises des lettres à la cour pour s’en plaindre. Dans ces lettres, il s’indigne de la clémence de l’empereur pour les Juifs et de la protection qu’il leur accorde (a). 11 dit que les Juifs ont des esclaves qu’ils en- (a) L’évêque Agobard dit que les envoyés de l’empereur sont chris tianis terribiles et judœis mites. f'Hist. de Fr., t. vi, p. 233. Agobardi opéra , édit, de Baluze, t. i, p. 64.) NEUVIÈME SIÈCLE. §3 lèvent les enfants des Chrétiens et vont les vendre en Espagne; qu’ils élèvent de nouvelles synago¬ gues, contre la disposition de la loi insérée au Code théodosien ; qu ils ont des prédicateurs, qui, au dire de plusieurs Chrétiens, prêchent mieux que leurs curés; enfin, que les marchés qui avaient lieu le samedi >ont changés à un autre jour, par rapport à eux. Dans tous ces griefs accumulés, l’archevêque de Lyon trouve des crimes irrémissibles, et il appelle sur les Juifs toute la sévérité de l’empereur. Ces lettres d Agobard ne firent aucune impression sur l’esprit de Louis; l’archevêque pourtant ne s’en tin t pas là et vint, en personne, à Paris, renouveler ses plaintes. L’empereur se borna à lui enjoindre de retourner à son diocèse. Agohaid se retira, mais il ne put pardonner aux juifs le triomphe qu’ils venaient d’obtenir (10) : il v°ua depuis lors à Louis II une haiiie implacable, et lors de la révolte des fils de ce prince, Agobard se trouva impliqué dans la conspiration. Les lettres d Agobard nous apprennent qu’à Lyon, l’importance commerciale des Juifs était telle, qJe le marché qui se tenait le samedi avait été transporté à un autre jour, parce que les Juifs ne traitaient aucune affaire le jour du Sabbat. Cette particularité n’était peut-être pas nouvelle; il y aurait, en effet, lieu de croire que pareille chose avait existé sous le règne de Charlemagne; car, dans 84 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. un chapitre de ses Capitulaires, ce prince se plaint de ce que les Chrétiens judaïsent et se reposent le samedi. Une autre remarque que nous fournissent ces let¬ tres, c’est celle relative aux prédicateurs juifs. L’évê¬ que de Lyon paraît redouter leur influence, et ses craintes ne sont pas sans fondement; car, d’après lui, les Chrétiens publient que les rabbins prêchent mieux que leurs curés (11). Le nouveau grief d’Agobard contre les Juifs jette un grand jour sur leur état en France au ixe siècle. Il paraît qu’ils comptaient parmi eux des hommes à qui le talent de la parole n’était pas étranger, puisqu’ils prêchaient publiquement. Il paraît, de plus, que ces prédicateurs parlaient la langue du pays, puisqu’ils étaient à portée de se faire entendre des Chrétiens. Ainsi supérieurs dans le commerce, les Juifs l’em¬ portaient encore sur les Chrétiens par leur science. Ils étaient à la fois et les plus industrieux et les plus éclairés, et malgré le mépris qui les poursuivait, malgré les vexations dont ils étaient à chaque in¬ stant les victimes, ils ont pu, au ixe siècle, faire craindre à un évêque l'influence de leurs prédica¬ tions (12) . Les conversions au Judaïsme n’étaient pas sans exemple. Plusieurs Chrétiens, parmi lesquels on citait un diacre du Palais, nommé Pulho, avaient quitté l’Eglise pour embrasser le Judaïsme. Du reste, rien ne pouvait égaler la considération dont jouis¬ saient les Juifs a la cour de Louis 11. On les comblait NEUVIÈME SIÈCLE. 85 de distinctions, et les courtisans disaient hautement qu’il fallait respecter la postérité cV Abraham. L’impé¬ ratrice Judith, épouse de Louis II, les accueillait avec le même empressement. Aussi obtenaient-ils d’elle tout ce qu’ils désiraient. C’est à Lyon surtout que cette laveur s était fait sentir. Ils y occupaient un des plus beaux quartiers de la ville, ils y avaient bâti une magnifique synagogue à mi-côte de la montagne de Fourvière, un peu au-dessus de la place du Change. Ils y possédaient de grandes richesses et s’étaient ren¬ dus maîtres du commerce. Leur luxe était en propor¬ tion de leur fortune, et les dames juives étalaient de magnifiques parures qu’elles recevaient des dames du pn lais, et même de l’impératrice (a). On sent combien le clergé devait voir de mauvais œil tant de prospérité. Il n’est donc pas étonnant que l’évêque Agobard leur ait imputé des crimes dont ils n’étaient pas coupables. L’enlèvement des enfants chrétiens doit, à bon droit, nous paraître suspect. Quant au commerce des esclaves, ce n’était pas par philanthropie qu’on cherchait à l’interdire aux Juifs. Ce commerce était dans les mœurs du temps. On voulait bien interdire aux Juifs de posséder des esclaves, mais on ne le défendait pas aux Chré¬ tiens. Ainsi, les conciles de Tolède et les lois de Visi- goths défendent aux Juifs de posséder des esclaves [a) Ostendunt (disait l’èvêque Agobard) vestes muliebres a con- sanguineis vestris vel matronis palatiorum , uxoribus eorum directas. 86 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. chrétiens; mais, loin de s’indigner de ce qu’ils font un pareil trafu\ ils l'autorisent en leur ordonnant de vendre ceux qu’ils ont. Les dispositions des conciles tenus en France sont conçues dans le même sens. On * défend toujours aux Juifs d’avoir «les esclaves, mais on permet aux Chrétiens de racheter ceux qu’ils ont (13). On défend aux Chrétiens de vendre des esclaves aux Juifs (14), mais on leur permet d’en vendre aux Chrétiens. Le commerce des esclaves était donc formellement autorisé. Dès lors, les Juifs, en s’y livrant, ne faisaient rien de contraire aux lois. On comprend cependant combien ce genre d’ind i s trie devait prêter à ta supposition présentée par l’évêque Agobard de renlèvementM’enfants chrétiens pour les vendre. C’est, là une de ces accusations sans preuves et sans vraisemblance que la malveillance devait ex¬ ploiter. L’empereur Louis ne pouvait donc être touché des plaintes portées par l’évêque de Lyon, marquées au coin de l'exagération et de la haine. Aussi, dans les diplômes que nous avons cités, il permet aux Juifs de vendre et d’adieter des esclaves, en leur recomman¬ dant pourtant de ne prendre que des esclaves étran¬ gers. Ainsi, les fureurs de l’évêque Agobard demeurè¬ rent impuissantes et ne firent qu'accroître la bienveil¬ lance de Louis II à leur éçard. Le règne de Charles le Chauve ne leur fut pas défavorable. Une loi de ce prince soumet, il est vrai, les mar¬ chands juifs a donner au fisc le dixième du pro- NEUVIÈME STÊCLE. 87 cl u i t de leurs marchandises, tandis que les Chré¬ tiens ne devaient donner que le onzième (15). Un autre passage des mêmes Capitulaires s’occupe des orfèvres juifs, et leur défend de vendre de l’or mêlé, à peine d’en perdre le montant et de payer une composition de soixante sols. Ces lois nous indiquent que les Juifs se maintenaient dans le commerce et l’industrie: d’autre part, ils possédaient des immeubles et n’étaient pas étran¬ gers à l’agriculture ( a ). Cependant le successeur d’Àgobard, qui avait hé¬ rité de son ressentiment, faisait mouvoir tous les res¬ sorts de l’intrigue pour les persécuter. 11 s’entendait avec l’archevêque de Heims. très-influent auprès de Charles le Chauve. Il résulte d’une lettre écritepar l'ar¬ chevêque de Reims, qu’il avait concerté avec le roi et les ministres une ordonnance touchant les Juifs. Cette ordonnance n’a jamais paru. Il est probable que Charles le Chauve ne crut pas devoir donner suite aux sollicitations de l’archevêque. Ce prince était loin d'être hostile aux Juifs ; à l’exemple d’un grand nombre d’autres souverains, Charles le Chauve avait auprès de lui un médecin j u i fqu i jouissait de la plus grande faveur. A la mort de ce prince on prétendit qu’il avait péri par le poison, et l'on ne craignit pas de faire peser les soupçons sur son médecin. [a) D. Vaissette, Preuves de l'hisloire du Languedoc, t. i, liv. iv; — Chorier. Ilist. du Dauphiné. 88 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Il ne manquait à cette fable que la matérialité du fait. Il n’est nullement prouvé que Charles le Chauve soit mort empoisonné, et il le serait encore moins qu’il eût reçu le poison des mains de Sedecias (17). D’ailleurs, ce médecin juif ne pouvait être l’ennemi d’un prince qui le comblait de bienfaits et qui était envers sa nation aussi juste qu’il était permis de l’es¬ pérer. A l'exemple de Charlemagne, Charles le Chauve avait eu aussi l’occasion d’employer les talents des Juifs : ayant à envoyer un délégué à Barcelone, ce fut un Juif nommé Judas qu’il choisit. Cet envoyé était porteur d’une lettre adressée à la ville de Barce¬ lone (a), avec 10 livres posant d’argent pour la cathé¬ drale. Sous un prince qui savait faire ainsi abstrac¬ tion de la différence de religion, l’état des Juifs ne pouvait pas éprouver des changements bien funestes. Cependant le concile de Meaux (17), tenu à cette époque, et auquel assistait l’archevêque de Reims Hincmar, renouvelait toutes les exclusions que l’in¬ génieuse ardeur du fanatisme avait inventées. Il dé¬ fendait aux Juifs d’exercer aucune charge, soit dans la magistrature, soit dans la milice, d’avoir des es¬ claves chrétiens, d’élever des synagogues et de se marier avec des Chrétiennes. Heureusement pour les Juifs, la voix du concile de Meaux ne pouvait être entendue au milieu des troubles qui agitaient le pays. (a) Dans cette lettre, Charles le Chauve appelle le Juif Judas mon féal. NEUVIÈME SIÈCLE. 89 La France n’était plus ce qu’elle avait été sous le régne de Charlemagne. On avait vu les fils de Louis II se disputer les lambeaux de la faible autorité qui s’é¬ tait conservée entre les mains de leur père; le pape Grégoire IV, devenu l’arbitre de leurs différends, cher¬ chant à établir le pouvoir du Saint-Siège au détri¬ ment de celui des rois; les Normands ravageant les côtés de la France; au milieu de ce désordre, chaque province s’efforçant de se donner un souverain; les lois remplacées par l’arbitraire, et bientôt la féodalité attachant à la glèbe des populations sans ressources qui cherchaient un maître pour les protéger. Au milieu de ces bouleversements, il ne dépendait pas du concile de Meaux de changer le sort des Juifs ; mais les éveques n en étaient pas moins disposés à les persécuter là où s’étendait leur pouvoir. Ainsi, vers la fin du ixc siècle, l’évêque de Sens les chasse de son diocèse (18). Le moine Odoran, qui rapporte ce fait, dit que l’évêque avait un motif cer¬ tain, et ce motif, il se garde bien de nous l’apprendre, probablement parce qu'il n’en existait pas d’autre que leur qualité de Juifs. Le moine Odoran n’en loue pas moins le primat sur son mérite et son extrême modération : étrange modération que celle qui permet à un prélat de sévir contre des malheureux dont le seul crime est de res¬ ter soumis à la foi de leurs pères ! Pendant que l’évêque de Sens expulsait les Juifs, l’évêque de Toulouse ne les traitait pas plus favora¬ blement. 90 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. En vertu d’un ancien usage, on soumettait les Juifs à être souffletés trois fois par an sur la place publique. C’est avec pompe qu’on leur faisait subir ce traite¬ ment; et telle était l’ardeur qu’on y mettait, que souvent ces malheureux expiraient sous les coups qui leur étaient infl gés. On avait vu un de ceux qui présidaient à cette cé¬ rémonie revêtir sa main d’un gantelet de fer et déchi¬ rer ainsi le visage du patient. Cet usage, disait-on, s’était établi pour punir les Juifs d’avoir livré Toulouse aux Sarrasins; mais cette accusation banale est dé¬ mentie par les historiens du temps Du reste, le fana¬ tisme qui inventait des accusations pareilles n’y regardait pas de si près L’accusation relative à Tou¬ louse eût-elle été vraie, comment aurait-elle pu légitimer les violences de la colaphisation, d’autant plus atroces que Ton choisissait ordinairement pour victime le vieillard le plus respectable de la popula¬ tion juive? Pour se soustraire à cette vexation, les Juifs pré¬ sentèrent une supplique au roi. Ils lui exposaient les excès dont ils étaient victimes. Ils le suppliaient de les délivrer du joug qui les op¬ primait, et ce qui était peut-être plus décisif, ils lui offraient une somme considérable d’argent. « Fidèle à » la foi catholique (est- il dit dans la Vie de saint Théo- » dart ), le roi leur représenta que les maux qu’ils » éprouvaient n’étaient que la peine qui leur était » due cl que la justice divine leur infligeait; qu’il lui » était donc impossible de les en délivrer, et qu’il ne 91 NEUVIÈME SIÈCLE. » pouvait changer les lois que ses prédécesseurs » avaient portées, et qu’ils avaient revêtues de leur » sceau (19). » Cependant, par grâce spéciale, il consentit à en¬ voyer un délégué au gouverneur de l’Aquitaine pour procéder à un nouvel examen, dans un conseil com¬ posé des évêques de Septimanie et d’Aquitaine, et présidé par l’archevêque de Narbonne (a). Ce conseil fut réuni ; les séances se tenaient devant la porte de 1 église. Le clergé déduisit les motifs en vertu desquels il demandait le maintien de la cou¬ tume établie. Les Juifs, de leur côté, firent valoir toutes les rai¬ sons qui militaient en leur faveur. Le conseil ne décida rien Une dernière séance fut tenue devant la porte de la synagogue, et, sans prendre aucune déter¬ mination, leconseil se contenta d’envoyer les procès- verbaux au roi, qui mourut bientôt après. Les Juifs ne furent donc pas délivrés de cette vexation inouïe, et la colaphi^ation subsistait encoreau commencement du xiie siècle ("20). Pendant que les Juifs de Toulouse étaient ainsi maltraités, ceux de Narbonne éprouvaient une tri¬ bulation d’un autre genre. A l’instigation du pape Étienne IV, Charles Je Simple, portant son attention sur la ville de Nar¬ bonne. fut instruit de la pauvreté du clergé et de l’opulence des Juifs (21). (a) Catel, Mémoires de l’histoire du Languedoc , liv. m. 92 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Il trouva naturel de dépouiller des infidèles pour enrichir l’église; en conséquence (22), il donna de sa libéralité, à titre d’aumône, à l’église de Saint- Just, toutes les terres que les Juifs possédaient dans le comté de Narbonne, à quelque titre qu ils en eus¬ sent acquis la propriété. Il était bien permis au roi d’être libéral envers l’é¬ glise de Saint-Just; mais s’emparer des biens d’au¬ trui pour en faire des libéralités, c’était un étrange abus du droit du plus fort. Les excès qui se manifestaient à cette époque, en France, se reproduisaient sous d’autres formes en Italie. Cependant les Juifs y étaient moins souvent persé¬ cutés. La raison en était sans doute que l’état continuel d’agitation dans lequel vivait cette contrée, dans le moyen âge, ne laissait pas le temps de s’occuper de leur sort. Ce n’est pas que les décrets des conciles leur fussent plus favorables, mais Tltalie étant divi¬ sée en une foule de petites souverainetés, il y avait plus de chances pour eux de s’y maintenir, surtout dans les villes commercantes, forcées de consulter leurs intérêts matériels plutôt que les inspirations du clergé. Les persécutions auxquelles ils étaient constam¬ ment en butte, à cause de leur croyance, avaient eu pour résultat d’inspirer aux Juifs un plus vif attache¬ ment pour leur religion, à la conservation à laquelle ils avaient sacrifié leurs plus chers intérêts. De là ce NEUVIÈME SIÈCLE. 93 respectscrupuleux pour les plus minutieuses pratiques, et cette ardeur avec laquelle ils accroissaient chaque jour cette haie que les docteurs avaient voulu élever .autour de la loi pour lui servir de rempart. Cependant cette disposition d’esprit qui les portait vers l’étude de la loi était un acheminement vers le culte des autres sciences. Aussi voyons nous les écoles juives s’accroître et prospérer à mesure qu’elles trouvent moins d’obs¬ tacles à vaincre. L’établissement des Arabes sur¬ tout et l’exemple des écoles établies en Espagne dé¬ veloppaient le même goût chez les Juifs des autres parties de l’Europe. Ils s’initiaient aux connaissances des Juifs espagnols bien plus rapidement que les Chrétiens, puisque la langue hébraïque leur rendait facile celle de l’arabe. D’un autre côté, les communications entre les Juifs d’Espagne et ceux de France et d’Italie étaient fré¬ quentes, surtout depuis que les Sarrasins 'avaient pé¬ nétré dans les Gaules. Aussi les Juifs de France et d’Italie ne tardèrent pas à partager les richesses littéraires de ceux d’Es- pag ne; l’étude de la médecine s’établit chez eux comme chez les Juifs espagnols, et déjà, au ixe siècle, les principaux médecins en France et en Italie étaient des Juifs (23). Pendant que le goût des sciences s’introduisait peu à peu chez les Juifs de France et d’Italie, ceux d’Es¬ pagne se distinguaient dans presque tous les genres. Ainsi, on les voyait se livrer avec ardeur au culte des 94 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. arts el surtout à l’agriculture. Sous l’empire des Vi- sigoths, les Juifs avaient été trop tourmentés pour qu'ils pussent entreprendre des travaux utiles; lors¬ que les Maures parurent, non-seulement ils obtinrent une protection après laquelle ils avaient vainement soupiré, mais encore on leur distribua des terres. De¬ venus ainsi de véritables citoyens, ils en remplirent tous les devoirs. Ils partagèrent avec les Arabes rhonneur de toutes les découverte» propos à fertiliser le sol de l’Espagne. Nous les voyons appliquer les connaissances hydrau¬ liques de l’époque à l’irrigation ^es terres (24) : l’Es¬ pagne était devenue, sous la domination des Maures, un des pays les plus fertiles; on y avait transplanté les productions de l’Afrique, on y fabriquait des étoffes de soie, de coton, des cuirs maroquinés. Toutes <,es branches de commerce étaient exploitées par des Arabes ou des Juifs (a). Les Chrétiens d’Es¬ pagne étaient restés bien en arrière, et ils n’ont eu d’autre mérite, à cette époque, que d’avoir coopéré à la construction de quelques mosquées. 11 n’en était pas ainsi des Juifs. Les Arabes les avaient associés à leurs succès litté¬ raires, et à l’abri de la protection dont ils jouissaient, ils rivalisaient d’efforts pour se rendre digues de leurs protecteurs. Le kalife Almanzor avait encouragé les sciences. (a) Peuchet, Dictionnaire universel de géographie commer¬ ciale, t. ni, p. 742. DIXIÈME SIÈCLE. 95 Haraoun-al-Raschid ne négligea rien pour les fixer dans ses Etals; il en fut de même de son successeur Al ma mou n Sous le règne de ce dernier, les écoles arabes bril¬ lèrent du plus grand éclat. Les Juifs ne contribuèrent pas peu à les rendre florissantes, et pendant qu’en Orient, Almamoun attachait auprès de lui les célèbres médecins juifs, Mascballa et Abul Bararat, surnommé le phénix de son siècle, ou le père des bénédic¬ tions (25), la plupart des savants qui professaient la médecine en Espagne étaient des Juifs. On peut classer parmi eux le célèbre Aven-Zohar, dont cer¬ tains auteurs font un médecin arabe, parce qu’il a écrit dans cette langue (20). Si nous nous en rapportons à son témoignage, les écoles de Grenade, de Gordoue et de Tolède étaient peuplées d’hommes sages (27), professant la religion juive, qui s’elforçaient de transmettre à leurs nom¬ breux élèves les riches connaissances qu’ils possé¬ daient. CHAPITRE VII Xme SIÈCLE Depuis leur établissement en Espagne, les principes de tolérance qui avaient animé les rois maures ne s’é- 96 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. taient pas démentis. Les différentes nations qui peu¬ plaient alors cette contrée devaient nécessairement y amener une diversité de mœurs et de croyances. C’est en accordant à tous une égale protection, que les rois maures étaient parvenus à se concilier l’amour de leurs sujets et à faire fleurir leur empire. Leur zèle pour les sciences, surtout, avait fixé au¬ près d’eux une foule de savants, et la littérature des Arabes, en Espagne, ne le cédait en rien à celle qui, depuis plusieurs siècles, florissait en Orient. Dans l’un et l’autre de ces deux empires, les Juifs continuaient à marcher de pair avec eux. Au xe siècle, le nombre de leurs savants s'était con¬ sidérablement accru, et, d’après le témoignage de pres¬ que tous les écrivains, eux et les Arabes étaient, à cette époque, les seuls dépositaires de la médecine (1) . Ils l’enseignaient à Grenade, à Cordoue, à Tolède. Ils l’exerçaient dans la Gaule, où ils avaient fondé des è écoles; et, dans les autres parties de l’Europe, on voyait beaucoup plus de médecins juifs que de méde¬ cins arabes. Ces derniers quittaient difficilement leur pays, tandis que les Juifs, attirés, soit par le commerce, soit par le désir de revoir leurs frères dispersés dans les divers parties de LEspagne, de la France et de l’I¬ talie, parcouraient ces diverses contrées, et finissaient par s’v fixer. Ainsi, l’on trouvait des médecins juifs dans presque tout le Midi et c’étaient ceux qui étaient destinés à transmettre des Arabes aux Chrétiens les secrets de l'art de guérir (2). Au xe siècle, cette transmission n’avait pu encore DIXIÈME SIÈCLE. 97 s opérer. Les lettres étaient totalement abandonnées en France et en Italie. A peine trouvait-on quelques prê¬ tres qui savaient lire, quelque rare instruction dans les couvents. L’ignorance était portée au plus haut degré, et telle était la puissance des préjugés religieux parmi les Chrétiens, qu’ils craignaient d’emprunter à des infidèles les lumières qui pouvaient les éclairer (2 bis). Il ne fallait rien moins qu’une longue expérience et la force de la nécessité pour les décider enfin â accepter les bienfaits qui leur étaient offerts par les Arabes et les Juifs. Plusieurs siècles devaient s’écou¬ ler avant que la raison pût remporter cette victoire sur le préjugé, et lorsque les Juifs se disposaient à enrichir la France et l’Italie du tribut de leur savoir, le fanatisme du moyen âge devait leur en marquer sa reconnaissance par les plus violentes persécutions. L Espagne n en était pas encore venue à ce point, ou plutôt la domination des Arabes avait paru y fixer la tolérance, compagne inséparable des lumières. Cet esprit, qui dirigeait les chefs du royaume de Grenade, avait également pénétré chez les princes chrétiens qui gouvernaient les autres parties de l’Es¬ pagne. Les royaumes de Castille et d’Aragon avaient adopté la politique des kalifes ; voisins du foyer des lumières, ils n’avaient pu s’empêcher d’en res¬ sentir l’influence; l’esprit de prosélytisme semblait avoir perdu son empire, et, bien différents des Chré¬ tiens des autres parties de l’Europe, ceux d’Espagne, depuis le vme siècle, paraissaient avoir ouvert leur 98 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. cœur à la tolérance et a la charité. Combien ils res¬ semblaient peu à ceux qui les avaient précédés et à ceux qui devaient les suivre! Les Juifs cependant profitaient de ces bonnes dispositions, et, soit auprès des rois chrétiens, soit auprès des rois maures, leur mérite les avait élevés en Espagne aux premières di¬ gnités (5). On comptait des Juifs parmi les favoris des rois et même parmi les ministres. Ainsi, nous voyons, au xe siècle, le R. Chasdai, ministre du kalife Abdé- rame (4). Ce n’était pas la première fois que les Juifs parvenaient ainsi, dans les royaumes de Cordoue et de Grenade, aux plus éminentes dignités; haute¬ ment protégés par les kalifes, ils obtenaient, pour l’exercice de leur culte, non-seulement une entière liberté, mais encore une faveur particulière. Les Arabes avaient renouvelé pour eux ces jours où la protection des empereurs romains leur faisait oublier les calamités qui avaient affligé leur malheureuse pa¬ trie. Comme à Rome, sous l’empire d’Auguste, les Juifs avaient, en Espagne, un prince de la nation (5) qui exerçait sur ses frères une sorte de souveraineté et jouissait de la plus grande faveur à la cour des kalifes. Les princes de la nation, élus par les syna¬ gogues, nommaient ensuite les juges particuliers qui devaient former la hiérarchie judiciaire destinée à connaître de tous les différends survenus entre les Juifs. La nomination de ces juges était approuvée par les kalifes, et leurs décisions avaient force exécu¬ toire. dixième SIÈCLE. 99 A labii de cette protection, les Juifs rivalisaient (1 ai (leur avec les Arabes pour faire fleurir en Espagne les sciences, les arts et le commerce. Mais c’est dans la littérature surtout que leurs efforts méritent d’être signalés. Dès 1 apparition des Arabes en Espagne, les Juifs s’adonnent avec une ardeur incroyable au culte des lettres. Sous Haschemll, leurs savants peuplaient toutes les écoles de l’Espagne, et leur nombre s’était encore accru de ceux qui avaient été obligés de quitter 1 Orient à la suite d’une violente persécution qu'ils y avaient éprouvée. Malgré les services qu’ils avaient îendus aux sciences, les Juifs de Babylone et de Perse furent dispersés au commencement du xe siècle. La célèbre académie de Pumbédita fut détruite, et les savants de ces contrées furent réduits à chercher ail¬ leurs un refuge. Certains d’entre eux furent jetés sur les côtes d’Espagne, et de ce nombre fut le rabbin Moïse, un des plus célèbres docteurs de l'académie de Pumbédita, qui, pris par des corsaires, fut amené à Cordoue. Ltà, il ne tarda pas à se faire connaître, et son mérite était si éminent que, d’une voix unanime, il fut élu prince delà nation. La présence de ces réfugiés en Espagne contribua à y répandre les connaissances que les Juifs cultivaient en Orient. Le Thalmud surtout devint l’objet des mé¬ ditations des docteurs hébreux, et cet ouvrage fixa tellement l’attention des Arabes, que le kalife Has- chem II voulut en avoir une traduction. (b) Ce lut le rabbin Joseph qui lut chargé de ce soin, et il termina son travail vers la fin du xe siècle. 1 00 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. La traduction du Thalmud, faite par ordre d’Has- cliem II, doit nous donner une idée de la considéra¬ tion dont jouissaient les Juifs sous le îegne de ce prince. Tout ce qui avait rapport a eux, était devenu intéressant. La littérature arabe avait profité de leurs travaux, et les sectateurs de Mahomet étaient jaloux de puiser dans les sources hébraïques, les connaissances dont s’étaient nourris les rabbins juifs. La traduction du R. Joseph ne fut pas le seul ou¬ vrage qui sortit à cette époque de la plume des Juifs espagnols ; Menaehen-ben— Baruch donnait un lexique hébreu; plusieurs médecins, et entre autres Joseph- ben-Isaac, écrivaient leurs observations (7). Quoique les Juifs s’adonnassent à l’étude des scien¬ ces et surtout delà médecine, ils avaient cependant une prédilection pour l’étude des Livres saints. Dans les écoles de Grenade, de Gordoue et de Tolède, on enseignait principalement les matières religieuses, et les Juifs du moyen âge conservèrent ce caractère par¬ ticulier qu’ils durent être savants dans la loi avant d’être savants médecins ou savants astronomes. Tel est le trait qui distingue les écoles établies par les Juifs en Espagne et dans le midi de la France. A l’exemple de Sora, Nobardea, Pumbédita et des autres villes des bords de l’Euphrate, Lunel, Beziers, Narbonne eurent des écoles dans lesquelles on ensei¬ gnait d’abord la loi de Moïse, et où, plus tard, on se o livra à l’étude des autres sciences. Les écoles de Narbonne et de Lnnel, surtout, lu¬ rent les plus distinguées « C’est de la première, dit DIXIÈME SIÈCLE. \ 01 » Benjamin de Tudele (8), que l’étude de la loi s’est » répandue dans ces contrées. » Mais la seconde l’emporta de beaucoup sur toutes les autres : parmi les sciences qu’on y enseignait, la médecine trouvait place, et c’est en partie aux sa- vants juifs qui affluaient dans cette contrée, mêlés aux Arabes, que, quelques siècles plus tard, la ville de Montpellier a dû la gloire d’avoir pu se dire la nou¬ velle patrie du père de la médecine (9). Ainsi, tandis que le nord de la France dormait en¬ core dans les ténèbres de l’ignorance, les Juifs du midi conservaient le feu sacré du savoir. Quelle était cepen¬ dant la conduite des princes envers eux? Nous avons vu, vers la fin du siècle précédent, leurs propriétés confisquées, leurs droits injustement méconnus. Le xe siecle nous offre encore les mêmes abus. Ce n’était pas assez pour l’église de Saint-Just d’a¬ voir enlevé aux Juifs toutes les terres qu’ils possé¬ daient dans le comté de Narbonne, il fallait encore les dépouiller de toutes celles qui leur restaient aux environs. Après sa première libéralité, Charles le Sim¬ ple ne pouvait pas en refuser une seconde. Aussi un nouveau diplôme (10) gratifie l’église de Saint-Just de plusieurs propriétés, appartenant aux Juifs, que le roi donne encore de sa pleine libéralité. Il paraît que l’église de Saint-Quentin fut jalouse des dons faits à celle de Saint-Just, et pour répartir également ses faveurs sur toutes les églises de Nar¬ bonne, le roi Charles donne à cette dernière (11) \ 02 LES JUIFS EN FRANCE, ËN ITALIE ET EN ESPAGNE. certaines terres situées au delà du pont de la meme ville, qui étaient sans doute les dernières qui res¬ taient aux Juifs, puisque nous ne voyons pas que les libéralités du roi Charles se soient étendues plus loin. Ce trait doit nous donner une idée des principes qui gouvernaient la France au x° siecle. Les grands, les rois eux-mêmes, tout baissait le front devant le clergé. Aussi avides que dépourvus de savoir, les prê¬ tres ne songeaient qu’à exploiter à leur profit 1 igno¬ rance des princes. Que pouvaient attendre les Juifs d’un État ainsi gouverné, si ce n’est des persécutions? Pour un prince tel que Louis le Pieux, ils en avaient trouvé cent qui ressemblaient à Charles le Simple. Sous le règne de ce dernier, leur état s’était considérablement détérioré, et outre les vexations particulières qu’ils avaient souffertes, ils avaient eu leur part des malheurs qui affligeaient le peuple. La puissance des seigneurs s était accrue; sourds à la voix du prince, ces petits potentats oubliaient 1 in¬ térêt de leur patrie pour se battre avec leurs voisins. La France paraissait divisée en petits Ltats occupés constamment à lutter les uns contre les autres. Le peuple, refoulé par ces dissensions, portait la peine du délire de ses maîtres ; il gémissait sous le poids de la féodalité, et, lorsque les seigneurs regardaient les hommes qui vivaient sur leurs terres comme une portion de leurs biens, les Juifs que le sort y avait jetés ne pouvaient pas prétendre à être traités plus favorablement. Ifs durent subir la loi générale, ils devinrent la pro- DIXIÈME SIÈCLE. 103 pricté des seigneurs, et ceux-ci, s’apercevant bientôt de l’utilité qu’ils pouvaient en retirer, en firent un objet de spéculation. Les seigneurs entretinrent des Juifs sur leurs terres, comme ils entre tenaient leurs fau¬ cons: ils les flattaient, ils les caressaient, et cela pour vivre ensuite du produit de leur chasse. Les Juifs qui, depuis longtemps, étaient habitués aux vexations, subissaient sans se plaindre la position nouvelle que la féodalité leur créait : peut-être étaient-ils plus tou¬ chés des avantages que leur offrait le régime féodal que des tourments qu’il leur préparait. Ces avantages ne pouvaient être méconnus. Le gouvernement féodal ne permettant pas à un vassal de s’éloigner de la terre de son suzerain, le rôle des serfs se bornait à labourer les champs et à revetir quelquefois l’armure avec laquelle ils devaient défendre le château de leur sei¬ gneur ou soutenir ses usurpations. Les Juifs n’étaient pas frappés par cette loi générale; les seigneurs leur laissaient la faculté de voyager et d’aller partout où l’intérêt de leur commerce l’exigeait. Ils pouvaient donner un libre cours à leur industrie commerciale, à la charge de partager, de gré ou de force, avec leurs seigneurs, les profits qu’ils en avaient retirés. C’est ce qui nous explique pourquoi les seigneurs étaient si soigneux de conserver les Juifs qui leur apparte¬ naient. C’était la portion la plus productive de leur seigneurie. Aussi la personne des Juifs était-elle un objet de commerce, on se les vendait, on se les don¬ nait; quelquefois les seigneurs se les volaient les uns aux autres etne permettaient plus aux Juifs quise trou- \ 04 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. vaient sur leurs terres de retourner dans celles de leurs maîtres. Il en résultait des guerres entre les seigneurs; et lorsque l’un d’eux avait reconquis son Juif, il mettait tout son talent à le dépouiller. Les taxes, les tourments, tout était mis en usage, et les seigneurs, qui dépouillaient quelquefois les Juifs pour les con¬ traindre àse convertir, s’appropriaientencore tous leurs biens lorsqu’ils se convertissaient, par une extension du droit de main morte. Rien ne pouvait cependant lasser la patience de ces malheureux, ou plutôt la nécessité leur faisait une loi de se résigner. Ils trou¬ vaient leur profit à rester en France, et, tant qu’on ne les frappait que dans leur argent, ils se consolaient, parce qu’ils étaient assez ingénieux pour recouvrer en peu de temps ce qu’ils avaient perdu. D’aiileurs, excepté dans l’Espagne, dans tous les 9 autres Etats il ne leur était pas permis, à cette époque, d’aspirer à un meilleur sort. L’établissement de la féodalité semblait avoir été la conséquence nécessaire des bouleversements qui avaient agité les peuples de l’Europe. Aussi, en Italie comme en France, les Juifs n’avaient qu’à se débattre au milieu du régime féodal. Diversement traités par leurs divers maîtres, ils étaient constamment abreuvés de dégoûts. Là ils étaient livrés à l’arbitraire d’un seigneur, ici ils gémissaient sous le joug intolérant d’un évêque. Les rois, dans leurs libéralités, leur donnaient des maîtres selon leur caprice. Ainsi, nous voyons Louis, roi de Provence, confirmant Manassé, archevêque d’Arles, dans la pro¬ priété de tout ce que ses prédécesseurs avaient obtenu DIXIÈME SIÈCLE. . 105 des précédents rois de Provence et notamment des Juifs qui vivaient sur ses terres (12). Nous trouvons à cette époque une foule de donations du même genre, fruit du régime féodal. En Italie (13) leur position était la même; mais, dans cette contrée, ils continuaient à exploiter le com¬ merce avec avantage. Si, dans le centre de l’Italie, en etfet, la féodalité leur faisait sentir la dureté de ses liens, dans les républiques commerçantes ils conti¬ nuaient à vivre paisibles. Au xe siècle nous ne voyons pas qu’ils aient été per¬ sécutés en Italie, l/invasion des Sarrasins* qui avait eu lieu dans le siècle précédent, ne dut pas être pour eux un événement indifférent. Les troubles qui en furent la suite leur apportèrent quelques années de repos, s’il est permis d’appeler ainsi des années passées au milieu des horreurs de la guerre. Mais telle était la condition des Juifs, que le repos semblait n’être pas fait pour eux et que les trou¬ bles suscités par la guerre pouvaient seuls les mettre à couvert des maux que le fanatisme leur prodiguait. L’invasion des Sarrasins en Italie dut contribuer à augmenter le nombre des Juifs dans cette contrée. Cette circonstance ne fut pas perdue pour les sciences : c’est en effet à cette époque que se rattache la fondation de l’école de Salerne, qui put rivaliser de gloire avec celle de Montpellier. Les premiers professeurs qui y enseignèrent furent des Arabes eUdes Juifs. Ils attirèrent un nombre considérable d’élèves, et pour s’accommoder aux besoins de ces élèves, qui 1 06 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. 11e parlaient pas tous la même langue, les cours se fai¬ saient en latin, en grec, en arabe et en hébreu. C’est en cette dernière langue que professait, au xe siècle, le juif Elisée. L’école de Salernc est une des traces les plus brillantes que les Arabes et les Juifs aient laissées en Italie; elle a rendu d’éminents services à la méde¬ cine, et là comme dans le midi de la France, l’étude de la médecine a été un acheminement à la renais¬ sance des lettres (14). Lorsqu’il y a à peine quel¬ ques siècles, on persécutait les Juifs avec tant d’achar¬ nement, on ne se doutait pas que les hommes qu’on proscrivait avaient attaché leur nom à tout ce qui s’était fait de grand et d’utile dans le moyen âge. Au xe siècle, les républiques de Venise et de Gênes continuaient à fixer l’attention du midi de l’Europe par leur importance commerciale. Dans les siècles précédents, les Juifs occupaient les premiers rangs parmi ceux qui concouraient à l’éclat du commerce dans ces deux villes. Ils ne perdirent pas, dans les siècles suivants, la position qu’ils s’étaient acquise. Ils étendirent même aux autres villes de l’Italie celte supériorité dont ils jouissaient à Venise et à Gênes, et Livourne les vit bientôt se placer à la tête du com¬ merce. On citait à cette époque, en Italie, des Juifs pos¬ sédant d’immenses richesses, entre autres un nommé Pierre le Bon, qui avait changé de religion. Son fils devint anti-pape sous le nom d’Anaclet ( a ). Ainsi, l’Italie était toujours pour eux, par rapport (a) Art de vérifier tes dates , 1. 1, p. 184. ONZIÈME SIÈCLE. 107 au commerce, ce que l’Espagne et le midi de la France étaient pour les sciences. Il ne devait pourtant pas leur être permis de jouir longtemps sans trouble, dans ces diverses contrées, de leur supériorité. Dans les répu¬ bliques commerçantes, les Chrétiens n’étaient pas aussi arriérés que dans les autres Etats, les Juifs com¬ mençaient à trouver en eux des concurrents, et déjà, au xe siècle, on songeait à exploiter leur qualité de Juifs pour leur susciter des entraves. C’est ainsi que Venise nous offre, à cette époque, une loi qui défend aux maîtres de navires de prendre à bord des Juifs et des marchands étrangers (a) . Cette loi, qui est peut- être moins un acte d’intolérance qu’une mesure prise par des commerçants qui voulaient se défaire de con¬ currents redoutables, dut être facilement éludée. Au ssi elle n’empêcha pas les Juifs de conserver long¬ temps, à Venise, leur importance commerciale. CHAPITRE VIII XIme SIÈCLE Le siècle qui vit naître la première croisade ne pou¬ vait être qu’un siècle de malheurs pour les Juifs. (a) Mcmorie storichc de Venet. t. vi, an. 948. \ 08 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ÈT EN ESPAGNE. Le pouvoir que le clergé s’était acquis et les progrès immenses qu’avait faits le peuple dans la carrière de l’ignorance (1) préparaient une de ces crises capables de montrer jusqu’où pouvaient aller l’ascendant des uns et la servile superstition des autres. Les Juifs avaient dû s’apercevoir de son approche par les persécutions, toujours croissantes, dont nous avons déjà parlé, et qui devaient leur donner la mesure de l’esprit public à leur égard. Au commencement du xie siècle on s’indigna d’avoir à côté de soi des hommes qui ne croyaient pas à la divinité de Jésus-Christ, et plusieurs évêques se livrè¬ rent envers eux à de violentes persécutions. L’évêque de Limoges fut de ce nombre (2). Il or¬ donna que les Juifs se convertirâientou seraient chassés de la ville; il voulut que, pendant un mois, on dis¬ putât avec eux sur les livres saints, afin de réfuter leurs erreurs. Il paraît que le nombre des Juifs devait être consi¬ dérable, puisque l’historien qui rapporte ce fait parle d’une multitude. Sur ce nombre, il y en eut quatre qui se convertirent: les autres furent obligés de s’enfuir avec leurs femmes et leurs enfants. La plupart se tuè¬ rent eux-mêmes pour éviter la conversion qu’on voulait leur imposer. Telle était la douceur évangélique dont le clergé se piquait envers les Juifs... La ferveur religieuse qui s’était emparée des esprits était à son comble : les prèlres, qui partageaient ce délire et qui peut-être l’avaient ménagé pour servir ONZIÈME SIÈCLE. 109 leur ambition, n’attendaient que le moment propice. Telle était la disposition des esprits, lorsqu’un bruit incendiaire se répandit dans toutes les parties de l’Eu¬ rope : on publia que le Saint-Sépulereavait été profané et que les infidèles s’étaient livrés aux plus graves excès contre les Chrétiens (3). A cette nouvelle, l’Europe entière est ébranlée : des cris de vengeance et de mort s’échappent de toutes les bouches Presque toutes les villes de la France^ de l’Italie, se soulèvent en même temps contre les Juifs : on les chasse, on les dépouille, et cela parce que quel¬ ques misérables Musulmans ont profané le Saint- Sépulcre ! Pour ju-tifier ces persécutions, on publie que les Musulmans ne sont pas seuls coupables. C’est, dit-on, à l’instigation des Juifs que leur crime a été commis. Et quels sont ceux qu’on accuse d’avoir ourdi le com¬ plot qui a éclaté à Jérusalem ? Ce sont les Juifs de la France, cjux qui habitent Orléans !... C’est à l’aide de ces fables que des milliers de Juifs ont péri. Que ne peut-on arracher de l’histoire ces pages si humiliantes pour l’humanité! « Dès que l’attentat des Juifs d’Orléans fut décou- » vert (dit un historien) (4), on s’empressa de le di- » vulguer partout. Dès lors, d’un commun accord, les » Juifs furent chassés de toutes les villes; ne trouvant » d’asile nulle part, les uns périrent par le fer, d’au- » très furent noyés ou périrent de différentes manières ; » la plupart se donnèrent eux-mêmes la mort. » 11 n’y eut de salut que pour ceux qui, cédant à la 110 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. violence, firent semblant de se convertir. Les fureurs des populations ameutées ne cessèrent que là où elles ne trouvèrent plus de victimes à immoler. L’orage finit cependant par se calmer, et les débris de la nation juive, que la murt avait épargnés, ré¬ voquant leur apostasie, revinrent à leur première croyance. Ce repos ne devait pourtant pas durer longtemps. Déjà r heure fatale avait sonné; de toutes les parties de l’Europe, les prêtres avaient donné le signal de la croisade; pleins d’enthousiasme pour la cause qu’ils allaient défendre, les croisés provoquaient déjà les possesseurs de la Terre-Sainte. Mais le glaive dont ils s’étaient armés ne devait pas rester paisible dans leurs mains. • Vous courez à Jérusalem (leur crient des moines » fanatiques), vous allez au loin chercher des infidèles, » mais oubliez-vous que les Juifs, ennemis déclarés >' du nom chrétien, vivent au milieu de vous? Les » laisserez-vous vivre en paix, lorsque vous êtes armés » pour exterminer les infidèles ? Avant de porter vos » armes à Jérusalem, qu’un glorieux exploit signale » votre courage (5). » Telles sont les prédications qui s’adressent aux croisés, et cet ordre, qui leur semble venir du ciel, est pour eux une bonne forune. L’Europe se couvre en un instant de fanatiques ar¬ més qui ont juré la mort des Juifs. Il n’est aucune retraite qui puisse les mettre à couvert de leur rage : hommes, femmes, enfants, tout est frappé, tout tombe ONZIÈME SIÈCLE. 111 sous les coups des hommes que la religion vient d’ar¬ mer, et c’est en frappant des malheureux sans défense, en plongeant le fer dans le sein des femmes et des vieillards, en laissant partout des traces de leur atroce barbarie, que les croisés marquent leur passage vers la Terre-Sainte. Le cœur se refuse à retracer de pareils excès. Les annales de cette époque ne sont remplies que de per¬ sécutions et de massacres. Dans plusieurs villes, pour¬ suivis parles croisés, les Juifs se réfugient dans les église s, croyant y trouver leur salut. Vain espoir ! au pied des autels, dans le temple d’un Dieu de clémence et de paix, ils sont impitoyablement égorgés. A Rouen, au milieu du carnage qui souillaitie parvis de l’église, un malheureux enfant tendait les bras vers sa mère : son âge, son innocence, ses pleurs excitaient la pitié ; un des meurtriers l’a entendu, un moment il s’est oublié, il l’a pris dans ses bras; mais bientôt il se re¬ proche cet acte de charité, et il ne croit pouvoir expier cette faute qu’en présentant au baptême le malheureux orphelin (G). Dans une autre ville, les Juifs n’échappent à la fu¬ reur des croisés qu’en se réfugiant dans le palais de l’évêque. Le cœur de ce prélat se soulève contre les excès qui étaient commis, il prête son appui aux Juifs, et fait même mettre à mort plusieurs Chrétiens; mais cet acte de justice et de charité était si surprenant pour l'époque, que le chroniqueur qui a rapporté ce fait n’a pu s’empêcher de dire que l’évêque était gagné par l’argent qu’il avait reçu des Juifs (7). 112 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. . Ce n’est pas dans quelques villes de France seule¬ ment que les Juifs sont horriblement maltraités. La barbarie des croisés est partout la même, les princes attendent patiemment que le glaive lassé tombe de leurs mains. Que de larmes et de sang cette impassi¬ bilité ne coûta-t-elle point! Le massacre (dit un histo¬ rien juif) (8) dura depuis le mois d’avril jusqu’au mois de juillet; plus de 100,000 Juifs périrent; ceux qui se convertirent furent innombrables. Les mêmes détails sont répétés par tous les his¬ toriens chrétiens. « Cette extermination (dit l’un » d’eux) (9) fut le résultat d’une sainte ferveur, qui, » par une sorte de miracle, s’empara de tous les es- » prits; quoiqu’elle soit improuvée par beaucoup de » gens, il faut reconnaître qu’il était impossible de » l’empêcher. » Quelques années auparavant, lorsque les Français allaient combattre les Sarrasins en Espagne, la même ferveur s’était emparée des esprits, et le glaive s’était également levé sur la tête des Juifs. Dans plusieurs provinces ils avaient succombé. A Narbonne, la pro¬ tection du vicomte Béranger les sauva. Ce que fit le seigneur de Narbonne était-il impossible aux chefs des autres provinces (10)? En parlant de la conduite de Béranger, nous ne devons pas oublier la lettre que le pape Alexandre II lui écrivit à ce sujet: « Nous avons vu avec plaisir (lui dit ce pontife) que « vous avez soustrait les Juifs à la mort dont on les » menaçait : Dieu ne se réjouit pas du sang ré- » pandu (11). » ONZIÈME SIÈCLE. \ \ 3 Le pape Alexandre II rendait à la Divinité le caractère dont on s efforçait de la dépouiller; mais tous les mem¬ bres du clergé ne se conformaient pas à ces principes. Lrace a la protection de Béranger et des autres sei¬ gneurs du midi de la France, les Juifs échappèrent à la fureur des croisés. A cette époque, un grand nom¬ bre de Juifs, venus d’Orient, s’étaient réfugiés dans celte contrée. Ils y avaient trouvé de puissants protec¬ teurs, parmi lesquels on peut citer le comte Béranger de Narbonne, le vicomte Trenchavel de Béziers, °le comte Raymond de Toulouse et surtout les Guillaume de Montpellier. Ces seigneurs n’ignoraient pas com¬ bien l’industrie des Juifs était utile à leur pays; aussi surent-ils s’élever au-dessus des préjugés de leur siecle. Le midi de la France, où le commerce était florissant, éprouvait déjà le bienfait du progrès des lumières. Dès le commencement du xi' siècle, des troubles survenus dans les États des kalifes avaient forcé les Juifs d’Orient à s’expatrier. Un grand nombre d’entre eux vint chercher un asile en Espagne. Arrivés dans ce royaume, ils se > disséminèrent dans les provinces environnantes, et beaucoup pas¬ sèrent dans la Gaule où la renommée des écoles de Narbonne et de Lunel devait les attirer. On remar¬ quait alors dans cette contrée un grand nombre de savants. On distinguait, entre autres, Jaccobben-Jekar, qui fut un des maîtres de Rasci, une des lumières du siècle suivant. 4 4 4 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Un autre maître de Rasci, Moïse de Narbonne, surnommé Hadarchiam le prédicateur, avait com¬ posé des commentaires sur la Bible, qui ont été perdus. Dans la même ville vivait encore un autre Moïse, fils de R. Josué, qui a traduit en hébreu plusieurs livres arabes, et notamment les traites de Abou-Ach- mad-Algorasi sur la logique (12) . On distinguait encore dans cette contrée le rabbin Judas Cohen et Gerson le Vieux, son maitie, cliel d’une famille de savants. Le premier est auteur d’un écrit sur les cérémonies religieuses. Le second, surnommé la Splendeur de la captivité de France, s’est fait connaître par son livre des con¬ stitutions, où il embrasse le droit civil et religieux des Juifs (13). Le goût de l’étude était généralement ré¬ pandu parmi les Juifs du Midi. Leur nombre s accrut bientôt de ceux qui, chassés de l’Orient, se réfugièrent en Fi ance. A cette époque, la ville de Montpellier, tondée de- puis peu, prenait une grande extension, et devenait l’entrepôt du commerce du Levant. Cette circonstance ne dut pas être perdue pour les Juifs qui cherchaient une nouvelle patrie. La plupart d’entre eux s’adonnaient au commerce; quelques-uns étaient versés dans les sciences. Au rapport de tous les historiens , c’est vers le xie siècle que l école de médecine de Montpellier au¬ rait pris naissance , et c’est aux médecins juifs et arabes, réfugiés à Montpellier, que la fondation en est ONZIÈME SIÈCLE. . f j 5 attribuée; les Juifs surtout ont dû y avoir une grande part (a). Les secrets de la médecine leur appartenaient alors presque exclusivement. Tous les écrivains nous attes¬ tent qu’ils étaient à peu prés les seuls qui traitaient les maladies avec méthode, et leur supériorité sur les autres médecins était tellement reconnue, qu’un écri¬ vain espagnol a voulu prouver que leur constitution et la nature de leur esprit convenaient le mieux à l’exercice de la médecine (14). Les subtilités dont il étaye son opinion peuvent ne pas convaincre, mais il est sûr que, de son temps, les médecins les plus ha¬ biles étaient des Juifs. Celte réputation, dont les Juifs étaient en posses¬ sion, ils la partageaient avec les Arabes en Espagne, ou le nombre de leurs savants était bien plus considé- rablo dans tous les genres. On cite cinq rabbins tous nommés Isaac (15) qui vi¬ vaient à cette époque et qui ont acquis chacun une illustration particulière. L un, Isaac-ben-Chanan, a traduit en hébreu plu¬ sieurs traités d’Aristote, et Maimonide en parle avec éloge. (a) Comme ,1 y ava.t beaucoup de Juifs, et de Juifs accrédités à Montpellier, il v a apparence qu’ils s’y maintinrent longtemps dans ! dr01t d y e'udler et d> enseigner. Il faut même avouer que c’est putatioqn nl’e îeCUae ** “°ntpeIlier doit une ?™de partie de la ré- , “ eue dails son origine, parce qu’ils étaient aux en E ùrone et ’.presque S6U,S déPositaires * cette science Arabes Tx rh- r ' “A Par 6UX qU’e“e a été communiquée des veUür p m ) mt0ire * la FaCUM de M°nt- 116 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE . Le second, Isaac-ben-Ghéath, était très-versé dans les langues grecque et arabe. 11 a laissé en cette der¬ nière langue des. poésies qui ont été traduites en hébreu. Le troisième, Isaac, fils de Ruben, de Barcelone, cultivait aussi la littérature arabe, et enrichissait à la fois la langue hébraïque de ses propres écrits et de ses traductions. Le quatrième, non moins célèbre, passe pour le premier des juristes hébreux. Il s’appelait Isaac Al - phés. On le connaît plus communément sous le nom de Rau-Alphés. Sa compilation des lois judaïques, extraite du Thalmud, embrasse à la fois la casuistique et le droit civil. Enfin le cinquième, Isaac-ben-Baruch, de Cordoue, était versé dans les mathématiques : sa réputation était telle que le roi de Grenade l’appela auprès de lui et le garda jusqu’à sa mort. La famille d’Isaac-ben-Baruch était distinguée dans le commerce, elle était citée surtout pour la fabrica¬ tion de la soie. Elle était en possession, depuis son établissement en Espagne, qu’on fait remonter à la prise de Jérusalem, de fournir des ouvriers habiles dans l’art d’ourdir la soie et fabriquer des étoffes. Outre les cinq Isaac, plusieurs écrivains s’étaient déjà fait connaître par leurs écrits. On peut citer parmi eux les frères Aben-Ezza, dont l’un, Moïse Aben Ezza, cultivait la poésie. Tous ses ouvrages 11e sont pas parvenus jusqu’à nous. Ceux qui nous restent consistent principalement en poésies sa- .ONZIÈME SIÈCLE. M7 crées. On y trouve des hymnes très-remarquables (16). Les ouvrages de Moïse Aben-Ezza nous font connaître quel était, à cette époque, l’état de la poésie en. Es¬ pagne. Les Arabes l’avaient ressuscitée et les Juifs ne restaient pas en arrière. Les uns et les autres, cepen¬ dant, ne nous ont laissé que des écrits appropriés à leurs mœurs particulières. Les Arabes, doués d’une imagination plus active, ou plutôt formés à l’école d’une religion qui flattait les sens, ont laissé des écrits plus légers et plus gracieux. Les Juifs, au contraire, asservis sous une loi qui les humiliait sans cesse de¬ vant la Divinité, ont fait passer dans leurs produc¬ tions cette teinte austère que la religion imprimait à leur esprit. Ce n’est pas peut-être que, chez les uns et les autres, il ne se soit rencontré des écrivains qui se sont essayés dans plusieurs genres; mais comme l’imprimerie n’assurait pas alors à toutes les produc¬ tions une égale existence, et que quelques-unes seu¬ lement avaient le privilège de parvenir à la postérité, il était naturel que chaque nation fixât son choix sur les ouvrages qui étaient appropriés à son caractère : ceux-là seuls étaient reproduits et finissaient par se répandre. Ainsi les Juifs choisissaient, dans les œuvres de leurs poètes, ce qui convenait à leurs mœurs, et de cela que la majeure partie des poésies connues des rabbins roulent sur des objets sacrés, il ne serait pas exact de conclure que les poètes juifs n'aient jamais abordé de sujets profanes. Du reste, au xie siècle, la poésie était resserrée dans d’étroites limites. L’art dramatique était enseveli dans l’oubli, et les Arabes 118 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. et les Juifs, qui lisaient dans les écrits des Grecs, ne se doutaient même pas qu’il eût existé un Sophocle et un Euripide. La poésie épique leur était tout aussi étrangère, et, en faisant passer dans leur langue les ouvrages des Grecs, nous ne voyons pas qu’ils se soient arrêtés sur Homère. Le genre lyrique, l’apologue, l’élégie, les dialogues en vers, les contes, les nouvelles, surtout les énigmes et les charades, tels sont les divers sujets sur lesquels les poètes juifs se sont exercés. Parmi les ouvrages d’Aristote que les Jui fs d’Espagne avaient traduits, nous ne trouvons pas la Poétique . Nous ne devons donc pas être surpris si, livrés à leur propre imagination, ils ne nous ont pas laissé de grands monuments en poésie; leur goût, d’ailleurs, pour les sciences positives les détournait assez de tout ce qui n’avait que l’agrément pour objet. Aussi, trou¬ vons-nous parmi les Juifs beaucoup moins de poètes que de médecins, d’astronomes et surtout d’écrivains dogmatiques, de rhéteurs et de grammairiens. Le xie siècle n’en était pas dépourvu. Outre ceux que nous avons cités, on peut remarquer Judas-ben- David Passi, auteur d une grammaire hébraïque qui est regardée comme la première qui ait paru parmi les rabbins d Espagne; Nacliid Samuel, son disciple, auteur d’une Introduction au Thalmud et de poésies qui ont été perdues; il était de plus très-versé dans la langue arabe. Lé roi de Grenade l’avait fixé auprès de lui en qualité de secrétaire (17). A la même époque florissaient encore en Espagne le rabbin Judas Bai* Bazelli, plus connu sous le nom ONZIÈME SIÈCLE. 119 d’Albarcelonba, et Samuel Cophni, de Cordoue, tous les deux savants jurisconsultes. Ces auteurs ne sont pas les premiers qui se soient occupés (18) de droit civil parmi les Hébreux : le célèbre Rau Alphés avait déjà composé son petit Thalmud, qui, ainsi que nous bavons dit, est un corps de droit judaïque. Quoique disséminés parmi les Chrétiens, les Juifs ont été pen¬ dant longtemps dans l’usage de vider eux-mêmes leurs procès conformément aux préceptes de leur loi (49). ' Les ouvrages d’Alphés, d’Albarcelonita, de Cophni, contiennent des décisions pleines de sagesse, et les jurisconsultes hébreux, nourris des principes de droit répandus dans le Thalmud, écrivaient des traités sur la vente, l’échange et tous les autres contrats, à une époque où la France, l’Espagne et l’Italie vivaient sous l’empire de coutumes qui n’étaient pas encore rédigées par écrit, où l’on avait presque oublié ce que c’était que le droit et où l’on attendait, pour avoir idée d’un corps de législation, qu’on fit, à Amalpby, la dé¬ couverte des lois romaines. Un écrivain non moins remarquable que ceux que nous avons cités, c’est le poète Judas Lévi. Judas Lévi est auteur d’un livre très-renommé : le Cosri. Cet ouvrage fut écrit en arabe ; il a été traduit en hébreu par Aben Tylbon. Il l’a été depuis en espagnol et en latin (20). Le Cosri est un dialogue sur la religion juive, entre un Juif et un roi que l’auteur appelle Cosri. Quel¬ ques écrivains ont pensé que c’est de Cosroës qu’il 120 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. s’agissait. Il paraît (comme 1 observe Bartholoccius), que « c’est un dialogue de pure invention, à la «façon de ceux de Platon et de Cicéron. * C est dans le Cosri qu’on peut apprendre à con¬ naître la religion juive. Judas Lévi y enseigne l’im¬ mortalité de l’âme, qu’il regarde comme un des points fondamentaux de cette religion (21), la nécessité de traiter tous les hommes en frères et de croire que les hommes de toutes les religions ont droit aux récom¬ penses du monde futur (22). Quoique sincèrement religieux, il ne laisse pas que d’apprécier le Thalmud a sa juste valeur, et tout en louant le mérite éminent de cet ouvrage, il convient qu’on y trouve des cho¬ ses qu’on n’aurait pas écrites de son temps (25) . Judas Lévi compare ensuite la doctrine de Moïse à celle des autres philosophes, et, par des arguments pleins de force, il prouve l’excellence de sa religion. C’est par là qu’il termine cet ouvrage, dans lequel il a répandu une foule de dissertations sur la morale, la législation, la langue hébraïque et beaucoup d’autres sujets où il déploie un rare sagacité (24). Parmi ces disseï tâtions, nous devons en signaler une relative à la loi du talion. Llle contient des idees que les crimi¬ nalistes de nos jours ne désavoueraient pas (24 bis) . Outre ses ouvrages philosophiques, Judas Lévi a laissé des poésies hébraïques. Son élégie sur la ruine de Jérusalem est un des meilleurs morceaux qu'on ait écrits en hébreu. A l’époque où vivait* Judas Lévi, les Juifs étaient puissants en Espagne. Samuel Lévi était en très-grande ONZIÈME SIÈCLE. 121 faveur auprès du roi de Grenade, dont il administrait les finances. Il était, de plus, prince de sa nation. On sent tout ce que cette haute position dut donner de relief à ses coreligionnaires. Aussi, leur nombre s’était considérablement accru. Ils comptaient à Gre¬ nade 1 ,500 familles. Laprospérité dont ils jouissaient et l’importance qu’ils avaient acquise leur valurent, à cette époque, une persécution qui était la première qu’ils eussent à reprocher aux Arabes. Un rabbin célébré de Grenade (25), nommé Joseph Halévy, fut accusé d’avoir voulu répandre la foi juive en Espagne. Il fallait que lejudaïsme eût pris un grand accroissement pour qu’une pareille accusation pût avoir quelque consistance. Joseph Halévy fut arrêté; il fut mis à mort par ordre du roi de Grenade. Mais le peuple ne se contenta pas de cette condamnation, il s ameuta contre les Juifs, et un grand nombre de ces malheureux fut impitoyablement massacré. G était la première fois que les Juifs étaient victimes d’une émeute sous la domination des Maures. Cette domination touchait alors à son terme. Déjà les royaumes de Castille et d’Aragon devenaient redoutables et menaçaient les Maures d’une ruine prochaine. Poussé par sa femme, dont la dévotion était extrême, Ferdinand Ier, roi de Castille, leur déclara la guerre. Ce fut un signal de malheur pour les Juifs. Les Chrétiens d’Espagne, avant de marcher contre les infidèles, réservaient leurs premiers coups aux Juifs qui étaient disséminés dans les États chrétiens. 122 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Heureusement pour eux un secours inespéré vint les préserver. Le pape Alexandre II eut pitié de leur sort, il les prit sous sa protection et les défendit de tout son pouvoir. Ses efforts obtinrent, en Espagne, le succès qu’il en attendait : l’effervescence se calma. Les Juifs furent respectés dans la Castille et dans l’Aragon, et ils du¬ rent leur salut au pape Alexandre II, comme jadis ils l’avaient dû à saint Grégoire (26). Les principes d’humanité prêchés par Alexandre II ne furent pas perdus dans la Castille. Nous voyons en effet, à la fin du xie siècle, Al¬ phonse VI protéger hautement les Juifs et les décla¬ rer admissibles à tous les emplois, même aux charges nobles (27). Les Juifs durent profiter de cette loi; ils étaient très-répandus dans la Castille, de même que dans les autres parties de l’Espagne chrétienne, et réunissant les avantages de la fortune à ceux du la- lent, if durent rechercher les honneurs auxquels on leur permettait d’aspirer. Cette circonstance pourrait nous expliquer pour¬ quoi nous voyons dans la suite tant de Juifs, sortis de la Castille, ajouter à leur nom la particule don , qui était un signe de noblesse. T es prêtres, cependant, ne pouvaient voir d’un bon œil une si grande faveur accordée à des infidèles par des princes chrétiens : le pape en fut informé, et le fougueux Hildebrand, qui occupait alors le Saint-Siège, sous le nom de Grégoire VII, écrivit à Alphonse VI pour s’en plain- ONZIÈME SIÈCLE. 123 dre (28;. Dans cette lettre, rien n’est négligé pour faire lever de nouveau sur la tête des Juifs le glaive que Alexandre II en avait détourné Ainsi lés Juifs étaient tour à tour protégés et proscrits par le Saint- Siège. Cette fois, cependant, les efforts de Grégoire VII lurent vains et Alphonse! VI fut sourd aux reproches qu’on lui adressait. Les Juifs continuèrent à être protégés dans la Castille. Ils l’étaient également dans l’Ara go n sous Alphonse Ier. Aussi profitèrent-ils de cette protection pour s’adonner au commerce, à l’agricul¬ ture et à l’étüdë des lettres. Leur littérature s’agrandissait de jour en jour : le moment arrivait où elle devait briller, en Espagne, de son plus grand éclat Il n en était pas de même dans les autres parties de l’Europe : les Juifs y avaient reçu l’impulsion plus tard, et l’état précaire dans lequel ils vivaient ne leur permettait pas de se livrer avec fruit à d’uliles travaux. On citait cependant, au xiè siècle, en Italie, Rabbenu-Rhananel et R.-Nathan-ben-Jechiel-ben Abraham, Le rabbin Nathan a laissé un monument de sa vaste science : c’est un dictionnaire thalmudique qui a été d’un grand secours pour les lexicographes mo¬ dernes (29), Il était chef de l’Académie de Rome où vivait également son collègue Rabbenu-Rhananel. Le xie siècle ne nous offre pas, en Italie, de lois portées contre les Juifs. Les papes étaient occupés à lancer contre les rois les foudres de l’excommunica- \ 24 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. tion ou à lutter contre les anti-papes ; l’Italie était divi¬ sée entre les Guelphes et les Gibelins ; les princes et les évêques étaient absorbés par les agitations poli¬ tiques : c’était un moment de trêve pour les Juifs. Cependant, après avoir été violemment persécutés au commencement du xie siècle, lors de la prétendue profanation du Saint-Sépulcre, ils le furent de nou¬ veau à Rome, à la suite d’une émeute qui avait eu pour prétexte le trouble apporté par l’un d’eux- dans une église, pendant le service divin. Plus nous approchons vers les temps modernes, plus nous voyons les accusations contre les Juifs se multiplier. Ici on les accuse d’égorger un enfant le le jour de Pâques ; là ils sont accusés d’empoisonner les fontaines. Ces accusations, habilement exploitées, deviennent le fondement des plus cruelles violences. C’est ainsi qu’on les forçait à descendre à cet état d’hostilité contre les Chrétiens et de dégradation morale, qu’on leur a raprochépîus tard pour en faire le prétexte de persécutions nouvelles. CHAPITRE IX XIIme SIÈCLE Après les excès dont nous avons parlé, l’efferves¬ cence des croisés s'était amortie. DOUZIÈME SIÈCLE. 125 Quelques années se passèrent sans que la haine contre les Juifs éclatât de nouveau. Dans plusieurs villes les Juifs avaient entièrement disparu; dans d’autres, si quelques-uns étaient restés, ils avaient été * réduits à faire semblant de se convertir. Ils revenaient cependant peu à peu dans des divers endroits qu’ils avaient habités, et lorsque les circonstances parais¬ saient leur permettre de se dépouiller du voile dont ils avaient été obligés de se couvrir, ils professaient ouvertement la religion juive. Cependant les Chrétiens, qui avaient à cœur d’ex¬ terminer les infidèles, ne pouvaient pas souffrir pa¬ tiemment que, en revenant au Judaïsme, les Juifs convertis leur fissent perdre le fruit de leurs efforts. Aussi des mesures furent prises, en France, pour em¬ pêcher les Juifs convertis de revenir à leur première croyance. (1) Une loi de Louis Vü ordonne que les Juifs baptisés, revenus au Judaïsme, seront chassés du royaume, et que, s’ils peuvent être pris, ils seront mis à mort ou mutilés. Tel était le degré de cruauté qu’on croyait devoir déployer contre des hommes qu’on avait mis dans la dure nécessité de simuler une conversion pour échap¬ per à la mort !... Cet acte de rigueur fut cependant le seul qui signala le règne de Louis VIL S’il se déchaîna dans le prin¬ cipe, contre les Juifs convertis, il paraît qu’il se ra¬ doucit à leur égard. Les motifs qui le dirigeaient n’étaient pas peut-être des principes de charité: un \ 26 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. des historiens de ce prince lui en suppose d’autres. « Louis VII (dit-il) (2) fui un pieux défenseur de l’É- » glise. Il offensa pourtant Dieu d’une manière grave, » en ce que, dominé par une excessive cupidité , il favo- » risa les Juifs outre mesure, et leur accorda beaucoup • » de privilèges contraires à celui de Dieu et de son * royaume. » Nous ne savons pas d’une manière précise en quoi consistaient les privilèges accordés par Louis YII ; il résulterait seulement d’une lettre de ce prince, sur la police de la ville d’Étampes, que les Juifs avaient un prévôt chargé de poursuivre le payement de leurs créances, et de faire même arrêter leurs débiteurs, Nous voyons, de plus, le pape Alexandre III écrire à l’é¬ vêque de Bourges pour se plaindre de ce que Louis VII accordait aux Juifs trop de liberté dans son royaume. Grâce à ces bonnes dispositions, les Juifs avaient de nouveau commencé à se relever; mais la voix du fanatisme ne cessait de se faire entendre contre eux. Pierre, abbé de Cluni, renouvelait les prédications qui naguère avaient armé les croisés (3). 11 écrivait à Louis VII pour lui reprocher son indifférence. Dans cette lettre, rien n’est épargné pour attirer la haine du prince sur la tête des Juifs. Une foule d’accusations y sont accumulées. Si l’on en croit l’abbé Pierre, les richesses des Juifs ne sont que le résultat de leurs vols et de leurs rapines. « Les vases sacrés, dont les » églises sont dépouillées, passent dans leurs mains » pour être profanés. Ils sont les recéleurs de ceux » qui les dérobent Ils pressurent le peuple par leurs DOUZIÈME SIÈCLE. \Ti » usures. » L’abbé de Gluni ne voit rien de plus juste que de dépouiller les Juifs de ces biens mal acquis, ou du moins de les forcera contribuer, malgré eux, à l’expédition de Jérusalem, en les grevant d’un impôt plus fort que celui qui pesait sur les Chrétiens. Si la lettre de l’abbé de Cluni se fût bornée là, elle aurait pu passer pour modérée; mais, au lieu de demander la juste répression des méfaits que les Juifs auraient pu commettre, répression qui n’aurait jamais pu frapper que quelques individus, l’abbé de Cluni s’efforce de prouver au roi Louis que, s’il s’arme contre les Sarrasins, il doit, à bien plus forte raison, s’armer contre les Juifs. Pendant que Pierre, abbé de Cluni, se déchaînait contre les Juifs, saint Bernard, abbé de Clairvaux, prenait leur défense (4). « Nous avons appris avec plaisir (écrivait saint Ber- » nard) que l’amour de Dieu brûle dans vos cœurs; » mais il faut que ce sentiment soit modéré par un » sage discernement : non-seulement vous ne devez » pas persécuter les Juifs, non-seulementvous ne devez » pas les égorger, mais vous ne devez pas même les » chasser. » Ainsi, le sort des Juifs était constamment d’exciter tour à tour la haine et la pitié des ministres de la reli¬ gion chrétienne; ils faisaient cependant tous leurs efforts pour se concilier leur bienveillance; ainsi lorsque le pape Innocent II (5) vint à Paris,- tout le peuple se pressant en foule sur ses pas, il n’y -eut pas jusqu’à la communauté des Juifs qui ne fût l’attendre, ] 28 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. en lui présentant les livres de la Loi recouverts d’un voile, selon l’usage; ce qui fit dire au pape, en s’adressant à eux : « Que Dieu enlève de vos cœurs le » voile qui les couvre (a). » Les Juifs devaient désirer que les Chrétiens se bor¬ nassent toujours aux vœux qu’exprimait le pape Inno¬ cent II (6); mais à peine Louis VII fut-il descendu du trône que la carrière des persécutions se rouvrit pour eux. Philippe-Auguste succéda à son père à l’âge de quatorze ans. Malgré cela, dit l’auteur d’une chro¬ nique (7), « il aimait la justice et tenait son cœur » dans la crainte de Dieu ; et, comme il avait appris » des enfants qui avaient été élevés avec lui, que les » Juifs de Paris enlevaient le vendredi saint un enfant » chrétien qu’ils fouettaient en mépris de Dieu, et » qu’ils finissaient par étrangler, il s’informa de ce » fait, et lorsqu’il le vit bien constaté par l’exemple » de saint Richard, qui avait été martyrisé de cette » manière, il fit dépouiller tous les Juifs, comme jadis » l’avaient fait les Égyptiens aux enfants d’Israël sor* 9 » tant d’Egypte. » Philippe-Auguste ne s’en tint pas là: deux années s’étaient à peine écoulées que sa sollicitude se réveilla de nouveau. « Voyant, dit le même historien, que, » dans son royaume, les Juifs regorgeaient de riches- (a) Lors de la prise de possession des papes, le cérémonial réservait une place aux Juifs pour présenter au nouveau pape les tables de la loi. ( Cancellieri storia de solemni possessione , p. 223, note.) DOUZIÈME SIÈCLE. \ 9Q » ses, que contre le texte des lois ils avaient des escla- » ves chrétiens qu’ils forçaient quelquefois à judaïser; » qu ils grevaient le peuple de leurs usures, de manière » à ce que la moitié du terroir de Paris leur apparie- » nait; qu’ils souillaient les choses sacrées qu’on » leur donnait en gages; Philippe commença par re* » laxer tous les débiteurs des Juifs, comme si c’était » l’année du jubilé; ensuite, il confisqua à son profit » les possessions qu’ils avaient acquises; enfin, il leur » prescrivit un terme, jusqu’à la Saint- Jean, pour » sortir du royaume et emporter leur mobilier. » Cet exil fut sévèrement exécuté; on confisqua tous leurs immeubles, qui, suivant la chronique de saint Denis, consistaient en maisons, champs, prés, vignes, granges et pressoirs, et la France se vit privée de sujets utiles dont le principal crime était d’avoir excité par leurs richesses la cupidité de leurs oppresseurs. A cette époque du moyen âge, les persécutions diri¬ gées contre les Juifs prennent un autre caractère. Ce n’est plus seulement des hommes que l’on persécute à cause de leur croyance; mais ceux qui veulent s’em¬ parer de leurs biens ou ceux qui, leur ayant emprunté de l’argent, veulent se dispenser de payer leur dette, inventent contre eux les accusations les plus absurdes, que le peuple accueille avec avidité. Ainsi on publiait qu’à Bray un Chrétien ayant com¬ mis un meurtre sur la personne d’un Juif, le meur¬ trier avait été livré à la communauté juive. On ajou¬ tait que les Juifs, par dérision pour le Christ, lui avaient lié les mains derrière le dos, avaient couronné 9 430 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. sa tête d’épines, et, après l’avoir fustigé à travers la ville, l’avaient pendu à une potence. Philippe-Auguste, instruit de ce fait, était parti en toute hâte pour Bray, et, sans information, il avait fait cerner la ville et ordonné que tous les Juifs fussent brûlés, ce qui fut exécuté sur-le-champ. Plus de qua¬ tre-vingts de ces malheureux périrent dans les flam¬ mes, sans pouvoir se justifier d’une accusation aussi incroyable. On racontait une foule de traits relatifs à la profa¬ nation des hosties, et ces fables finissaient toujours par le massacre d’un grand nombre de ces malheu¬ reux. A Paris, l’on prétendait qu’une femme ayant ses vêtements en gage chez un Juif et ne pouvant les reti¬ rer, celui-ci lui avait promis de les lui rendre, pourvu qu’elle lui apportât une hostie. L’hostie livrée au Juif avait été jetée dans un chaudron, où elle avait surnagé. Le bruit de ce miracle s’étant répandu, le Juif et sa famille furent arrêtés. On leur fit avouer tout ce qu’on voulut, et ils furent brûlés en pompe sur la place de Grève. Telle était la crédulité publique qu’on institua une messe en commémoration de cet événement. D’autres fois, c’était un jeune enfant juif qui s’était glissé parmi d’autres enfants, pendant la communion, pour se procurer une hostie, et ce symbole de la foi catholique ayant été percé de coups par les Juifs, on avait vu jaillir du sang. Ailleurs, c’était un Juif qui avait fait un traité avec le bourreau, pour lui livrer le cœur d’un chrétien; DOUZIÈME SIÈCLE. /f3/| tantôt c’était un crucifix qu’un Juif avait mutilé; tan¬ tôt c’était une profanation de vases sacrés ou de choses saintes, étonné manquait pas d’accoler un miracle à toutes ces accusations; et le peuple, ameuté, finis¬ sait toujours par brûler quelques Juifs, et des fêtes étaientinstituées.etdes processions solennellesavaient lieu, et des cantiques étaient composés pour perpétuer le souvenir de ces merveilleux événements!... Sous le règne de Philippe-Auguste, on ne saurait se faire une idée du nombre de ces accusations. On peut en expliquer la majeure partie par l’intérêt qu avaient les débiteurs des Juifs a se défaire de leurs créanciers. Ainsi, on publiait que les Juifs tenaient leurs dé¬ biteurs en prison dans leurs maisons; comme s’il était possible de croire que des hommes dont la position était si précaire, exposés à la malveillance publique, pussent se permettre de pareilles violences contre des Chrétiens, ou qu’il se trouvât des débiteurs assez débonnaires pour se soumettre à une pareille incar¬ cération. On ajoutait qu’ils avaient en gage des vases sacrés, et qu ils se taisaient un plaisir de les profaner; mais on ne se demandait pas comment ces objets avaient pu parvenir en leurs mains. Il est vrai que les Juifs avaient eu souvent en gage des vases sacrés; mais c’étaient les évêques, c’étaient les prêtres qui dépouil¬ laient les églises; et, si le besoin d’argent leur faisait mettre en gage chez des Juifs des valses sacrés, une émeute, suscitée à propos, leur fournissait les moyens de les recouvrer. 132 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. La découverte de divers objets appartenant à des églises, mis en gage chez les Juifs de Paris, fut un des principaux motifs de l’exil prononcé par Philippe- Auguste. Mais étaient-ce bien les Juifs qu’il fallait punir, ou les évêques et les prêtres? L’on avait signalé plusieurs fois des évêques ou des abbés qui, pour satisfaire leur luxe, vendaient ou mettaient en gage les vases sacrés. Le comte Béranger s’était plaint de l’arche¬ vêque de Narbonne, qui avait vendu à des orfèvres juifs'des vases d’or et d’argent (a). Le chapitre de Strasbourg se plaignait aussi de ce qu’un des abbés avait mis en gage, pour cinq marcs, chez un Juif, une croix dorée , deux candélabres, deux devants d’autel, trois chappes et une chasuble ( b ). Ces faits devaient se renouveler souvent, et l’exil prononcé contre les Juifs ne dut pas mettre un derme aux déprédations du clergé. On sent cependant que si, dans un moment d’effer¬ vescence, le peuple pouvait demander à grands cris l’expulsion des Juifs, il devait regretter ensuite leur bourse, toujours prête à s’ouvrir lorsqu’il avait re¬ cours à eux. C’est ce qui nous explique pourquoi, malgré l’exil prononcé par Philippe-Auguste, nous voyons les Juifs reparaître en France quelque temps après, rappelés par les seigneurs qui avaient besoin d’eux, et tolérés {a) Preuves de l'histoire du Languedoc, t. m, n. 211. {b) Alsatia diplomatica , t. i, n. 401. DOUZIÈME SIÈCLE. 133 par Philippe-Auguste lui-même, qui avait reçu le prix de leur rappel (8). A dater de cette époque, la position politique des Juifs, en France, présente un étrange caractère: les rois les exilent pour les rappeler, les rappellent pour les expulser bientôt après ; ce n’est plus leur seule qualité d’infidèles qui motive leur expulsion ; mais on cherche d’autres motifs, et on les trouve tantôt dans des crimes supposés, tantôt dans leurs exactions et dans leurs usures. Ce dernier reproche, surtout, se reproduit souvent à dater du xnc siècle. Les Juifs, à cette époque, étaient-ils devenus plus usuriers qu’ils ne l’étaient auparavant? Il ne serait pas difficile de le concevoir. L’expérience leur avait appris, à leurs dépens, qu’ils ne devaient pas compter sur la protection des princes. Ils s’étaient vus chassés sans pitié de la terre sur laquelle ils avaient apporté le tribut de leur industrie; ils avaient vu surtout leurs propriétés confisquées, et leurs effets mobiliers seuls avaient pu échapper au naufrage. Lorsque des temps plus calmes leur permirent de revenir, ils durent nécessairement se tenir sur leurs gardes; ce qu’ils avaient éprouvé leur donnait la me¬ sure de ce qu’il leur était possible d’éprouver encore; aussi durent-ils se garder de convertir leur fortune en immeubles, et, dans l’incertitude du sort qui les attendait, ils durent veiller à ce que leurs biens pussent les suivre en cas d'exil. Le commerce qui leur était le plus convenable 134 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. était le prêt à intérêt; sous ce rapport, la route leur était déjà frayée. L’usure était déjà naturalisée dans tous les Etats de l’Europe, et ce n’est pas aux Juifs qu’elle devait son origine. Déjà avait paru cette tourbe de vautours connus sous le nom de Florentins, Étrus¬ ques, Caorsins, Lombards (9) ; on les avait vus s’or¬ ganiser en société, pour spéculer sur les malheurs publics, vendre leur argent à un prix exagéré, envahir jusqu’au dernier vêtement du pauvre. De toutes parts des plaintes s’étaient élevées contre eux; mais les rois avaient fait de vains efforts pour en purger leurs Etats; ils avaient été plusieurs fois chassés, avant qu’il fût question d’exiler les Juifs, pour fait d’usure ( a ). Le n est pas tout : ces usuriers chrétiens devinrent bientôt l’objet d’une protection spéciale; on leur ven¬ dait le droit de faire l’usure ; et la cour de Rome elle- même conférait à des compagnies ce privilège (b). Il ne faut donc pas se méprendre sur la qualifica¬ tion d’usurier appliquée exclusivement aux Juifs. Les usuriers chrétiens, qui leur frayèrent la voie, furent longtemps en possession de les éclipser. Plus tard, opprimés par les taxes qu’ils payaient, ruinés par l'exil, impitoyablement massacrés par les Chrétiens, il ne leur était pas possible de se montrer scrupuleux [a) Invaluit hïs diebus adeo'coarsinorum pestis abominanda ut vix esset aliquis in totci Anglia maxime prœlatus qui reti- busillorum jam non illaquœaretUr. (Mathieu Paris, p. 805.) (b) Dumoulin, traité de l usure, n. 06. — « Ces sangsues pu- » bliques (dit Mathieu Paris, loc. cit.) avaient le crédit de faire » citer leurs débiteurs à la cour de Rome, qui participant à leur » gain jugeait en leur faveur.» DOUZIÈME SIÈCLE. 135 sur le choix de leurs moyens d’existence : ils furent heureux de pouvoir enlever aux Florentins quelques faibles restes de leur proie; tels furent les premiers pas des Juifs dans la carrière de F usure. Si des accusations fondées se sont élevées contre eux, ce n’est pas à leurs principes religieux qu’il faut s’en prendre. Il a été fait justice des erreurs que l’on s’est plu longtemps à propager, en supposant que la loi de Moïse, qui prescrit la charité, envers tous, aurait proscrit l’usure entre frères, et l’aurait auto¬ risée (mvers les autres nations; une distinction de ce genre n’a jamais pu entrer dans la pensée du législa¬ teur des Juifs. Au xne siècle, cependant, on se tromperait si l’on pouvait croire que toute vertu fût bannie du cœur de ceux qui habitaient la France. Toutes les branches du commerce étaient exploitées par eux. La civili¬ sation n’avait pas fait encore assez de progrès dans le cœur des Chrétiens, pour leur inspirer le désir d’être autre chose que seigneurs, prêtres ou serfs attachés à la glèbe. Ils laissaient aux étrangers le soin de leur procurer les objets qui pouvaient leur être nécessaires. Ils leur donnaient en échange leurs denrées ou leur argent, qu’ils accompagnaient, pour l’ordinaire, de leur mépris, quelquefois de leurs mau¬ vais traitements. Mais si les Chrétiens étaient tributaires de l’indus¬ trie des Juifs, ils savaient, à leur tour, leur faire payer la tolérance qu’ils leur accordaient. Ainsi, dans plusieurs villes, ils étaient soumis à 136 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. payer une contribution pour avoir le droit d’y résider. A Nevers (10) , par exemple, ils devaient payer, outre la dîme en blé et en vin, et les cinq sols par chaque maison, vingt sols de plus pour leur personne. Dans d’autres contrées, ils subissaient des tribula¬ tions d’un autre genre. À Béziers, pendant la semaine sainte, il était permis aux Chrétiens de poursuivre les Juifs à coups de pierre (11). Un prédicateur montait en chaire et disait aux fidèles : « Vous voyez devant vous les descendants de » ceux qui ont condamné le Messie, et qui nient l’exis- » tence de Marie, mère de Dieu. Voici le temps où » notre cœur ressent avec plus de force l’injustice » dont le Christ a été victime. Voici le jour où, depuis » longtemps -, nous avons reçu du prince la permission » de venger un si grand crime. Instruits par l’exemple » de vos aïeux, lancez des pierres contre les Juifs, et » vengez avec vigueur, autant qu’il est en vous, l’in- » jure de notre Sauveur. » Après ce discours, qui était accompagné de la bé¬ nédiction du prêtre, les maisons des Juifs étaient as¬ saillies; le combat se prolongeait depuis le dimanche des Rameaux jusqu’à la Pâque. Il avait lieu vers les quatre heures; les seules armes dont on pouvait se servir étaient des pierres. Cette lutte devait toujours être funeste aux Juifs, qui n’étaient ni en assez grand nombre, ni assez protégés pour se défendre. Pendant longtemps ils firent de vains efforts pour obtenir l’abolition de cet usage. Ils furent plus heureux auprès du vicomte Ray- DOUZIÈME SIÈCLE. \ 37 mond Trenchavel. « Gagné par l’argent des Juifs (12), » dit l’auteur déjà cité, Raymond Trenchavel les dé- » livra d’une punition que leur infligeaient tous les » ans les Chrétiens pendant la semaine sainte.» Si Trenchavel mit un prix à la faveur qu’il accor¬ dait aux Juifs, ce qui résulte assez du traité passé à ce sujet entre les Juifs et lui, il est permis de croire qu’il était aussi poussé par un sentiment de justice, et qu il sentait le besoin de ne pas tracasser ainsi des hommes paisibles qui, par leurs talents et leur in¬ dustrie, méritaient quelque considération; qui, de plus, s étaient affiliés au pays par les propriétés qu’ils y possédaient (13). Le commerce qui se faisait dans la Gaule fournis¬ sait aisément aux Juifs le moyen de s’enrichir. Mar¬ seille, Montpellier avaient acquis une grailde impor¬ tance commerciale; les Juifs partageaient avec les Arabes et les Grecs l’importation des marchandises du Levant ; aussi setaient-ils répandus en grande quantité dans cette contrée. Il n’était pas de petite ville, dans la Provence et le Languedoc, qui n’eût une synagogue; Marseille en comptait deux considéra¬ bles. Il y avait en outre deux hôpitaux juifs. Les évoques et les seigneurs tiraient profit de leurs ri¬ chesses. Ils exigeaient d’eux des impôts qu’ils variaient au gré de leur ingénieuse imagination. L’on peut citer, entre autres, les tributs en poivre, que les Juifs de Saint-Remi, de Lambesc, de Pertuis, de Malaucèno et autres, étaient tenus de payer tous les ans aux 138 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. évêques d’Aix, d’Arles et d’Avignon, pour jouir de certaines franchises. Les seigneurs, de leur côté, ne restaient pas en arrière,, et les impôts payés par les Juifs de Montpellier formaient la meilleure portion des revenus des seigneurs de cette ville (13 bis). Les seigneurs de Montpellier avaient, en outre, souvent recours a la bourse des Juifs, et, par son testament, Guilhaume charge son héritier de payer annuellement à un Juif, nommé Bonnet, 5,000 sols, jusqu’à l’ex¬ tinction d’une dette de 50,000 sols. A Béziers, ils payaient aussi des taxes considé¬ rables, et, au xne siècle, ils obtinrent comme une faveur qu’aucune taxe ne leur serait imposée sans qu’elle fût également répartie sur les Juifs de Car¬ cassonne, Limoux et Aleth (a). Dans la Bourgogne les Juifs étaient également ré¬ pandus. Le duc Eudes 111 leur avait permis de résider à Dijon vers la fin du xne siècle. Il y avait des Juifs à Mâcon et dans plusieurs autres villes, et là comme dans les autres provinces on leur vendait de la tolé¬ rance au poids de l’or. Ils y avaient cependant amassé de grandes richesses, et Ton citait un Juif de Dijon, nommé Salomon, fort opulent, Il était créancier des principales abbayes de Bourgogne, qui ne purent se libérer envers lui que par les dons de la duchesse Alix ( b ). Dans le midi de la France, ils étaient plus nom- (a) Preuves de V histoire du Languedoc , t. ni, n. 160. ( b ) Histoire de Bourgogne , dom Plancher, t. i. DOUZIÈME SIÈCLE I 39 breiLV et en général plus protégés; aussi ils pouvaient continuer à se livrer à l'étude des sciences. L enseignement médical établi à Montpellier com¬ mençait à prospérer, et déjà les étrangers s’y ren¬ daient en foule. A l’école de Montpellier, comme à celle de Salerne, l’enseignement se faisait en plu¬ sieurs langues, ce qui faisait dire à Salysburi, évêque de Chartres, qui vivait au xue siècle, que les élèves qui sortaient de Montpellier étaient chargés de mots barbares (14) . Ce ne lut cependant pas sans troubles que les Juifs et les Arabes professèrent la médecine dans cette par¬ tie de la France. Les cures qu’ils opéraient et qui avaient quelque chose de merveilleux dans un siècle d’ignorance, la langue étrangère dans laquelle étaient renfermés les secrets de leur art, et qui leur donnait un caractère mystérieux, surtout la qualité d’infidèles que por¬ taient ceux qui exerçaient la médecine, éveillèrent la sollicitude inquiète d’un vulgaire superstitieux. On n hésita pas à ne voir que sortilège et magie dans le savoir qui distinguait les médecins arabes et juifs. Les conciles excommuniaient les Chrétiens qui s’adressaient à eux. Heureusement pour les méde¬ cins arabes et juifs, les seigneurs de Montpellier s’élevèrent au-dessus de ces préjugés; un édit de Guilhaume permit à toute personne, de quelque pays qu’elle fût, d’enseigner et de pratiquer la médecine, et fit défense de lui susciter des en¬ traves (15). UO LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. A cette époque, la France donna naissance R plu¬ sieurs écrivains juifs. On peut citer le célèbre Isaacite, plus particulièrement connu sous lenomde Rasci (46). Médecin, astronome, grammairien, Rasci s'est fait remarquer, parmi les hébraïsants, par ses Commen¬ taires sur la Rible. Le plus bel éloge qu’on puisse en faire, c’est de rapporter un passage de Maimonide dans une de ses lettres (17). «J’aurais écrit plusieurs autres Commentaires (dit le savant auteur de More-Hanebouchim) si je n’avais été devancé par Rasci. » Si l’on en croit les biographes hébreux, à l’âge de trente-six ans Rasci avait déjà parcouru l’Italie, la Grèce, la Terre-Sainte, l’Égypte, la Perse, la Tarta- rie, la Moscovie, l’Allemagne et la France; il connais¬ sait la langue des divers pays qu’il avait visités, et l’on trouve dans ses écrits des citations en français, en italien et en plusieurs autres langues. Le style de Rasci est en général élégant et pur; ses remarques grammaticales décèlent une profonde connaissance delà langue hébraïque (18). Ses écrits sont empreints d’une grande piété. Voici comment il . s’exprime au sujet des mystères de la religion : « Si avec un mouchoir vous voulez vous couvrir » tout le corps, vous découvrez le buste ou les jambes. » L’unique moyen de réussir est de se rapetisser » en s’accroupissant. Usez-en de même à l’égard des » mystères, rapetissez-vous, humiliez-vous devant » Dieu et adorez ce qui passe les bornes de votre in- » telligence. » DOUZIÈME SIÈCLE. /|£/| Le principal ouvrage de Rasci est son Commen¬ taire sur la Bible. Bavait commencé un commentaire sur le Thal- miul, mais il ne l’a pas achevé. Les productions de Rasci, qui sont en grande vé¬ nération parmi les Juifs, ont également fixé l’atten¬ tion des Chrétiens. Henry d’Aquin, Gilbert Genebrar- dus, Ai. Pontacus en ont traduit une grande partie, et les interprètes chrétiens n’ont pas dédaigné de s’aider des lumières du rabbin juif. La Champagne comptait, à cette époque, plusieurs écoles juives. On distinguait, à Troyes, plusieurs sa¬ vants rabbins (19) de la famille de Rasci, entre autres le R. Meïr, son gendre, et le R. Sampton, son fils, plus connu sous le nom d’Harisban (20). Ce rabbin avait profité des leçons de Rasci, il s’était nourri de la lecture de ses écrits, et c’est lui qui a achevé le Commentaire sur le Thalmud que Rasci avait com¬ mencé. Harisban a laissé, en outre, plusieurs autres livres de morale qui ont mis sa mémoire en grande vénération. La littérature juive, qui comptait alors presque dans tous les pays une foule de savants rab¬ bins, se faisait encore remarquer par les écrits d’une femme. Déjà, dans les premiers temps, on avait vu une femme se placer au rang des Tanaïtes. La célèbre Be- runa avaitété classée parmi les savants docteurs de son temps. Au xne siècle, on citait, en Orient, la fille du chef de la captivité, qui faisait des leçons publiques, et qui, craignant que sa beauté n’inspirât de l’amour à ses élèves, ne les entretenait qu’à travers un treillis. 442 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE, derrière lequel elle expliquait la loi et le Thalmud (21). A côté de ces deux femmes vient s’en placer une troisième; elle s’appelait Rébecca. Bartholocius la dit fille de R. Meïr. On lui attribue plusieurs écrits où elle fait preuve de beaucoup d’érudition (22). Une femme cultivant les lettres devait être, parmi les Juifs, une chose rare. Les femmes, d’après les lois judaïques, étaient trop négligées pour qu’elles pussent donner tout leur essor à leurs précieuses qualités. L’une des raisons peut-être qui pourraient nous expliquer l’austérité des écrits des rabbins, c’est le peu d’égards qu’ils montraient pour les femmes, qu’ils regardaient comme étant d’une condition infé¬ rieure* Si, dans les premiers temps, on a vu chez les Juifs des femmes admises à des fonctions publiques, si l’Ecriture nous a transmis le nom d’une Débora à la fois juge suprême et guerrière (23), il faut recon¬ naître que les prescriptions judaïques n’ont pas donné aux femmes le rang qui leur appartient; elles sont dis¬ pensées delà plupart des observances religieuses, et forment ainsi une classe à part. Sans doute qu’en les dispensant de quelques ob¬ servances pénibles, on avait pris en considération la faiblesse de leur sexe. Mais ce qui ne prenait sa source que dans un principe de déférence n’est-il pas devenu un motif de déconsidération? On lit dans les prières journalières, parmi les actions de grâce adressées à la Divinité par les hommes, celle-ci : « Béni soit le Seigneur t notre Dieu , qui ne nous a j)us faits femmes. » Peut-etre pourrait-on penser que DOUZIÈME SIÈCLE. /J 43 cette prière avait pour but de remercier Dieu de n’avoir pas exposé l’homme à la faiblesse et aux dou¬ leurs qui sont le partage de la femme, mais il n’en est pas moins certain que, dans l’esprit des rabbins, les femmes occupaient un rang inférieur. On ne peut méconnaître que le rôle assigné aux femmes, chez les divers peuples, a puissamment in¬ flué sur leurs mœurs; cette influence a manqué à la littérature rabbinique. Au xii siècle, Paris, Marseille et la plupart des villes du Midi comptaient une quantité d’écrivains dogmatiques. Paris, au rapport de Benja min deTu- dèle, possédait une école où professaient des rabbins très-versés dans la connaissance de la loi et du Thaï- mud. Marseille avait aussi une académie; on y citait le rabbin Issachar-bar-Abba, Simon-ben-Antoii, Jacob, son frère, Lebaro, Jacob Perpiniano et le rabbin Ab ram. A Orléans on distinguait le rabbin Jacob Than, connu sous le nom de Rath (24). Les savants du Nord ne pouvaient cependant le disputer à ceux du Midi, ni en nombre ni en mérite. Il n’était presque pas de ville, dans la Gaule narbonnaise, qui n’eût des acadé- . mies juives. Narbonne, Béziers, Montpellier, Lunel, Beau caire et la plupart des villes environnantes avaient des écoles où des élèves accouraient des pays les plus éloignés. Un mérite surtout, particulier aux maîtres qui les dirigeaient, c’est leur zèle et leur désintéres¬ sement, on en citait parmi eux, qui, loin d’exiger un salaire de leurs disciples, en entretenaient plusieurs à 144 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. leurs frais. De ce nombre était le rabbin Abraham- ben-David, chef de l’école de Vauvert (25). Il était le gendre du rabbin Salomon, chef de l’école de Mont¬ pellier: tous deux étaient des hommes recomman¬ dables par leur «avoir; mais on peut leur reprocher d’avoir été les adversaires les plus acharnés du More - Hanebouchim de Maimonide, qui est sans contredit l’ouvrage le plus éminent qui soit sorti de la plume des rabbins. Outre ces deux docteurs, on citait, à Bé¬ ziers, Salomon Galphato; à Montpellier, Ruben-ben- Théodore, R. Nathan, R Samüel, R. Selechna, R. Mardochée; à Lunel, les fils de Judas Abben-Tyb- bon, qui marchaient sur les traces de leur père, connu par ses nombreuses traductions de livres hébreux ou arabes; Moïse Gisso, R. Samüel le chantre, R. Salo¬ mon (26). Un savant, surtout, qu’on ne saurait passer sous silence, c est Zarachia Levita, auteur d’un livre intitulé Méoroth, où il réfute certaines opinions du célèbre Rau-Alphés sur la législation de Moïse. Les opinions de Rau-Alphés trouvèrent un défenseur dans un de ses disciples, et le R. Ephraïm fit une réponse virulente au livre de Zérachia (27). Outre ces divers écrivains appartenant au midi de la Fiance, la medecine comptait dans cette contrée plusieurs sujets parmi lesquels on remarquait Johanan Santana, qui a compose en latin divers ouvrages sur cette science (28). A Narbonne, surtout, les savants étaient en grand nombre, et ce qui les distinguait, c’est l’ardeur avec laquelle ils avaient accueilli les opi¬ nions philosophiques de Maimonide. Le R. Kalonyme ♦ DOUZIÈME SIÈCLE. 445 piesidait 1 école de Narbonne, et c’est là qu’écrivaient les deux Kimchi. Tous deux également laborieux, ils ont consacré leurs veilles a l’étude de la langue sacrée. David, surtout, a rendu d’éminents services aux hé- braisants en composant le Dictionnaire connu sous le nom de Mtchlol. Cet ouvrage a servi de fondement à tout ce qui a été écrit depuis sur la langue hébraï¬ que (29). Moïse a également écrit une grammaire hé¬ braïque que Elias Levita appelle la meilleure des grammaires; il a écrit de plus une prosodie fort es¬ timée. Moïse Kimchi ne s’est pas borné à des écrits sur la langue hébraïque, il est auteur de plusieurs Commen¬ taires qui lui ont mérité l’honneur d’être placé entre Maimonide et Aben-Ezra. Ces écrits sont très-philoso¬ phiques, et 1 auteur y fait preuve d’un esprit qui n’é¬ tait nullement superstitieux. Ce fut lui qui, quoique vieux et malade, fit un voyage en Espagne pour rame¬ ner à la raison les synagogues qui avaient excommu¬ nié Maimonide ; il parvint à triompher des esprits les plus obstinés et surtout du médecin espagnol R. Juda, qui ne répondait à ses raisons que par des injures (50). Les éloges que Kimchi donne aux rabbins de Nar¬ bonne et de Béziers, qui vivaient de son temps, doi¬ vent nous faire concevoir une haute idée de leur sa¬ voir. En Espagne, la littérature juive s’élevait, à cette époque, au plus haut degré qu’il lui fût possible d’at¬ teindre. La médecine n’avait pas cessé d’y être cultivée, et 10 U6 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. i les Juifs conservaient toujours leur réputation que les Arabes seuls leur disputaient Les Chrétiens, malgré leur répugnance et les pro* hibitions des conciles, ne pouvaient se dispenser de recourir à eux, et comme le royaume de Grenade tou¬ chait à sa fin, les Juifs étaient les seuls qui pussent conserver le dépôt de la science médicale, à qui la dis¬ parition des Arabes aurait probablement fait repasser les mers. Au xne siècle, le nombre des médecins juifs serait difficile à énumérer. On peut cependant remarquer parmi eux Nissim, fils de Ruben de Barcelone, Jona- Aben-Cliana de Cordoue, Moses-bar Nachman, enfin Aben-Ezra et Maimonide, deux des hommes les plus universels que la nation juive ait produits. A en juger par les ouvrages que ces médecins ont laissés, on ne pourrait pas leur attribuer beaucoup de découvertes. Cependant, s’ils n’ont pas fait faire de grands pas à la science, leur mérite n’était pas perdu pour le siècle où ils vivaient. Il n’était pas de petit potentat qui ne- voulût avoir auprès de lui un médecin juif, et un malade s estimait heureux lorsqu’il pouvait avoir recours à un médecin de cette nation. Les médecins juifs offraient cependant ce caractère particulier que, malgré l’attachement qu’ils portaient à leur art, malgré le temps qu’ils y consacraient, la qualité de médecin ne le satisfaisait pas s’ils n’y joi¬ gnaient celle d’écrivain. Ainsi, Jona-Aben-Chanac ne se contentait pas d’exer¬ cer avec distinction la médecine à Cordoue, il consa- DOUZIÈME SIÈCLE. ' ] 47 crait ses loisirs à cultiver les lettres, et Ton a de lui plusieurs écrits dignes d’être cités. INissim, fils de Ruben, était rabbin de Barce¬ lone (32), et les Juifs ne conféraient de pareilles di¬ gnités qu’à des hommes recommandables par leur savoir et, avant tout, profondément versés dans la loi. Maimonide joignait aussi à un bien haut degré la qualité d’écrivain et de docteur dans la loi à celle de médecin. Surnommé, à juste titre, la lumière de l’Occident, Moïse, fils de Maimon , peut etre considéré comme l’aigle de la littérature hébraïque (33). Issu d’une famille qui avait fourni un grand nom- bie de juges, il entra lui-meme dans cette carrière. Ses ouvrages nous attestent jusqu’à quel point il possédait la connaissance du droit, mais son génie était trop vaste pour qu’il pût se resserrer dans les bornes d’une seule science. Disciple des plus célèbres philosophes arabes (34), il avait orné son esprit de toutes les connaissances répandues en Orient. Parmi les sciences qu’il cultiva, la médecine occupe une grande place. Mais, médecin philosophe, il paraissait ne suivre les développements de son art que pour arriver à la découverle de vérités nouvelles et pour apprendre à connaître 1 humanité. * La médecine, dit-il, offre de grands moyens pour » arriver à la connaissance des vertus réelles et du » vrai bonheur. » Tel était l’aspect philosophique sous lequel il envisageait son art, et, au milieu de 148 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ses succès, il semblait sentir qu’il devait être autre chose qu’un des premiers médecins de son siècle. A l’âge de trente ans, il avait déjà mis au jour son Commentaire sur la Mischna, qu’il avait [d’abord composé en arabe et qu’il traduisit ensuite en hé¬ breu (35). Cet ouvrage annonçait tout ce que devait être un jour Maimonide; il y discute avec indépendance les sentiments des docteurs hébreux; il les blâme ou les loue selon que leurs décisions sont plus ou moins conformes à la raison. Ce qu’on remarque surtout dans ce livre, ce sont les préfaces (30), au nombre de six, placées en tête de diverses parties du Commen¬ taire; ce sont de savantes dissertations sur des points de métaphysique ou de morale tels que l’immor¬ talité de 1 ame, la liberté, la volonté humaine, les vertus, les vices; on y trouve aussi des dissertations historiques dignes de piquer la curiosité. Cependant le Commentaire sur la Mischna n’était qu’un premier essai ; lorsqu’il parut, Maimonide était auprès du Soudan d’Égypte; le kalife Ahdal-Mamon, fondateur de la dynastie des Almohades, après la conquête de Cordoue, avait voulu contraindre tous ses sujets à se convertir à l’islamisme ; Maimonide, d apres cei tains auteurs, aurait subi la loi commune en simulant une conversion (37); plus tard il quitta 1 Espagne pour se réfugier à Alexandrie, qui était alors fréquentée par une foule de savants, et où la médecine surtout comptait des sujets distingués. Ses talents et ses vastes connaissances fixèrent bien- DOUZIÈME SIÈCLE. -U9 tôt sur lui 1 attention, et le bruit de son nom ar- rha jusqu au Soudan, qui voulut le garder auprès de lui. La vie de Maimonide auprès du Soudan d’Égypte est diversement racontée; les uns le dépeignent comme devenu 1 objet de la jalousie de ses nombreux rivaux, entouré de pièges, succombant enfin aux ma¬ nœuvres dont il était 1 objet et encourant la disgrâce du prince qui lui avait prodigué ses faveurs; d’autres, au contraire, assurent que (38) les honneurs dont il jouissait ne firent que s’accroître de jour en jour. Ce qu’on peut affirmer avec certitude, et ce que les écrits de Maimonide lui-même nous attestent, c’est que, depuis le moment où il parut en Égypte, il ne cessa point d’être entouré de gens qui venaient même des pays lointains le consulter, soit comme médecin, soit comme philosophe. Sa demeure était éloignée du palais du Soudan, et il raconte (39) qu’à l’heure où il sortait, il trouvait sur son passage une haie de malades qui l’attendaient et qui profitaient de ce moment pour implorer ses soins. Sa maison, était constamment visitée par des savants qui venaient s’entretenir avec lui; à peine lui laissait-on le temps de prendre ses repas. Cependant, au milieu de cette agitation continuelle, Maimonide trouvait le moyen d’écrire des ouvrages devant lesquels auraient reculé les érudits les plus laborieux et les plus intrépides. Le Haiad est sans contredit celui qui a dû exiger le plus de temps et de travail. Le IJaiad (40) ou Mhchn.é Thora est une analyse du 1 50 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Thalmud. Maimonide a resserré dans un cadre étroit tout ce que contient cette vaste compilation : ce qu’il y avait de bon il l’a fait ressortir, ce qu’il y avait d obscur il l’a éclairci par ses savantes dissertations, ce qu il y avait de déraisonnable il l’a ouvertement signalé, lorsque sa pénétration n’a pu y trouver un sens qui avait échappé à ses prédécesseurs. Telles sont les principales qualités par lesquelles se recommande le Mischné Thora. Ce qui surtout lui donne un mérite trop rare parmi les rabbins, c’est cette philosophie qui se fait sentir dans toutes les parties de l’ouvrage. Maimonide a su y mettre à contribution toutes les connaissances qu’il possédait, et il en a été bien peu qui lui fussent étrangères. « Il n’y avait pas de science philosophique, dit » un savant orientaliste (41), dans laquelle il ne fût » versé : physique, mathématiques, médecine, ilcon- » naissait tout, jusqu’à la théologie chrétienne... On » peut s’en convaincre, ajoute Bartholoccius, en lisant » ses écrits, surtout le premier livre du Haïad. » Maimonide avait assez fait pour sa gloire en analy* sanl le Thalmud. Cependant, ce n’était pas à cela qu’il devait borner sa carrière littéraire : que le précurseur d’un autre ouvrage portant et non moins célèbre. Je Haïad ne fut , non moins im- Tous les hébraïsants connaissent le More-IIanc - bouchim (42), meme avant l’invention de l’imprime¬ rie il se trouvait dans toutes les bibliothèques. C’est dans cet ouvrage que le génie de Maimonide apparaîtdans toute sa grandeur. Ainsique l’annonce le DOUZIÈME SIÈCLE. 151 titre, Maimonide, en composant \e More-Hanebouchim , a voulu offrir un guide aux esprits incertains. Jamais tâche plus large ne s’ouvrit devant un philosophe. Une morale sage et éclairée, une métaphysique sou¬ tenue par des raisonnements profonds, les lumières de la raison jetant leur clarté sur les questions les plus ardues, sur celles même qu’on n’avait envisa¬ gées jusqu’à lui qu’avec les yeux de la foi, telssontles principaux* caractères par lesquels se recommando l’ouvrage de Maimonide. Il est des pages dans cet écrit qu e les plus célèbres philosophes de la Grèce ne désa¬ voueraient pas. Le génie de Socrate et de Platon res¬ pire dans l’œuvre de Maimonide; la hardiesse des pensées s’y joint à la force des raisons et à l’éloquence du style. C’est pourtant au xne siècle, pendant que l’Occident commençait à peine à secouer les ténèbres répandues jusqu’alors, qu’apparaît ce livre destiné à faire époque dans l’histoire de la philosophie. Mai¬ monide proclame avec tout le poids d’une conviction profonde, l’existence d’un Etre suprême, créateur de toutes choses; il trouve la sagesse divine respirant dans toutes ses œuvres, et rejetant le système d’A¬ ristote sur la coéternité du monde, il pense que le monde a été créé, mais il ne peut pas se persuader que ce monde, chef-d’œuvre de la sagesse divine, doive être détruit par son auteur. Ce système est profon¬ dément conçu et savamment développé, Maimonide peint ensuite la nature de l’homme, la fragilité de son corps, l’immortalité de son âme, et après avoir sondé les replis de son cœur, après avoir énuméré ses ( \ 52 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. vertus et ses vices, il enseigne les devoirs des hommes entre eux. Là toutes les questions de métaphysique ou de morale dont les discussions avaient fait re¬ tentir l’Académie, le Lycée, le Portique, sont traitées avec supériorité; les opinions de Pythagore, d’Aristote, de Platon, ainsi que celles des écrivains arabes, sont soumises à un examen indépendant. Ainsi Maimo¬ nide se place à côté des plus grands philosophes de l’antiquité, et il a sur eux cet avantage que, nourri de la lecture des livres saints, il trouve la source des plus nobles inspirations dans les hautes vérités que le premier des législateurs a proclamées. Si cependant la lecture de Moïse avait élevé l’esprit de Maimonide au-dessus de celui des autres philosophes, les connais¬ sances qu’il avait puisées chez eux l’avaient fait sortir de l’ornière dans laquelle se traînait le vulgaire des rabbins. Leur respect trop superstitieux* pour la tra¬ dition, leur goût pour l’allégorie, leur méthode de chercher dans les préceptes de leur religion autre chose que le sens naturel, leur faisait, suivant l’ex¬ pression de Maimonide, trouver dans les écrivains sucrés cent choses auxquelles ceux-ci u avaient jamais songé. Maimonide, qui avait mis tous ses soins à préserver son esprit de toutes les erreurs que sa raison lui signa¬ lait, ne pouvait faire grâce à celle-là. Déjà, dans le Haïad , il avait ébranlé l’autorité absolue du Thalmud, en le soumettant à une analyse sévère, dans le More- Hanebouchim , il achève l’œuvre qu’il avait commencée, en proclamant qu il n est de véritable interprétation des Libres saints que celle qui ne s’écarte point du DOUZIÈME SIÈCLE. 153 sens naturel. Au lieu de vouloir conduire les hommes à l’aide d’une foi aveugle, les philosophes hébreux, et à leur tête Maimonide, ont fait appel à leur raison. « Le but de la religion (dit ce dernier, préface Ze - » raïm ) est de nous conduire à la perfection, et de » nous apprendre à agir et à penser conformément » à la raison. C’est en cela que consiste l’attribut dis- » tinctif de la nature humaine. » Bien qu’ils aient envisagé avec respect les prescrip¬ tions religieuses, même les moins rationnelles, qu’ils considéraient comme une haie à la loi , les philosophes juifs savaient s’élever jusqu’aux plus hautes régions du domaine de la pensée. « L’homme, disait Maimonide, ne doit pas régler » ses actions sur la foi de l'autorité, car il a les yeux » sur la face et non sur les épaules. » Ces principes proclamés par Maimonide devaient effrayer ceux des rabbins qui, s’attachant servilement aux traditions, n osaient pas admettre d’autres vérités que celles qui étaient enseignées dans le Thalmud (43). Aussi, des l’apparition du More-Hanebouchim, toutes les passions furent mises en mouvement. La plupart des rabbins avaient cru voir dans le Haïad des idées subversives de la foi judaïque. Raison¬ ner sur le Thalmud, ou bien détruire la religion, c’é¬ tait, à leurs yeux, une seule et même chose; aussi, dans le fond de leur cœur, les foudres de l’excommu¬ nication menaçaient déjà Maimonide; il n’en fallait pas plus que les pensées exprimées dans 1 e More-Hanebou* chim pour que leur censure ne connût pas de bornes. 154 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Les rabbins de Montpellier furent ceux qui se mon¬ trèrent les plus acharnés. H. Salomon-Ben-Abraam, qui présidait l’école de cette wl!e, avait été le premier à s’apercevoir des opinions philosophiques dont le premier livre du Ilaïad était empreint; dès que le More-IIancbouchim eul paru, il fit rendre par ses col¬ lègues une décision qui anathématisaitquiconque lirait cet ouvrage, qui contenait, disait-il, des opinions con¬ traires au Thalmud et à la religion. Cette manière de voir ne fut pas partagée par les rabbins de Narbonne et de Béziers; là-dessus les rab¬ bins de Montpellier écrivirent dans toutes les synago* gués de la France, et les mirent si bien dans leurs in¬ térêts, qu’elles excommunièrent les synagogues de la province de Narbonne. Heureusement cet acharnement des rabbins de Montpellier trouva de redoutables contradicteurs. En Espagne comme à Narbonne, les ouvrages de Maimo¬ nide eurent de nombreux et de célèbres défenseurs, Nachmanide, Kimchi, surtout, se mirent à la tête, et ils parvinrent à démontrer combien était mal fondée la censure des rabbins de Montpellier, combien leur im¬ probation avait outrepassé les bornes prescrites par la justice et la raison. Kimchi fut un de ceux dont les efforts obtinrent le plus heureux résultat; il parvint à déterminer toutes les synagogues de Catalogne en fa¬ veur de Maimonide, et celles-ci, à leur tour, imitant la conduite des synagogues de France, excommuniè¬ rent celle de Montpellier. Ainsi l on vit, à cette époque, entre les synagogues DOUZIÈME SIÈCLE. 155 du Midi, un échange d’excommunications, à propos des livres de Maimonide. Ce qu’on ne peut s’empêcher d’en conclure, c’est que ces livres devaient mériter de faire époque dans la littérature hébraïque. Il leur était réservé, de plus, de faire l’admiration de ceux- là même qui les avaient proscrits, et lorsqu’à la passion exagérée qui avait animé les rabbins de Montpellier succéda le langage de la froide raison, il n’y eut plus qu’une seule voix sur Maimonide; et l’on proclama de toutes parts que, depuis Moïse, il n’avait pas paru en Israël un homme semblable à lui. Ainsi les treize ar¬ ticles de foi (44) qu’il avait enseignés furent adoptés dans (outes les synagogues; et les idées de progrès qu’il avait proclamées reçurent une éclatante consé¬ cration. Maimonide ne s’était pas borné à donner le Haïad et le More-Hanebouchim , tous les instants de sa vie avaient été consacrés au culte des lettres. Trop élevé pour se plier devant les erreurs et les préjugés dont sa nation était imbue, il les combattait sans relâche, et la plupart ont reçu de lui le coup mortel. Ainsi, dans la lettre écrite aux rabbins de Marseille, contre l’astrologie judiciaire, il sape les bases de cette science vainc, devant laquelle se prosternait la crédu¬ lité d’un vulgaire ignorant, et cette lettre a reçu l’ap- probation de deux papes, qui n’ont pas craint de s’ap¬ proprier les principes du philosophe juif (45). Maimonide a écrit de plus sur la métaphysique, la logique, la médecine; il a commenté Hippocrate, et 4 56 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ses opinions n’ont pas été dédaignées par les médecins qui l’ont suivi (46) . .La carrière de Maimonide avait été trop brillante pour que ses relations ne fussent pas des plus éten¬ dues; elles lui ont fourni l’occasion d’écrire une foule de lettres sur divers sujets; dans sa correspondance, Maimonide conserve toujours cette supériorité dont tous ses écrits portent l’empreinte. Il sent fortement et il exprime avec énergie tout ce qu’il pense; ses ex¬ pressions sont toujours correctes, et il a mérité d’être cité pour la pureté de son style (47). Cette profonde connaissance qu’il avait de l’hébreu, il l’avait également de l’arabe et de plusieurs autres langues. C est en arabe que presque tous ses ouvrages ont été écrits. Il en a traduit lui-même une grande partie en hé¬ breu. Plusieurs de ses disciples ont traduit les autres, notamment le More-IIaneboucliim , que son âge et ses nombreuses occupations ne lui permirent pas de tra¬ duire. Tel fut le célèbre Maimonide, dont la nation juive s enorgueillit, et dont le xiic siecle peut se glorifier à juste titre. Les Juifs n’ont mis aucune borne à leur admiration pour ce grand homme (48). Les Chrétiens eux-mêmes n’ont pu lui refuser leur tribut, et tous se sont accordés à louer en lui le médecin habile, le ju¬ risconsulte profond, le philosophe éclairé et l’éloquent écrivain. Quelques-uns même « n’ont pas hésité à dé- » clarer que tout le bien qu’on pourrait dire de ses DOUZIÈME SIÈCLE. 4 57 » écrits serait encore au-dessous de leur mérite (49). » D’autres ont cru lui adresser un assez grand éloge en disant qu’il est le premier des rabbins qui ait cessé de dire des inepties (50). On a sans doute rendu justice à Maimonide, en le mettant au-dessus de tout ce que la nation juive a produit d’écrivains; mais ce n’est pas lui rendre toute la justice qui lui est due, que de déprécier les écrits de ses nombreux émules, en les réduisant à des inepties. Cette qualification, surtout, ne saurait s’appliquer aux écrits de quelques hommes qui florissaient en Espagne, au même siècle que Maimonide. Aben-Ezra était de ce nombre. Moins élevé que Maimonide, Aben-Ezra s’est placé cependant bien près de lui par le nombre de ses connaissances et par la souplesse de son esprit (51). A la fois médecin, littérateur, docteur dans la loi et mathématicien, Aben-Ezra s’est surtout acquis une grande réputation comme grammairien, astronome et poëte. Né à Tolède, qui était alors le berceau des sciences, aucun moyen d’instruction ne lui man¬ quait. Cependant les leçons qu’il était à portée de puiser dans sa ville natale ne lui suffisaient pas; avide de connaissances, il quitta de bonne heure la maison paternelle. Il visita la France, l’Angleterre, l’Italie, la Grèce et plusieurs autres parties du monde ; il termina ses jours dans l’île de Rhodes, Ces divers voyages ne furent pas perdus pour Aben- 158 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Ezra ; il les faisait en philosophe, observant les mœurs des nations diverses qu’il visitait. L’Angleterre lui fournit une occasion de déplorer les calamités de la nation juive. A lépoque où il s’y trouvait, une persécution funeste éclata contre les Juifs, et il eut la douleur d’en être témoin (52). Les • ouvrages d’Aben-Ezra sont en très-grand nombre et dans des genres tout à fait différents. Le plus considérable est son Commentaire sur la Bible, qui a été traduit en latin, par Conrad Pellican. Plusieurs autres écrivains ont traduit aussi en latin diverses parties de ses Commentaires, qui sont en grande vénération parmi les Hébreux, mais .auxquels on reproche d’être obscurs. Doué lui-même d’une grande sagacité, Aben-Ezra semble n avoir écrit que pour des esprits aussi exercés que le sien. Aussi, pour mettre au jour la plus grande partie de ses pensées, il a fallu que plusieurs rabbins se soient chargés de les expliquer et de faire un com¬ mentaire sur ses Commentaires. Cela n’empêche pas qu’on ne reconnaisse dans Aben-Ezra un mérite émi¬ nent (53). Aucun des secrets de l’Écriture n’est caché pour lui; il discute avec autant de méthode que Mai¬ monide. Il apporte quelquefois autant de sagacité dans ses observations, autant de profondeur dans ses pensées ; mais son esprit n’est pas toujours aussi in¬ dépendant. On ne saurait cependant lui contester une vaste science. Maimonide lui même recommande à son fils (54J la lecture d’Aben-Ezra, en avouant que les obseï vations de ce savant lui ont fait apercevoir à DOUZIÈME SIÈCLE. 159 lui-même une foule de choses auxquelles il n’avait pas songé. Cet hommage, que l’auteur du More-Hane - bouchim rendait au mérite d’Aben-Ezra, doit nous don¬ ner la plus haute idée de ses Commentaires La préface qui les précède est elle-même un morceau remar¬ quable; Aben-Ezra y énumère les manières d’inter- ? prêter l’Ecriture, qu’il réduit au nombre de cinq. D’abord celle des commentate irs qui s’étendent beaucoup sur chaque mot, et qui, pour faire un grand étalage de ce qu’ils savent, écrivent, à l’occasion d’un passage, un traité de physique, de botanique ou de mathématiques (55). En second lieu, celle des caraïtes, qui s’attachent principalement à la lettre du texte; 3° Celle des commentateurs qui convertissent tout en allégorie ; 4° Celle des cabalistes, qui accommodent le sens des Livres sacrés aux vaines spéculations de leur sys¬ tème théologique ; 5° Enfin, celle des commentateurs qui ne s’arrêtent pas simplement à la massore. Aben-Ezra désapprouve la méthode des premiers, qui s’éloignent de leur but par les longues disserta¬ tions auxquelles ils se livrent; il blâme ceux qui cherchent de l’allégorie là où l’on peut trouver un sens naturel; ils désapprouve complètement les caba¬ listes (5G) ; il loue au contraire la méthode des caraïtes, sans partager entièrement leurs sentiments sur la tra¬ dition (57). Il pense enfin qu’il faut, autant que pos¬ sible, rechercher la signification propre de chaque 160 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. mot, et expliquer le plus littéralement les phrases hébraïques , sans trop s’arrêter à la ponctuation (massore). Telle est la méthode qu’il a employée lui-même et qui fait le mérite de ses écrits. Ce n’est pas seulement par ses Commentaires qu’Aben-Ezra a mérité d’être distingué (58). Son livre intitulé Jesod-Mora contient une foule de morceaux remarquables. Dans le premier chapitre, il parle de toutes les sciences qui doivent être étudiées, de la manière dont on doit le faire, du soin que Ion doit portera connaître le sens des mots; il compare ceux qui en négligent ^intelligence à des hommes qui croiraient connaître un livre en en comptant les pages, les lignes, les mots et le nombre de syllabes dont ils sont composés. Il recommande pourtant de ne pas porter à cette étude une attention minutieuse, les ouvrages des grammairiens étant autant au-des¬ sous des autres ouvrages que la science des mots est au-dessous de celle des choses (59). Aben-Ezra possédait à fond la connaissance de la langue hébraïque, et de même qu’il s’en servait ad¬ mirablement en prose, il s’occupait aussi de poésie. Les productions poétiques d’Aben-Ezra sont pleines de verve; elles consistent principalement en poésies sacrées (GO). Aben-Ezra a pourtant fait des vers sur divers autres sujets, et son poëme sur le jeu d’échecs mérite d’être remarqué (61). Cet ingénieux délassement nous dit assez que les DOUZIÈME SIÈCLE. /J 61 rabbins ne manquaient pas de souplesse d’esprit. Tout en s’adonnant à la poésie, Aben-Ezra ne cessait pas de se livrer à l’étude des sciences les plus abstrai¬ tes ; les mathématiques, l’astronomie occupaient ses loisirs; il a écrit un livre sur l’arithmétique et sur l’algèbre. Aben-Ezra savait en mathématiques tout ce que l’on en savait de son temps. Quant à l’as¬ tronomie, il avait devancé son siècle. Plusieurs au¬ teurs (62) reconnaissent qu’il a fait d’utiles obser¬ vations, et l’astronomie n’a pas dédaigné de s’aider de ses découvertes. Cependant l’étude de l’astronomie et les goûts de l’époque conduisirent Aben-Ezra dans une de ces er¬ reurs qu’on voudrait pouvoir séparer de son nom. Maimonide avait combattu l’astrologie judiciaire; Ab'en-Ezra ne sut pas s’en défendre (63). Le propre des grands esprits est d’avoir de grandes faiblesses; Aben-Ezra vivait à une époque où l’on mar¬ chait encore à la lueur des erreurs et des préjugés. Dans le même siècle qu’Aben-Ezra, vivait Nachma- nide; de même que lui, Moïse, fils de Nachman, était à la fois médecin habile et élégant écrivain. Dès l’âge de seize ans, Nachmanide était connu par des productions littéraires. A l’exemple de presque tous les écrivains juifs, il s’était adonné de bonne heure à l’étude de la loi; il avait fait de si grands progrès, qu’il fut surnommé le père de la sagesse, Abi harouchma (64). L’étude de la médecine fut aussi l’une de ses occu¬ pations; mais celle à laquelle il s’est le plus dévoué* ii 162 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. c’est l’étude de cabale. De tous les temps et chez toutes les nations, les mystères ont été regardés comme un des plus sûrs moyens de conduire le peuple (65). Ce n’était pas assez de lui offrir des vérités utiles, il fal¬ lait, pour les lui faire adopter, les envelopper d’une écorce qui ne lui permît pas de les rejeter. Les Grecs, plus ingénieux, n’empruntèrent que les couleurs de la poésie, et leurs brillantes allégories devinrent des articles de foi pour le païen crédule. Moïse, parlant au nom de la Divinité, dut renfermer la loi qu’il imposait à son peuple dans un petit nom¬ bre de commandements, dont le développement devait constituer la foi religieuse. Ce développement forma la loi orale, qui se con¬ serva chez un petit nombre d’adeptes et qui se trans¬ mit de génération en génération. Lorsque le temple eut été détruit, lorsque les dé¬ positaires de cette loi orale eurent été dispersés, il fallut en recueillir les dispositions éparses. C’est la ce qui donna naissance aux deux Thalmud; toutes les allégories dont s’étaient servis les rabbins y trouvè¬ rent place, et on les prit souvent à la lettre, sans son¬ ger que leurs auteurs les avaient imaginées pour re¬ couvrir une pensée secrète, qui ne leur avait pas été peut-être permis de mettre au jour, ou qu’ils avaient voulu laisser deviner à leurs disciples. Une autre ressource apparut alors aux yeux des rab¬ bins. La loi donnée par Moïse à son peuple était l’ou¬ vrage de Dieu. Cette loi devait être parfaite; tout devait y être renfermé, et ce n’était pas aux paroles DOUZIÈME SIÈCLE. 163 seules qu’il fallait s’en rapporter; chaque mot, chaque lettre, chaque point, devait avoir une signification. Chaque phrase, outre le sens naturel, devait avoir un sens allégorique. C’est là le champ qu’exploitèrent à l’envi un grand nombre de rabbins désignés sous le nom de cabalistes. Il ne faudrait pas cependant se méprendre sur la portée de ce mot. La cabale (ainsi que l’a démontré M. Franck dans son savant ouvrage), dans la véritable acception du mot, n’est pas autre chose que l’étude de la philo¬ sophie. Dans le Zohar , dans le Sépher aietzira , les caba¬ listes s’élèvent aux plus hautes conceptions. « Les récits de la loi, y est-il dit, sont les vête¬ ments de la loi, malheur à celui qui prend ce vête¬ ment pour la loi elle-même. Les simples ne prennent garde qu’au vêtement, ils ne connaissent pas autre chose, ils ne voient pas ce qui est caché sous ce vête¬ ment. Les hommes plus instruits ne font pas attention au vêtement, mais au corps qu’il enveloppe. Enfin, les sages, les serviteurs du roi suprême, ceux qui ha¬ bitent les hauteurs du Sinaï, ne sont occupés que de l’âme, qui est la base de tout le reste, qui est la loi elle-même (a). » La liberté de penser n’a jamais été formulée en termes plus énergiques. Les rabbins connaissaient donc cet adage : la lettre tue et l’esprit vivifie ; et il (a) Frank, de la Cabale, v. 146. 164 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ïCestpas exact de qualifier d 'interprétation judaïque celle qui s’arrête au sens littéral des termes. Les écrits des cabaiistes renferment tout ce que l’Orient possédait de connaissances en métaphysique, en morale, en sciences naturelles. Leurs idées en physiologie méritent d’être citées. Après avoir distingué l’âme et le corps, le Zohar admet un troisième principe, appelé esprit vital, Rhouar rhaioni 3 qui préside à la combinaison et à l’organisation des éléments matériels, qui veille pen¬ dant le sommeil (a) . N’est-ce pas là le fondement du système de méde¬ cine qui distingue l’école de Montpellier? La filiation de cette école avec les philosophes juifs ne résulterait- elle pas de ce rapprochement qui, du reste, se justifie lorsqu on connaît la part que les médecins arabes et juifs ont prise à sa fondation? Les cabaiistes, parlant de la création, représen¬ tent la pensée divine comme substance universelle se développant dans tous les êtres qui peuplent le monde. Ce n’est pas le panthéisme tel qu’on le définit vul- gaiiement, c est la puissance divine portée à sa plus haute expression; c’est dire allégoriquement que rien n existe que par la volonté de Dieu, et que la pensée divine se traduit instantanément en acte, ce qui ré¬ pond à ces paroles sublimes de l’Écriture : que la lu¬ mière soit et la lumière est . [a) Frank, p. 235. DOUZIÈME SIÈCLE. 165 Bien des systèmes qui ont eu les attraits de la nouveauté se trouvent dans ces anciens écrits, « Nous ne craignons pas de dire (dit M. Franck, 11 p. 61) que le principe de la doctrine philosophique » qui règne aujourd’hui presque exclusivement en » Allemagne, et jusqu’à des expressions presque ex- » clusi veulent consacrées par l’école de Hegel, se trou- » vent parmi ces traditions oubliées que nous essayons » de rendre à la lumière. » Après ce témoignage, émané d’un homme éminent, qui a fait une étude spéciale des écrits des cabalistes, on doit avoir de la cabale une tout autre idée que celle qu’on a affecté d’en donner jusqu’ici. Le Zohar traite toutes les questions que la méta¬ physique a soulevées sur la nature de l’âme, sur son immortalité; le système de la transmigration des âmes y est présenté sous les formes les plus ingénieu¬ ses; les cabalistes rejettent la prédestination, ils ad¬ mettent la liberté de l’homme pour suivre la roule du bien ou celle du mal. Leurs idées sur l’enfer et le paradis semblent avoir inspiré le Dante. L’esprit d’observation se révèle chez eux sur toutes les bran¬ ches de connaissances; ainsi, parlant de la physiono¬ mie, le Zohar [a) s’exprime ainsi : « La physionomie, si nous en croyons les maîtres » de la science intérieure, ne consiste pas dans les » traits qui se manifestent au dehors, mais dans ceux » qui se dessinent mystérieusement au fond de nous- ( a ) Deuxième partie, f. 73, v. 466 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. » memes. Les traits du visage varient suivant la * forme imprimée au visage intérieur. » N’est-ce pas là la base du système de Lavater? Sur la cosmographie, les connaissances des caba- listes semblent avoir devancé les siècles. « Dans le livre de Chamouna le Vieux (est-i L dit dans le Zoliar ) (a), on apprend, par des explications éten¬ dues, que la terre tourne sur elle-même en forme de cercle, que les uns sont en haut, les autres en bas ; que toutes les créatures changent d’aspect suivant l’air de chaque lieu, en gardant pourtant la même position; qu’il y a telle contrée de la terre qui est éclairée, tandis que les autres sont dans les ténèbres; ceux-ci ont le jour quand pour ceux là il fait nuit, et « il y a des pays où il fait constamment jour, ou du moins la nuit ne dure que quelques instanss. » N’y a-t-il pas là, en germe tout au moins, les dé¬ couvertes mises au jour par Galilée? C’en est assez pour faire comprendre combien il faut être réservé lorsqu’il s’agit d’apprécier les mo¬ numents du moyen âge, et combien il y aurait à gagner à les interroger sans prévention. Maintenant, il faut reconnaître qu’à côté des ca ba¬ tistes proprement dits, qui ne sont autre chose que des métaphysiciens dissertant sur les mystères de la religion, sur l’essence de la divinité, sur ses attri¬ buts, viennent se placer ceux qu’on a désignés sous le nom de cabalistes (66) massorétiques; ceux-là, pour [a) Frank, p. 102. DOUZIÈME STÈCLE. 167 arriver au même but, se sont évertués à tourner dans t tous les sens les phrases de l’Ecriture, à calculer le nombre de lettres que tel mot renfermait, le nombre de fois que ce mot était répété dans telle ou telle phrase. Au moyen de ces pratiques, ils faisaient dire à l’Écriture tout ce qu’ils voulaient y cher¬ cher. C’est là plutôt un jeu d’esprit qu’un travail sérieux. Cette science, qui était d’abord spéculative, devint une science pratique, et s’agrandit de toutes les rêveries de la magie et de l’astrologie judiciaire. Au xne siècle, elle avait de nombreux adeptes, Nach- manide possédait à fond la science cabalistique, et tel était le degré auquel il y était versé, qu'il disait haute¬ ment qu’il n’était rien qu’il 11e fut susceptible de trou¬ ver dans le chapitre de la Genèse, inliUûèAazinou (67). C’était dire que, au moyen de ce genre d’exercice, on pouvait trouver dans l’Écriture tout ce qu’on vou¬ lait, c’était dire qu’on pouvait y trouver à la fois et le mal et le bien; c’était prouver la futilité de ce genre de cabale, qui a été réprouvé par les bons esprits du ju¬ daïsme (88). Quant à la cabale proprement dite, il faut reconnaître que parmi les cabalistes il v a eu des hommes supérieurs, des penseurs profonds qui ont agrandi le domaine de la métaphysique. A cet égard, Nachmanide doit sortir de la foule, et l’on ne saurait contester à plusieurs de ses écrits une haute portée philosophique (69). Ses commentaires sur la loi se recommandent par une profonde connaissance des matières religieuses. Nachmanide y montre souvent un esprit indépendant, 4 68 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. et Ton ne doit pas oublier qu’il fut un de ceux qui dé¬ fendirent avec le plus d’ardeur le More-Hanebouchim. Nachmanide a fait de plus des remarques sur le Haiacl , et il a ainsi associé son nom à celui de Mai¬ monide (70). Bans un écrit intitulé Seplier cighehula , livre de la îédemption, Nachmanide se fait remarquer par la hardiesse de ses idées: «Ne croyons pas, dit-il (71), » que ce que Dieu attend de nous, consiste essentielle- » ment dans les sacrifices ou dans le culte a lui prê- » ter dans le sanctuaire. » Ce sont les bonnes œuvres qu’il faut considérer avant tout. La venue du Messie n’est pas, selon lui, un des points fondamentaux de la religion. C'est une espé¬ rance que Dieu est le maître d’accomplir, Nachma- nide ne xoit dans la venue du Messie qu’un événe¬ ment destiné à faire cesser l’état de dispersion. Cette espérance traditionnelle, ne peut pas, selon lui, être élevée à la hauteur d’un article de foi. En cela Nach¬ manide avait fait un pas de plus que le savant auteur du More-Hanebouchim. Sa lettre intitulée Ighereth amupliar est remarqua¬ ble parles préceptes de morale qu’elle contient (72). Le Sepher amilchamoth , le Avoda levi , ses commen¬ taires sur Maimonide, sont remplis d érudition. Nach- avec manide s était fait remarquer par 1 éloquence laquelle il s’exprimait. On cite le discours qu’il impro¬ visa, en présence du roi de Castille, sur l’excellence de la loi de Moïse (73). Ce discours fut prononcé à l’oc- DOUZIÈME SIÈCLE. 169 casion d’une conférence tenue avec un juif qui, après s’être fait moine, se flattait de convertir ses anciens coreligionnaires. Les souverains de cette époque en¬ courageaient ces sortes de conférences que l’on vit se renouveler souvent en Espagne, et dont nous trou¬ vons plus tard des exemples dans les autres États. C’étaient presque toujours des Juifs couvertis qui les provoquaient; et comme ces discussions théologiques Ramenaient aucune conversion, il en résultait tou¬ jours quelque calamité pour les Juifs. Tels étaient en Espagne, au xne siècle, les principaux écrivains juifs. A leur côté, quoique dans un rang bien inférieur, vivaient une foule d’autres savants, soit dans la médecine, soit dans l’astronomie; le plus célèbre parmi ces derniers est Abraam Chia, disciple de R. Moïse Hadarscian. Ses observations astronomi¬ ques l’ont placé bien au-dessus d’Aben-Ezra. Il vivait à peu près à la même époque, et comme ils portaient tous les deux le même prénom, les auteurs qui les ont cités les ont souvent confondus. Chia a laissé cependant sur cette partie beaucoup plus d’écrits qu’Aben-Ezra. Mais l’astronomie a été la seule science à laquelle il s^est adonné. Ses ouvrages ont été traduits en latin (74). Les Abben-Tybbon, qui florissaient à Grenade à la même époque que Chia, ne rendaient pas moins de services à la littérature hébraïque par leurs traduc¬ tions. Un grand nombre de livres arabes ont été trans¬ portés par eux en langue sacrée. Judas-ben-Saül- Aben-Tybbon, outre ses traductions, est auteur d’un 170 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ouvrage important intitulé Serascim(75). Samuel, son fils, a traduit en hébreu une grande partie des œuvres de Maimonide et notamment le More-Hanebouchim , où il a su conserver toute l’énergie et la pureté de l’original. Maimonide en faisait très-grand cas. Sa- muël-Aben-Tybbon, de son côté, ne mettait pas de bornes h son admiration pour celui qu’il appelait son maître et à qui il n’écrivait jamais sans faire pré¬ céder son nom d’une foule d’épithètes dont la moins pompeuse était celle de philosophe divin (7G). Samuel a traduit aussi de Carabe plusieurs livres d’astronomie de divers auteurs. Cette famille d ’Aben-Tybbon mérite d’occuper une grande place dans les fastes littéraires du moyen âge. Les œuvres d’Averroës. d’Avicennes, ontété traduites de l’arabe en hébreu par les divers membres de cette famille, qui se sont succédé. C’est sur ces traductions qu’ont été faites les traductions latines qui ont ré¬ pandu en Occident la connaissance des écrits d’Aver¬ roës, et avec eux celle des écrits d’Aristote. C’est là un des services incontestables que les écri¬ vains juifs ont rendus à la littérature (a). Parmi les contemporains d’Aben-Tybbon, on dis- tinguait Joseph Hadaian (77), rabbin de Cordoue, connu par ses poésies hébraïques et Chain Cohen, qui a écrit sur le Thalmud (78 . A côté de ccs écrivains, on peut citer encore le cé- [a) Voir le remarquable ouvrage de M. Renan : Averroès ou YAverroïsme. DOUZIÈME SIÈCLE. 171 lèbre voyageur Benjamin deTudèle, dont V Itinéraire (le premier ouvrage de ce genre (79) depuis V Itinéraire d’Antonin) ne laisse pas que de contenir d’utiles ob¬ servations, malgré les erreurs qu’on y remarque (80). Plusieurs rabbins ont fait à diverses époques la rela¬ tion de leurs voyages. On peut citer le rabbin Pethachia, qui a visité pres¬ que toutes les synagogues de sa nation. Un autre voyageur nommé Eldad ou Danita, qui le » premier pénétra jusque dans l’Ethiopie (81). A l'époque dont nous parlons, nous trouvons en Espagne l’historien Joseph ben Ghorion, qu’il ne faut pas confondre avec l’historien Josèphe, mais qui a ce¬ pendant le mérite d’avoir transmis beaucoup de faits curieux (82). Enfin le poëte Gabirol, auteur du poëme intitulé Kheter-Malchout (83), où il expose le système astro¬ nomique de son temps. Il a composé également plu¬ sieurs autres ouvrages philosophiques en vers ou en prose, qui lui ont mérité d’ètre placé parmi les meil¬ leurs écrivains hébreux, et qui ont été traduits en plusieurs langues. Gabirol passe pour le premier des poêles hébreux qui ait introduit la rime dans la poésie hébraïque. Nous avons vu cependant qu’Aben-Ezra, qui vivait avant lui, a laissé des poésies rimées (84). Cette innovation, empruntée à la poésie arabe, prouve que les rabbins ne restaient pas stationnaires. Ce n’est pas seulement par ses poésies que Gabirol mérite d’être cité. Un des ouvrages philosophiques les plus répandus \ ■172 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. dans le moyen âge, le livre inlitulé Source de vio , Fons vitœ, est l’œuvre de Gabirol, désigné par les écri¬ vains aiabes et clnetiens sous le nom d Aviccbron Gabiiol a le mérite d avoir un des premiers initié les Chrétiens aux connaissances philosophiques ré¬ pandues chez les Arabes et les Juifs d’Espagne. A l’époque où écrivait Gabirol les idées philosophi¬ ques avaient fait d’immenses progrès parmi les Juifs. Nous en avons une preuve dans la discussion qui s’engagea entre Gabirol et le R. Salomon-ben-Ad- dereth, au sujet des études que l’on devait per¬ mettre aux jeunes gens. Salomon-ben-Addereth, avec les zélés traditionnaires, était alarmé de l’ar¬ deur avec laquelle la jeunesse israélite cherchait à s initier à toutes les connaissances dont l’Espagne était le foyer. Il craignait que le progrès des lumières ne portât atteinte à 1 autorité du Thalmud. Il crut pré¬ venir ce danger en faisant rendre, par la synagogue de Barcelone, une décision qui ordonnait aux jeunes gens d étudier la loi jusqu’à l'âge de vingt-cinq ans, et qui leur défendait de se livrer avant cet âge à l’étude des sciences, la médecine exceptée. Ce décret, fruit de l’obscurantisme rabbinique, fut improuvé par tout ce que la nation juive avait de bons esprits. Gabirol surtout fit paraître un écrit virulent contre Salomon- ben-Addereth, et soutint que toutes les carrières de¬ vaient être ouvertes aux jeunes gens, à quelque âge que ce fut. Ce parti fut vivement soutenu par les rab¬ bins du midi de la France et surtout par ceux de Béziers et de Narbonne, qui s 'étaient toujours mon- 173 DOUZIÈME SIÈCLE. très favorables au progrès; leur opinion finit par pré¬ valoir; aussi voyons-nous, à cette époque, les sciences se répandre parmi les Israélites. Cependant une réforme s’opérait dans les idées religieuses. L’autorité du Thalmud étaiLsérieusement mise en question. Un homme qui exerça à cet égard une grande influence sur les destinées de ses coreligionnaires, ce fut le rabbin Abraham -ben-David-Halevi. Les Arabes d’Espagne avaient fait, au xne siècle, des progrès immenses dans les sciences, dans la littéra¬ ture, dans la philosophie. Les Juifs, devenus leurs rivaux, avaient participé à ces progrès. Les savants qui illustraient cette époque avaient semé dans leurs écrits des germes d’une réforme salutaire; mais, ani¬ més de l’amour du bien, ils avaient voulu édifier avant de détruire. Les Maimonide et les Aben-Ezra n’étaient pas des novateurs qui voulussent saper toutes les institutions anciennes. Mais pleins de respect pour la croyance de leurs pères, ils pensaient que le plus grand service qu’il fût possible de lui rendre, c’était de la dégager des erreurs et des préjugés qui s’y attachaient. Leurs vues étaient éle¬ vées, le plus sûr moyen de les réaliser c’était de ré¬ pandre la lumière autour d’eux. Leurs écrits auraient atteint ce but, si les semences qu’ils avaient jetées avaient eu le temps de mûrir. Toutefois, leurs idées furent saisies par des hommes qui partageaient leurs sentiments, mais qui n’étaient pas doués de la même prudence. Maimonide avait voulu faire du Thalmud 174 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. un monument de raison et de sagesse, en élaguant les erreurs et les fables qui s’y trouvaient. D’autres, méconnaissant sa pensée, n’admirent aucune tran¬ saction : ce que Maimonide avait adopté avec un sage discernement, ils le rejetèrent en entier. Ainsi se renouvela cette secte, connue sous le nom de Garnîtes, qui rejetait entièrement la loi orale pour s’en tenir strictement au texte de l’Écriture. Les partisans de cette doctrine étaient nombreux en Es¬ pagne, sous le règne d’Alphonse Vil. Ils avaient à leur tête des hommes d’un grand talent, mais beaucoup trop exclusifs dans leurs idées. Aben-Alphrag fut un de ceux qui se montrèrent les plus acharnés contre les traditions. 11 prêcha publiquement sa doctrine dans le royaume de Castille et de Léon; il la sou¬ tint par des écrits, et il trouva une foule d’adhé¬ rents. Cependant les traditionnaires étaient nom¬ breux, et ce qui les rendait plus redoutables, c’est que plusieurs d entre eux jouissaient d’une grande laveur. De ce nombre était Abraham-ben-David- Halevi. Frappé de l’accroissement du parti d’Aben- Alphrag , Abraham-ben-David écrivit son Seplier hakabala, où il développe la chaîne de tradition au moyen de laquelle la loi a été transmise. Ce livre passe pour un des meilleurs ouvrages de chronologie qui ad été écrit en langue hébraïque. Abraham-ben- David ne s’en tint pas là ; pour achever de réfuter les anti-traditionnaires, il publia un livre intitulé Thé - civotfi, qui était une réponse à celui d’Aben-Alphrag, 11 faut croire que les écrits d’Abraham-ben-David DOUZIÈME SIÈCLE. 175 ne produisirent pas tout l’effet qu’il en attendait, puisque nous voyons Alphonse Vil obligé d’inter¬ venir et de rendre un décret qui proscrivait Aben- Alphrag et ses disciples. Ce décret fut rendu à la sol¬ licitation d’Abraham-ben-David, qui était en grand crédit auprès d’Alphonse; et les mesures rigou¬ reuses qui furent prises étouffèrent les progrès que la secte des anti-traditionnaires avait déjà faits (85). Les rabbinistes obtinrent donc une victoire complète, et, comme îl arrive toujours, le parti vainqueur, abusant du succès, exagéra l’autorité du Thalmud qui avait été trop exclusivement mise en question. Il n’y avait cependant pas, pour une réforme, d’époque plus favorable, que le xue siècle. Jamais la nation juive n’a possédé autant de savants qu elle en avait alors en Espagne. Cet état prospère ne devait pour¬ tant pas durer. Les Sarrasins n’avaient pu résister aux efforts de 1 Occident ligué contre eux, et leur règne en Espa¬ gne était près d’expirer. Leur domination se trou¬ vait alors resserrée dans les royaumes de Grenade et de Gordoue, et, comme s’ils eussent voulu se ven¬ ger sur les Juifs de leur mauvaise fortune, les kalifes G ne se piquaient plus de se montrer aussi tolérants envers eux. Heureusement pour les Juifs, les rois de Castille et Léon, ainsi que ceux d’Aragon (qui étaient alors les deux Etats chrétiens qui se partageaient l’Espagne) ne les persécutaient pas. Alphonse VIII, roi de Castille et Léon, avait un Juif pour principal ministre, et là 'H6 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. nous les voyons briller dans les sciences, se livrer à l’agriculture et faire le commerce avec honneur (86). A cette époque, les États de Léon ayant voulu détour¬ ner le roi de faire la 'guerre au royaume d’Aragon, et n’osant pas lui adresser directement leur sup¬ plique, ne trouvaient pas de meilleure voie que de la faire passer par la bouche du médecin juif qui possédait toute la confiance du prince et pouvait lui parler en toute liberté (a). Cependant, à mesure que les Chrétiens parvenaient à se défaire des Maures, l’Espagne se fanatisait, les prêtres reprenaient leur influence, et la répulsion contre les Juifs commençait à se manifester de nouveau. D’un autre côté, les Chré¬ tiens ne pouvaient pas voir sans jalousie les Juifs, exploitant presque à eux seuls les arts et le com¬ merce, amasser de grandes richesses et posséder la majeure partie des propriétés. Aussi voyons-nous se renouveler en Espagne les accusations que nous avons déjà signalées en France. Dans le royaume de Castille, les Juifs sont accusés d’enlever un enfant chrétien et de l’égorger pour célébrer les fêtes de Pâques; pour rendre ces accusa¬ tions vraisemblables, on allait jusqu’à porter secrète¬ ment dans leurs maisons. le cadavre d’un enfant. Cette calomnie, renouvelée sans cesse, accréditée par la malveillance (87), suscitait contre eux des émeutes et les tenait dans un état continuel d’agitation. Dans le royaume d’Aragon on voyait également se (a) Zurita, Histoire d’Aragon. DOUZIÈME SIÈCLE. ^7 reproduire des accusations du même genre, et soit que les esprits y fussent plus mal disposés, ou que les rois d’Aragon fussent moins amis de la justice que ceux de Castille, les cruautés qui se manifestèrent en France sous Philippe-Auguste trouvèrent des imi¬ tateurs dans le royaume d’Aragon, et les Juifs y fu¬ rent également frappés par l’exil. 11 est probable cependant que cet exil ne fut pas rigoureusement exécuté, car nous voyons les Juifs conserver leur position et s’élever même aux premières dignités, sous les rois d’Aragon comme sous ceux de Castille. En Italie, rien n’était changé dans leur état poli¬ tique, mais leur nombre s’était considérablement accru. Chassés de France par Philippe-Auguste, la plupart s’étaient réfugiés en Lombardie. C’est à cette fuite que se rattache une des époques les plus inté¬ ressantes pour le commerce. Obligés de quitter précipitamment le territoire fran¬ çais, ils avaient été forcés de déposer entre les mains de leurs amis là majeure partie de leurs effets. Ar¬ rivés en Lombardie, ils cherchèrent le moyen de les recouvrer, et comme ils ne pouvaient reparaître en France, ils chargèrent des voyageurs du soin de les réclamer, en leur remettant des billets par lesquels les dépositaires étaient priés de remettre les effets qu’ils gardaient ou le prix qu’ils en avaient retiré. La multitude de ces billets, leur uniformité, les termes laconiques dans lesquels ils étaient conçus, révélèrent au commerce une ressource dont on ne s’était point 12 178 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. douté jusqu’alors. Ce que les Juifs avaient fait pour leurs effets mobiliers, on le fit pour le numéraire : les lettres de change furent inventées (88); et par là s’éta¬ blit un genre nouveau de communication qui devait unir les négociants de tous les pays, et leur faire trouver aux distances les plus éloignées , l’argent qu’ils déposaient dans les mains d’un banquier. Ainsi, par une étrange fatalité, c’est au moment même où ils éprouvaient la plus violente persécution * que les Juifs attachaient leur nom à une découverte qui devait créer une ère nouvelle pour le commerce. Les nations, cependant, ne devaient pas se montrer plus reconnaissantes envers eux. A Naples, où leur nombre était considérable (89), il n’était pas de crime dont on ne les accusât, et à l’époque de l’exil de France, ils furent victimes d’une émeute , sous le prétexte qu’ils avaient volé une croix (90). A Chiesi, ils furent impitoyablement mas¬ sacrés, parce qu’on les accusait d’avoir fait une imagé en cire représentant Jésus Christ et de l’avoir percée de coups. Dans cette ville, le comte leur rendait la justice une fois tous les ans, à la Pâque, en ayant le soin de leur en faire payer les frais, ce qui était une partie notable de ses revenus. # A Bologne, on prit prétexte de leurs usures pour les expulser Cependant, dans cette contrée, ils étaient loin d’égaler les exactions des usuriers chrétiens. Un concile tenu en 1179 avait eu beau excommu¬ nier les usuriers chrétiens, ils n’en continuaient pas DOUZIÈME SIÈCLE. 179 moins à pressurer le peuple, et le plus souvent celaient les Juifs qui portaient la peine des méfaits d’autrui. A Trani, dans la Fouille, une de ces accusations banales que nous avons signalées, en fit périr un grand nombre (91). Cela ne les empêchait pas de se répandre dans les diverses villes d’Italie. Outre le commerce de la soie, des épiceries et de toutes les productions de l’Orient qu ils exploitaient encore presque sans concurrents, ils exerçaient aussi en Italie des professions indus¬ trielles (92), ils étaient fabricants, teinturiers (a), changeurs, et surtout banquiers. À ce titre, ils étaient souvent chargés de percevoir les revenus de la Cham¬ bre apostolique. Le même zèle pour l’étude des sciences que nous avons signalé en Espagne et en France, se faisait aussi remarquer parmi eux en Italie. Benjamin de Tudèle (93) parle des académies juives qu’il trouva à Padoue, à Gênes, à Naples, à Amalfi, à Bénévent, à Ascoli et dans diverses autres parties de cette con¬ trée; à Corzi, à Mouza, à Beginanova, on citait de savants rabbins; à Borne surtout, ils étaient en assez grand nombre ; quelques-uns y occupaient même des postes éminents, et B. Jéhiel était surintendant des finances du pape Alexandre III (94). Ce pape avait accordé sa protection aux Juifs, et elle leur avait été (a) On citait à Barnedi une teinturerie en pourpre qui jouissait d’un grand renom. 180 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. bien nécessaire. On voyait fréquemment les Chrétiens les maltraiter, les empêcher, à coups de pierres, de célébrer leurs fêtes. Alexandre III réprima ces vexa¬ tions, et, grâce à ses efforts, les Juifs furent traités avec plus de douceur. Une bulle de ce pape nous fait connaître l’influence que les Juifs avaient acquise par leurs richesses. Alexandre III leur défend de prendre en gage ou d’acheter des églises et de traduire les ec¬ clésiastiques devant les tribunaux. Quelles que fus¬ sent les bonnes dispositions du pape Alexandre III, il n’était pas en son pouvoir de les soustraire aux mal¬ heurs qui les attendaient. Le xme siècle, en enfantant l’inquisition, leur apportait une source abondante de calamités. CHAPITRE X XIIlmc SIÈCLE L’histoire de l’inquisition se lie en traits de sang avec celle des Juifs. Ce fut au xme siècle qu’elle prit naissance. Les papes Alexandre III et Innocent III l’avaient instituée pour éteindre l’hérésie des Albi¬ geois. Les croisades avaient montré jusqu’où pouvait aller le fanatisme du moyen âge, elles avaient merveilleu- TREIZIÈME SIÈCLE. 4 81 sement servi la politique des papes qui, chefs d’une guerre entreprise dans l’intérêt de la religion, s’étaient ainsi trouvés les arbitres des princes qui leur avaient fourni leurs armes et leurs soldats. Le pape Hilde- brand poussa au plus haut degré cette omnipotence. On vit, sous son pontificat, un empereur puissant, pour se faire relever de l’excommunication qu’il avait encourue, réduit à faire pénitence, jeûnant au pain et à l’eau, se tenir nu-pieds pendant trois jours et trois nuits sous les fenêtres de l’orgueilleux successeur de saint Pierre. Parvenus ainsi à un pouvoir sans limi¬ tes, les papes en usèrent sans aucun ménagement, et la cour de Rome devint bientôt la cour la plus dis¬ solue (1). Les excès que le clergé se faisait reprocher étaient de nature à soulever les esprits; mais les peu¬ ples n’étaient pas assez éclairés pour résister. Il n’en fut pas de même dans le midi de la France. Là, la civilisation faisait chaque jour des progrès, grâce aux lumières qu’avaient .apportées dans cette contrée les Arabes et les Juifs. Quelque étrangers que fussent les Chrétiens aux langues orientales, quelque réservés qu’ils fussent dans leurs communications avec les in¬ fidèles, cependant quelques étincelles du savoir qui éclairait ces derniers devaient parvenir jusqu’à eux. Ce qui nous démontre que, peut-être malgré eux, les Chrétiens ressentaient les effets de leur proximité avec . les savants arabes et juifs, c’est que le midi de la France fut témoin de leurs premiers pas dans la cul¬ ture des lettres. C’est là que se forme la langue ro¬ mane, mélangée de mots d’origine hébraïque; c’est là \82 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. que se produisent les chants des troubadours, em¬ preints de cet esprit de satire et d'opposition qui pré¬ sageait une révolution dans les idées; c’est là que la pensée commença à sortir du long sommeil dans lequel elle était restée ensevelie ; c'est là que se mani¬ festa le schisme des Albigeois. L’hérésie des Albigeois fut le premier élan des Chrétiens vers la réforme. Les papes en sentirent tout le danger; aussi mirent-ils une ardeur incroyable à détruire ces novateurs dont les principes, ressuscités par Luther, devaient plus tard etre si funestes au saint-siège. Cet événement laissa quelque repos aux Juifs, qu’on oubliait toutes les fois qu’il naissait quelque grave préoccupation. Alexandre III les avait . protégés vers la fin du xuu siècle, Innocent ÎII ne changea rien à leur état au commencement du xme (2). Honorius III et Grégoire IX leur furent également favorables. Ce dernier surtout les protégea auprès des princes chrétiens contre ces accusations réitérées d’égorger un enfant chrétien. Le chef de l’Éslise n’admettait pas que la loi de Moïse pût autoriser de pareils crimes, el que les sectateurs de cette loi pus¬ sent à ce point méconnaître son esprit. Il flétrissait énergiquement la malveillance qui inventait de pa¬ reilles calomnies (3). Innocent IV ne répudia pas les principes de son prédécesseur : il écrivit cependant au roi de France une lettre dans laquelle il l’engageait à faire brûler le Thalmud. Alexandre IV fit profession envers eux de beaucoup de douceur, quoiqu’il ne fût pas en son pou- TREIZIÈME SIÈCLE. 183 voir d’arrêter diverses émeutes dont ils lurent victimes sous son pontificat (4). Cetle bienveillance des papes envers les Juifs n’em¬ pêcha pas cependant le concile de Latran de s’occu¬ per beaucoup de leur sort, de les exclure de toutes les fonctions publiques et de les soumettre à porter une marque distinctive qui empêchât de les confondre avec les Chrétiens. Ce concile de Latran était spécia¬ lement destiné à sévir contre les hérétiques du Lan¬ guedoc (5), et comme les Albigeois étaient alors de¬ venus puissants dans cette contrée, les Juifs, qui y étaient nombreux et protégés, avaient acquis une plus grande importance. On voyait les fonctions de bailli confiées à des Juifs par des seigneurs albigeois. Cette circonstance avait scandalisé la cour de Rome au point que, plus tard, en réconciliant les Albigeois 9 à l’Eglise, on leur faisait jurer entre autres choses de ne jamais confier la charge de bailli à un Juif. C'est à cela sans doute que le concile de Latran veut faire allusion lorsqu’il déclare les Juifs incapables d’exercer aucune fonction publique et qu’il con¬ damne celui qui aurait accepté un office à perdre sa charge en payant au profit des pauvres l’équivalent de ce qu’il aurait perçu. Si l’importance des Juifs s’était accrue en France, au xme siècle, il en était de même en Italie. Nous les voyons, à cette époque, discuter publiquement avec les Chrétiens et opérer même des conversions. t Le mal qui eu résultait pour l’Eglise éveilla l’at¬ tention de Grégoire IX; il défendit aux Chrétiens de 184 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. disputer avec les Juifs, et, plus tard, Clément IV li¬ vra à l’inquisition les Chrétiens qui changeraient de religion et les Juifs qui les convertiraient. Cette bulle ne dut pas avoir un grand effet, puisque, vingt ans plus tard, Nicolas IV fut obligé de la renouveler (6) . Il ne faudrait pas cependant conclure de ces cir¬ constances que l’état des Juifs en Italie fût exempt de calamités. Depuis que les croisés avaient donné l'exemple et que le peuple avait trouvé son profit à les piller, on voyait souvent se former contre eux des émeutes au milieu desquelles on les massacrait et on les dépouillait impunément. Le xnie siècle nous en offre plusieurs, notamment dans la Pouille et dans le royaume de Naples (7). Ces vexations, qui se renouvelaient fréquemment, devaient faire des Juifs d’Italie ce que les mêmes causes avaient fait de ceux de France et de ceux d’Espagne. Us cherchèrent à ressaisir par l’usure ce qu’on leur enlevait injustement. Mais là comme en France, ce n’est pas à eux qu’on peut attribuer l’in¬ vention de ce trafic; les Florentins et les Lombards réclament la priorité. L’Italie était le théâtre deleurs exploits longtemps avant que les Juifs eussent mar¬ ché sur leurs traces. Ce n’est en effet qu’au xm° siè¬ cle que nous trouvons dans les conciles des disposi¬ tions relatives à l’usure des Juifs, et, à cette époque, les Lombards et les Coarsins avaient été plusieurs fois t chassés de divers Etats comme usuriers. Ce n’est que vers la fin du xme siècle que nous voyons les Juifs rangés sur la même ligne (8). Un édit de Charles II TREIZIÈME SIÈCLE. 4 85 chasse de la Sicile, à raison de leurs usures, les Lom¬ bards, les Coarsins et les Juifs; mais c’est la pre¬ mière fois que les Juifs sont nommés dans une loi de ce genre, tandis que les Coarsins et les Lombards avaient déjà subi plusieurs exils dans divers États. Florence, Sienne, Lucques avaient des usuriers chrétiens plus habiles et plus âpres que ne l’ont ja¬ mais été les Juifs; lorsqu’on faisait des lois contre les usuriers, ce n’était donc pas seulement les Juifs qu’on avait en vue. Ainsi Frédéric II avait rendu une loi qui prohi¬ bait l’usure à peine d’excommunication; il ajoutait que cette prohibition ne concernait que les Chrétiens, et il permettait aux Juifs de percevoir un intérêt qui ne pouvait excéder 10 pour 100 (a). Les conciles ne manquaient pas de s’élever aussi contre les usuriers; mais on doit remarquer que ce sont surtout les usuriers chrétiens qui excitent la colère des évêques Les Juifs ont bien aussi leur part, mais iis ne figurent pas en première ligne. Ainsi le concile de Latran (b) se plaint des usuresdes Juifs, mais le concile de Paris s’était déjà fortement élevé contre les usures commises par des Chrétiens organisés en association dans toute la France (c). Ce n’était donc pas seulement les usures des Juifs qui, au xme siècle, soulevaient le peuple contre eux ; c’était surtout l’intolérance des prêtres et le fana- fa) An 1231. Constitutiones regis utriusque imperii, [b) An 1215. (c) An 1213. Durancl et Martenne, t. vu, c. 97. î 186 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. tisme d’un vulgaire ignorant, toujours prêt à ajouter foi à toutes les accusations* suscitées par la mal¬ veillance. Ainsi, dans le royaume de Naples et dans d’autres parties de l’Italie, l’accusation d’égorger un enfant chrétien le vendredi saint s’était souvent renouvelée. Le pape Innocent IV, pour mettre fin à ces calom¬ nies, qui entraînaient souvent le massacre des Juifs, publia une bulle dans laquelle il était dit que si un Chrétien portait une pareille accusation sans pou¬ voir le prouver par le témoignage de trois Juifs et d’autant de Chrétiens, il serait puni lui-même comme meurtrier (a). •Cette loi sage est un monument de justice qui mé¬ rite d’être signalé. Mais le fanatisme du temps ne permettait pas qu’elle fût exécutée. Aussi, pendant le xme et le xive siècle, les accusations contre les Juifs vont toujours croissant, Au xn e siècle, les prédications des frères mineurs, qui parcouraient les villes et déployaient un zèle ou¬ tré pour la propagation de la foi, entretenaient les Chrétiens dans un état d’hostilité envers les Juifs. Ces malheureux, vivant dans des tribulations con¬ tinuelles, étaient à chaque instant victimes de la malveillance. Ils se plaignirent au souverain pontife, et ils obtinrent du pape Nicolas III, une bulle remarquable par l’esprit de tolérance et de charité qui Lavait dictée. (a) Raynold, Annales, an 1247. TREIZIÈME SIÈCLE. \ 87 Cependant, tout en blâmant les vexations dont on abreuvait les Juifs, les papes ne s’occupaient pas moins de leur conversion. Ainsi Nicolas II I lui-même permet au prieur pro¬ vincial des prédicateurs de la Lombardie d’appeler à ses sermons les Juifs, afin de les engager à se con¬ vertir à la religion chrétienne. Au milieu de ces tiraillements, l’état des Juifs ne pouvait pas s’améliorer. Le que nous avons dit de l’Italie, nous pouvons le dire également de l’Espagne. Jusqu’à présent, nous avons vu les Juifs cultiver avec honneur le commerce et les arts. A mesure que les princes chrétiens se fortifient, nous les voyons éprouvant chaque jour les effets de la haine que le peuple leur a vouée, et bien* tôt, perdant la pureté de leurs mœurs, là comme dans t les autres Etats de l’Europe, ils se font reprocher leurs usures II est remarquable que les premiers États dans lesquels nous voyons les Juifs assimilés aux usuriers chrétiens, ce sont ceux où le fanatisme s’est le plus acharné à les poursuivre. En Italie, la Sicile, où ils avaient été souvent victimes des émeutes populaires, les chasse comme usuriers, tandis qu’à Venise et à Livourne (9), ils ne cessent pas d’exercer avec hon - neurle commerce. Dans le royaume d’Aragon, où ils avaient déjà beaucoup souffert, Jacques 1er est obligé de réprimer les usures des Juifs (10), tandis que dans le royaume de Castille aucune plainte ne s’élève encore. Ce n'est que plus tard que le reproche devint en quelque sorte universel; mais alors, quelle était 188 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. la partie de l’Europe qui n’était pas teinte du sang des Juils? Au xme siècle, leur position en Espagne était encore brillante. Les premières villes que les princes chrétiens reconquirent, ce furent Tolède et Séville. Les Juifs y étaient nombreux et riches. Le tribut que payait la population de Tolède s’éle • vaità 216,500 maravédis. La communauté de Burgos en payait 87,560. Dans les premiers temps, les Juifs ne perdirent rien de leur importance sous les princes chrétiens, leurs savants ne cessèrent pas d’être pro¬ tégés, et plusieurs d’entre eux s’élevèrent à de hautes dignités. Sanche III, roi de Castille, les protégeait; aussi le pape Innocent III écrivit à ce prince pour se plaindre des faveurs qu’il accordait aux Juifs et aux Sarrasins. Le pape se plaint de ce que le roi Sanche permet¬ tait aux Juifs d’élever des synagogues, de ce qu’il les dispensait de payer la dîme, de ce qu’i l leur permettait d’acquérir les immeubles, de ce qu’on payait aux Juifs le prix de leurs esclaves juifs, lorsque ceux-ci se fai¬ saient chrétiens. Innocent 111 signale notamment que l’évêque de Burgos avait été contraint de payer 200 pièces d’or d’indemnité à un Juif, pour le prix d’une esclave devenue chrétienne (a). A cette époque, les Juifs d’Espagne se faisaient remarquer par le luxe qu’ils étalaient; les hommes portaient des habits de soie, les femmes se paraient de (a) Lettre d’innocent III, an 1203, TREIZIÈME SIÈCLE. 189 broderies et de dorures. Ils faisaient apprendre à leurs enfants des arts d’agrément. En un mot, ils profilaient de tous les avantages que leur donnait l’opulence (a). Ces habitudes de luxe, qui se sont conservées long¬ temps chez les Juifs (quoique, en Espagne notam¬ ment, il ait été fait plusieurs lois pour les réprimer), n’ont pas peu contribué, dans la suite des temps, à les faire supposer beaucoup plus opulents qu’ils ne l’étaient, et à leur faire attribuer dans le trafic de l’usure beaucoup plus d’exactions qu’ils n’en com¬ mettaient réellement. Le clergé interdisant aux chrétiens le prêt à intérêt, il fallait abandonner à des infidèles le monopole de cette industrie. On leur vendait le droit de l’exer¬ cer, et les phases qu’a subies le taux de l’intérêt doi¬ vent bien moins être attribuées à la rapacité des prê¬ teurs, qu’à la nécessité des temps. On conçoit qu’aux yeux des casuistes qui, dans leurs vues étroites, ne per¬ mettaient pas d’exiger un intérêt quelconque de l’ar¬ gent prêté, un intérêt qui pouvait passer pour usuraire devait être un crime irrémissible. Mais du moment % qu’on admet en principe la légitimité du prêt à inté¬ rêt, le taux doit forcément suivre les variations néces¬ sitées par le temps, le lieu et la nature des emprunts. Nous sommes surpris du taux énorme de l’intérêt durant le moyen âge; mais ce taux était basé sur la rareté du numéraire. Déj à, vers la fin du xme siècle, le prêt à intérêt (a) Salomon ben Virga, Sebeth Jehuda. 190 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. avait été légalement autorisé en Espagne; plusieurs articles avaient été rédigés à cet égard aux Cortès de Burgos (a). Il y était dit que les 7uifs, en prêtant trois pièces d’argent, étaient autorisés à s’en faire rendre quatre; que lorsque les intérêts accumulés auraient égalé le capital, il ne pourrait être rien payé au delà; les prêts d’une somme au-dessus de huit maravédis devaient avoir lieu par acte devant notaire; si le débiteur ne pouvait pas payer, l’alcade du lieu devait remettre au créancier d’abord des meubles, et, en cas d’insuffi¬ sance, des biens-fonds jusqu’à concurrence de sa créance. Ces biens devaient cependant être vendus aux enchères. Une créance non réclamée pendant six ans était nulle; le créancier devait faire les poursuites en son nom et non au nom d’un tiers. Si le taux de l’intérêt fixé par les Cortès était très- élevé, la disposition qui ne permettait pas que les in¬ térêts pussent dépasser le capital, devait empêcher les ravages de l’usure. Il est vraisemblable que ce n’était pas le prêt n intérêt seulement qui enrichissait les Juifs; mais, naturellement actifs et industrieux, ils avaient d’autres ressources. C’étaient eux qui étaient chargés de la perception des impôts; ils ad¬ ministraient les biens des nobles Castillans, qui, trop fiers ou trop indolents, aimaient mieux avoir des hommes d’affaires que de s’occuper de leurs in¬ térêts. Tous ces avantages, joints à ceux que leur (a) Marina, Théorie des Cortès, t. u,p. justif. n. 5. 191 TREIZIÈME SIÈCLE. procuraient le commerce, l’industrie, l’agriculture, toutes choses dans lesquelles ils avaient excellé sciences; mais alors les lumières péné¬ traient parmi les Chrétiens. Dès le xiiir siècle, l’instruction se répandait en Ita¬ lie, on éludait la médecine à l’école de Salerne, le droit a Cologne. TREIZIÈME SIÈCLE. ! 97 découverte de 1 imprimerie, on ne pouvait acquérir le savoir qu’en allant le chercherlà où on en faisait pro¬ fession. A l’école de Bologne, on enseignait le grec. Léonard Arétin, qui avait fait ses études à Bologne, a traduit du grec en latin une partie des œuvres de Plutarque et de celles d’Aristote. Pétrarque, son disciple, s’était formé à la même école; il fut à son tour le maître de Bocace. Et l’on voit déjà, par ces trois noms, quelles étaient les con¬ naissances répandues en Italie. Le Dante, élève de Bruneto Lotini, qui s’était oc¬ cupé de la littérature arabe, complète cette nomen¬ clature qui sert de frontispice à la renaissance des lettres en Italie. A côté de ces poètes dont l’un, Bocace, reflète l’es¬ prit satirique et peu croyant des trouvères, les autres l’esprit théologien du temps, viennent se placer des hommes laborieux, des penseurs profonds, nourris des Saintes Écritures. Saint Thomas, saint Bonaven* ture, Albert le Grand, leur devancier, indiquent les tendances de l’époque. Ma is ces derniers ignoraient-ils les écrits des rab¬ bins juifs? il suffit de rappeler que saint Thomas cite le fonsvitœ d’Avicebron ou GabiroL: d’ailleurs, parmi les théologiens les plus renommés du moyen âge, nous voyons figurer des juifs convertis, qui avaient été des rabbins érudits avant de passer au christianisme. La part qui revient aux Juifs dans la propagation des sciences est donc incontestable. 198 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. C’est par la médecine, c’est par les écrits théolo- giques et philosophiques que l’instruction se répond. Ft j tendant tout le cours du moyeu âge, c’est chez les Arabes et les Juifs qu’d faut aller chercher les adepies dans ces sciences. Ce qui, peut-être, a le plus servi à populariser les écrits de ces derniers, c est le culte de l’astrologie ju¬ diciaire, s’appuyant, à tort ou â raison, sur la cabale. Ainsi, nous verrons plus tard la connaissance des livres hébreux vulgarisée par Pic de la Mirandole, une des illustrations du siècle de Médicis, par Reuchlin, auteur des lettres Obscurorum virorum , par les réfor¬ mateurs, par les nombreuses traductions des livres héb reux que l’empereur Frédéric II commandait à des savants juifs qu’il rémunérait, par celles en plus grand nombre qui marquent le xvie siècle. L’importance que le monde savant a attachée aux écrits des rabbins, nous est révélée par les investi¬ gations dont iis ont été l’objet. La bibliothèque rabbinique du savant évêque de Lodève Plan I «a vit, celle de Wolfius, celle plus étendue de Barlholoccius, nous disent avec quel esprit patient les productions des rabbins étaient recueillies et ré¬ pandues. Bartholoccius surtout, dans quatre volumes in-folio, énumère près de deux mille écrivains juifs en Lspagne, en Italie ou en France. Il y a donc à tenir compte des travaux des Juifs pendant le moyen âge, sans avoir besoin d’apprécier quelle peut être aujourd’hui leur valeur et quelles sont leurs imperfections (12 bis). TREIZIÈME SIÈCLE. 199 Au xme siècle, ils n’étaient pas encore éclipsés par les Chrétiens. Avant l’imprimerie, les communications entre les savants étaient difficiles^ mais cette difficulté n exis¬ tait pas parmi les Juifs. Leurs écoles étaient nombreuses, et bien que les manuscrits eussent de la peine à se répandre, dès l’apparition d’un livre nouveau, il leur était aisé d’en avoir connaissance. C’est ainsi que l'instruction se propageait aisément parmi les rabbins. Au xiie siècle, la littérature rabbinique avait brillé de son plus grand éclat. Le xme siècle nous offre en¬ core des écrivains remarquables. Les ouvrages de Bêchai lui assignent un rang dis¬ tingué parmi les écrivains hébreux, et son livre inti¬ tulé le Devoir des cœurs est regardé comme un des meilleurs ouvrages en cette langue (15). R. Àbner professait la médecine à Yalladolid , et écrivait en espagnol un traité sur la peste (14). Joseph-ben-lsaac écrivait également sur la méde¬ cine, qu’il pratiquait avec succès. Le rabbin Raphaël, le rabbin Isaac-ben-Salomon écrivaient sur la même science. Ce dernier ne bor¬ nait pas là ses travaux, il a donné un recueil de fables qu’il avait extraites des écrits des anciens rabbins (15). Cet ouvrage nous fournira l’occasion de remarquer que l’apologue a été une des branches de la littérature, que les rabbins ont cultivée de tous les temps; lors- qu’il y a eu du danger à. faire connaître la vérité, les 200 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. écrivains ont eu recours à l’allégorie. Sous le despo¬ tisme des Romains, en Orient, les écrivains juifs éprouvaient ce besoin. Aussi le Thalmud contient une infinité de fables qui ne le cèdent en rien à celles d’Esope; le R. Meïr passait pour en avoir composé trois cents. Les Juifs. d’Espagne eurent aussi leurs fabulistes, et, à la différence des Arabes qui professaient un pro¬ fond mépris pour les poètes grecs, ils transportèrent dans leur langue les fables d’Ésope. Cette traduction nous prouve que les rabbins ne négligeaient rien pour enrichir leur littérature, et que leurs préjugés contre les livres étrangers n’étaierit pas aussi forts qu’on le pense communément. Leur histoire littéraire, en effet, nous offre à chaque pas la preuve qu'ils puisaient dans toutes les sources. Ainsi leurs philosophes se forment à l’école des philosophes grecs, ils traduisent tout ce qu’ils peuvent se procurer de leurs écrits, et plus tard, s’affiliant à la littérature des Arabes, ils se rendent communes toutes leurs richesses littéraires. Ainsi imitateurs et émules des Arabes, ils leur em¬ pruntent jusqu’aux romans. Le fils de Maimonide a écrit en ce genre un livre intitulé : Histoire de l'habi¬ tant de Jérusalem , composé d’abord en arabe, et tra¬ duit en hébreu. Une imitation surtout qui fait beau¬ coup plus d’honneur à la littérature hébraïque, c’est celle des Séances de Hariri (Makamaf) , qui passent pour le chef-d’œuvre de la poésie arabe. Judas ben- Salomon-ben-Alcharisi est l’un des poètes dont la littérature hébraïque peut le plus s’enorgueillir; ému TREIZIÈME SIÈCLE. 201 nemment versé dans la connaissance de l’arabe et de l’hébreu, Âlcharisi s’était déjà fait un nom par la traduction de plusieurs livres arabes, et surtout du More-IIanevouchim de Maimonide, lorsqu’il traduisit le Makamat. Ce travail ne fut pas perdu pour Alcha- risi ; «Il faut, disait il, trois choses à un traducteur » pour faire un bon ouvrage : une étude approfondie » de la langue de laquelle il traduit, de celle dans » laquelle il traduit, et surtout de la science qui fait » la matière du livre, » Tels étaient les principes dont Alcharisi s’était pénétré en traduisant le Maka¬ mat. Les idées qu’il puisa dans cet ouvrage germèrent si heureusement dans son esprit, que bientôt après il mit au jour un écrit du même genre, connu sous le nom de Thachemoni, qui ne le cédait en rien à celui qui lui en avait inspiré la pensée. Dans les Séances de Hariri, un homme, Aben-Reid, est introduit dans une réunion, et tantôt en prose, tantôt en vers, il improvise sur divers sujets qu’on lui présente. Les compositions d’Aben-Reid forment le fond de l’ouvrage, qui est rempli de beautés poc- tiques. Dans le Thachemoni , l’idée est la même. Ce sont' deux interlocuteurs , Chaber-Hakini et Heman-E/.rachi, qui discourent sur divers points de morale et de littérature. Tantôt prenant la lyre poétique, tantôt empruntant les ressources de l’art oratoire, Alcharisi traite sous d’ingénieuses fictions les questions les plus graves (16). Cet ouvrage, où l’érudition est parée des charmes de la poésie, venge les rabbins d’un reproche qu’on leur a injustement 202 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. adressé. Il prouve que si la masse des écrivains juifs ne se piquait pas de sacrifier aux grâces, il y en avait cependant parmi eux qui faisaient exception. Les rabbins Emmanuel et Alcharisi peuvent être cités par la poésie rabbinique, qui aurait obtenu peut-être une plus grande réputation, si les écrits d’un grand nombre de poètes tels que Samuel Lévi Raglid, Isaac-ben-Calpon , Salomon Raton, et une foule d’autres qu’Alcharisi cite avec éloge, étaient parvenus jusqu'à nous. Outre les écrivains dont nous venons de parler, on remarquait encore Gerson-ben-Salomon, babile astronome et philosophe éclairé (17); Isaac Latef, astronome (18) et géographe qui, dans un écrit phi¬ losophique, a essayé de marcher sur les traces de Maimonide; Scemtov de Tudèle, qui a traduit les ouvrages de médecine d’&lmanzor et commenté divers écrits d’Aristote (19). Le même a écrit un livre contre- la religion chrétienne, ainsi que le rabbin Ma- thatia, qui vivait à la même époque (20). Les autres rabbins qui se faisaient remarquer étaient Siméon Harosc, célèbre commentateur du Thalmud (21); Moïse-Àben-Tybbon, qui soutenait par ses traduc¬ tions la réputation de ses devanciers (22) : Averroës, Hippocrate, Aristote, Euclide ont été traduits en hébreu par les divers membres de cette famille cé¬ lèbre. Moïse est auteur d’un recueil des hyperboles et des exagérations qui se trouvent dans le Thalmud. Lue pareille entreprise doit donner une haute idée de l’esprit philosophique dAben-Tybbon. Un écrivain TREIZIÈME SIÈCLE. m non moins recommandable, du même siècle, c’est le rabbin Jona de Gironne Son livre, De la crainte rie Dieu , a mérité d ètre traduit en plusieurs lan¬ gues. Cet ouvrage fut composé sur la demande de Jacques 1er, roi d’Aragon. Ce prince, d’ailleurs fort dévot, se plaisait à emprunter aux rabbins des livres de morale. Il leur avait demandé un livre pour ins¬ truire les hommes des devoirs de la religion et de la piété. Ce fut à ce propos que Jona écrivit son traité de la crainte de Dieu (25). Il ne faudrait pas conclure de là que les Juifs fus¬ sent en faveur auprès de Jacques 1er. Ce prince ne né¬ gligeait rien pour leur conversion; la seule chose dont ils lui fussent redevables, c’est d’avoir aboli l’usage qui s’était introduit de confisquer leurs biei.s lorsqu’ils se convertissaient, usage qui sub¬ sistait encore en France. Jacques Ier (24) voulait sans doute par là rendre les conversions plus fréquentes; on ne peut donc pas supposer que ce fût par un sen¬ timent de bienveillance et de respect pour leur culte qu’il demandait aux rabbins des livres de morale. Ce n’est pas que parmi les Chrétiens il n’y eût à cette époque des hommes instruits, mais les discussions théologiques les absorbaient; il y avait des hérésies à combattre, la question des investitures occupait les esprits en Italie, et le saint-siège récompensait gran¬ dement ceux qui consacraient leur plume à sa dé¬ fense (25;. Du reste, Jacques Ier coopérait de tout son pouvoir aux efforts que faisait la cour de Rome pour exter- 204 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. miner l’hérésie. L’inquisition s’était établie dans ses r Etats et l’évêque Arnauld, grand inquisiteur de Bar¬ celone, se signalait en poursuivant au-delà du tom¬ beau le vicomte de Gastelbon et la comtesse de Foix, sa fille, soupçonnés d’hérésie (26). Les mêmes ri¬ gueurs n’étaient pas encore mises en usage à l’égard des Juifs. Jacques 1er espérait de les converlir par la persuasion. Ainsi nous voyons se multiplier, sous son règne, les conférences publiques, où les rabbins étaient obligés de discuter sur la religion. La première de ces conférences eut lieu à Barce¬ lone, entre frère Paul, dominicain, et le rabbin Moïse de Gironne. Le roi y assistait en personne; mais il n’eut pas le bonheur de voir les efforts du domini¬ cain couronnés d’un grand succès. Frère Paul ne se découragea pas. Une conférence eut lieu dans la même ville, avec un autre rabbin, sous les yeux du grand inquisiteur Arnauld; mais celle-là ne fut pas plus heureuse que la première. Frère Paul avait fait des frais de voyage; et à ce propos, le roi adressa à tous les Juifs de son royaume une lettre par laquelle il leur ordonnait de payer la dépense que frère Paul avait faite, à compte cependant dés tailles qu’ils étaient obligés d’acquitter cette année envers l’Etat; il les avertissait en outre d’être, à l’avenir, de bonne foi dans les discussions que l’on soutiendrait avec eux sur leurs Livres saints, pour qu’on pût les mettre à même de reconnaître la vérité (27). Les religieux qui figuraient dans ces conférences avec les Juifs ne manquaient jamais de les accuser de ne pas être de TREIZIÈME SIÈCLE. 205 I bonne foi; et Jacques 1er se gardait bien d'en douter. Du reste, à cette époque, il était peu d’ecclésiastiques qui fussent assez instruits pour lutter avec les rabbins. Plus tard ces discussions furent plus fréquentes ; mais nous remarquerons que presque tous ceux qui y figurèrent furent des Juifs convertis. On peut citer Jérôme de Sainte-Foi, qui provoqua les confé¬ rences de Tolède. Alphonse de Spina, recteur de l’université de Salamanque, auteur du Fortalitium fidei, était aussi un Juif converti. lien était de même de Paul de Burgos, évêque et grand chancelier de Castille. Les conférences provoquées par les nouveaux con¬ vertis amenaient toujours, sinon la conviction des rab¬ bins qui soutenaient la discussion, du moins la con¬ version violente d’un certain nombre de Juifs. C’était au point que les seigneurs et les évêques eux-mêmes, à qui on enlevait ainsi leurs Juifs, et que l’on privait des revenus qu’ils en retiraient, adres¬ sèrent à plusieurs reprises leurs plaintes au roi. L’évêque de Palencia, à la suite d’une conférence provoquée par un Juif converti, Jehuda-Mosca, con¬ férence qui avait amené la conversion d’un grand nombre de Juifs, suppliait le roi de venir à son aide, vu que ses ressources allaient être considérablement réduites ( a ). A côté des écrivains juifs que nous avons cités on distinguait encore, en Espagne, Abraham-ben-Judas, («) M anima, Histoire de E spath , l. n. 206 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. auteur de Y Arbaa-Thurim} ouvrage estimé, sur la lé* gislalion de Moïse; Meïr-ben-Todros, plus connu sous le nom d’Arama; enfin, Moïse, fils de Cotzi, profond jurisconsulte et habile prédicateur. Il professait à Tolède, où l’on admirait l’éloquence de ses sermons. Son mérite ne devait pas être médiocre, puisqu’il avait pu se faire une réputation de prédicateur à To¬ lède, où Ton comptait, d’après David Ganz, douze mille Juifs, et où les sciences avaient trouvé constam- ment de zélés sectateurs. La France et l’Italie n’étaient pas non plus dépour¬ vues d’écrivains. Menahem de Rekanati, Hillel, fils de Samuel, fils d’Eléazar, écrivaient en Italie. Le premier s’occupait d’astronomie; il a écrit un livre intitulé : Ordre des étoiles et des constella¬ tions (28). Hillel de Vérone s’occupait de métaphysique, et il a écrit un traité sur l’âme (29). A la même époque vivait à Rome le rabbin Emmanuel, poëte. grammai¬ rien et critique. Ses ouvrages ont été signalés comme éminemment philosophiques. Quelques rabbins en ont meme prohibé la lecture. Gomme poëte, Emma¬ nuel peut revendiquer un des premiers rangs parmi les poètes hébreux Le caractère trop uniforme de la poésie rabbinique, c’est d’être en grande partie bornée au genre sacré ; elle porte partout une teinte religieuse qui est le trait caractéristique des écrits des rabbins. Il n’en est pas de même des composi¬ tions d Emmanuel. Cet écrivain peut êlre regardé TRÊIZIÈME SIÈCLE. 207 comme le premier des rabbins qui se soit principa¬ lement exercé dans la poésie légère. Il a chanté tour à tour l’enfer et le paradis, le vin et les femmes. Il a fait des madrigaux, des odes, des canzoni, où il a fait preuve d’une grande souplesse d’esprit et d’une imagination vive et enjouée ; ce qui l’a fait surnom¬ mer, par un écrivain moderne, le Voltaire des Hé¬ breux (50). Il faut convenir qu’il y a loin sans doute du rabbin Emmanuel au génie universel du dernier siècle; mais on ne saurait oublier que les productions poétiques d’Emmanuel étaient écrites en Italie, à une époque où la poésie n’était pas sortie de son en¬ fance et où elle saluait à peine l’apparition du Dante précurseur de Pétrarque. A côté d’Emmanuel, c’est-à-dire d’un des écrivains les plus originaux que la nation juive ait produits, nous trouvons en Italie, au xme siècle, fort peu de rabbins dignes d’être cités. On ne saurait cependant passer sous silence Judas Cohen (51), à la lois phi¬ losophe, mathématicien et savant philologue; le rabbin Kalonymo-ben Ralonymo, auteur (52) de YEven-Bochen ouvrage de morale (55); enfin, An- toli* Jacob, connu par son trailé philosophique sur le Pentateuque et plus encore par ses traductions de plusieurs livres arabes et grecs. Antoli Jacob était un des écrivains juifs que l’empereur Frédéric II pen¬ sionnait pour traduire en hébreu les écrits des philo¬ sophes arabes : c’est sur ces traductions et celles des savants juifs ses contemporains que les œuvres d’Aver- roës, d’Aristote, d’Avicennes ont passé de l’hébreu 208 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. dans la langue latine, grâce à la collaboration d’au¬ tres savants juifs. La France comptait aussi, à celte époque, plusieurs écrivains juifs, parmi (34) lesquels on remarquait Abraam-Cabrit, auteur d’un Commentaire sur les aphorismes d’Hippocrate, et le célébré Lévi-ben- Gerson, surnommé Ralbach. Ce rabbin vivait à Bagnols, ses ancêtres avaient presque tous élé versés dans les sciences (35). Ralbach ne démentait pas la réputation que sa fa¬ mille avait acquise, il jouissait d’une grande considé¬ ration, comme médecin ; ses écrits philosophiques lui ont donné un rang éminent parmi les docteurs hébreux. Il a commenté plusieurs parties de l’Écriture, et il y a développé non-seulement une profonde étude de la loi, mais encore une grande connaissance des phi¬ losophes anciens et modernes, notamment d’Aristote et d’Averroës. Plusieurs des Commentaires de Ralbach, dont les Juifs font le plus grand cas, ont élé traduits en latin. Un autre ouvrage du même auteur est le livre inti¬ tulé Milchamoth Adonai (36), où il traite une foule de questions de physique, de métaphysique et de mo¬ rale. Ralbach a écrit de plus sur les mathématiques, sur la logique, enfin des Commentaires sur Averroës. Lévi-ben-Gerson est un des plus puissants propaga¬ teurs parmi les Juifs de la doctrine d’Aristote et de celle d’Averroës. Contrairement à Maimonide, il adopte les idées du philosophe arabe sur l’éternité du TREIZIÈME SIÈCLE. 209 monde et l’impossibilité de la création. Les écrits de Ralbach témoignent d’une hardiesse d’idées peu commune parmi les rabbins. Gerson mourut à l’âge de quatre-vingts ans , après avoir consacré tous les moments de sa vie à l’étude des sciences, qu’il pos¬ sédait en grand nombre, et qu’il avait approfondies autant qu’il était permis de le faire au siècle où il vivait. Malgré les tracasseries continuelles que le fana¬ tisme suscitait aux Juifs, malgré l’ardeur que mit saint Louis à faire brûler leurs livres et à proscrire leurs écrivains, on voyait encore dans le nord de la France quelques rabbins s’adonner à l’étude. On ci¬ tait, à Paris, le rabbin Jechiel (37), célèbre par la con¬ férence qu’il soutint contre le Juif converti Nicolas de Lire, en présence de la reine Blanche. Dans ces temps d’ignorance, où la qualité de savant était synonyme de celle de sorcier, on avait fait à ce rabbin une réputation de magicien. Parmi les choses surnaturelles dont on le disait l’auteur, on prétendait qu’il entretenait chez lui une lampe sans huile. Aujourd’hui qu’on a cessé de croire à la ma¬ gie , on ne partagera pas l’opinion du vulgaire du xme siècle sur Jechiel; mais il est probable que ce rabbin avait des connaissances en physique, et comme ces connaissances n’élaient pas communes alors, on ne doit pas s’étonner de l’opinion qu’on avait de lui. A côté de Jechiel, on citait encore son gendre Jo¬ seph de Corbeil et Simcha-ben-Samuel de Vitri, à la 1 u 210 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. fois médecin, astronome et savant docteur (38). Ce n’était pas dans le nord de la France seulement que l’on rencontrait parmi les Juifs des hommes instruits, presque toutes les villes de la Provence avaient des écoles où les sciences étaient enseignées concurrem¬ ment avec la loi; celles du Languedoc n’avaient rien perdu de leur célébrité, et l’exil de Philippe-Auguste ne les avait pas empêchées de se maintenir. Lunel et Narbonne étaient toujours le rendez-vous des jeunes Israélites qui venaient y puiser l’instruc¬ tion, et les rabbins qui y enseignaient au xme siècle n’étaient pas indignes de leurs prédécesseurs; quel¬ ques-uns ont laissé des écrits, et de ce nombre est le rabbin Meir-Hacohen (30). Béziers possédait aussi de savants écrivains. Salomon fils de Joseph, fils de Job, originaire de Grenade, a traduit à Béziers divers écrits d’Averroës (40). On citait encore, dans cette contrée, Jedaïa Apenini, qu’on a nommé Bedraschi (41), du nom de la ville de Béziers où il était né. Son livre intitulé Bechinath - Olam, appréciation du monde (42), l’a fait surnom¬ mer l’Young des Hébreux. C’est en effet un des ou¬ vrages les plus remarquables qui soient sortis de la plume des rabbins. Il a été traduit en plusieurs lan¬ gues (43). L’ouvrage de Bédraschi porte au plus haut degré le cachet de la poésie orientale. En parlant de l’amitié, voici comment il s’exprime : « Ne te confie pas à l’amitié de notre âge, elle s’en- » vole et décline plus rapidement que l’ombre humide » du soir. Tu ressemblerais à ce jeune insensé qui, TREIZIÈME SIÈCLE 211 » cherchant à saisir les rayons du soleil, croit en avoir » rempli sa main, et, lorsqu’il l’ouvre, recule et s’ef- » fraye de n’y rien trouver. » Outre le Bechinath-Olam , Bédraschi a laissé plu¬ sieurs ouvrages de controverse ou de morale, parmi lesquels on distingue celui intitulé Miuchar-Apeni - nim (44). C est un recueil de pensées philosophiques où 1 auteur a rassemblé une foule de sentences des philosophes hébreux, arabes et grecs. On peut citer de plus un écrit intitulé Kethal- Adaath , livre de la connaissance, ou traité de l’intel¬ lect. C’est un commentaire de l’ouvrage du philosophe* arabe Al-Pharabi, dont une traduction a été imprimée avec les œuvres philosophiques d’Àvieennes, Bédraschi examine les diverses acceptions du mot intellect : 1° Le sens vulgaire indiquant l’intelligence; 2° L’intellect qui conduit à ce que commande la raison ; / 3° Celui qui fait distinguer le vrai du faux; 4° Celui qui fait connaître le bien et le mal; 5° L’intellect actif et passif; G0 Enfin l’intelligence première, c’est-à-dire Dieu. Un autre ouvrage du même auteur est consacré à discuter les opinions des philosophes sur l’intellect passif ou le matérialisme. Jedaïa ne s en tenait pas à l’étude des questions les plus ardues de la philosophie, il s’occupait d’astro¬ nomie, de mathématiques. 212 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. On a de lui un traité sur les opposés en fait de mouvement et de direction. Il y développe cette thèse que les mouvements opposés ou contraires ne peu¬ vent avoir lieu que sur la ligne droite. Cet écrit avait donné lieu à des objections que Je- daia réfute dans un autre écrit intitulé Livre de conso¬ lidation. Un dernier ouvrage du même auteur est consacré à l’examen de la question de savoir si les individus de la même espèce, en différant d’accidents, ne conser¬ vent pas toujours leur forme essentielle. Jedaïa avait aussi fait un Commentaire sur les vingt- *cinq propositions placées par Maimonide en tete de la deuxième partie du More-Nebouchim. On voit, par ce grand nombre d’écrits, combien le goût des études était répandu parmi les Juifs du Midi, et combien d’hommes éminents surgissaient parmi eux dans un siècle où les lumières étaient si peu répandues. A cette époque, cependant, l’état politique des J uifs en France n’était pas exempt de troubles ; le clergé surtout restait fidèle à ses principes. Ainsi, le concile de Béziers (45), celui d’Alby dé¬ fendaient, sous peine d’excommunication, qu’un ma¬ lade eût recours aux soins d’un médecin juif, par la raison qu’il valait mieux souffrir la mort que d’être redevable de la vie à un infidèle (46). Cette défense est répétée dans les statuts synodaux de Rouergue (an 1256), ce qui prouve qu’il devait y avoir dans cette contrée, comme dans les autres par¬ ties de la France, des médecins juifs. TREIZIÈME SIÈCLE. 213 Le concile de Saint-Quentin se plaignait de ce que les juges condamnaient les prêtres à payer ce qu’ils devaient aux Juifs, sans vérifier leurs créances. Celui de Latran renouvelait les défenses du concile de Tolède, relativement aux emplois publics. Cette défense était surtout dirigée contre l’Espagne, où.l’on ne cessait pas d’admettre les Jüifs aux fonctions pu¬ bliques. Il en était de meme dans le Languedoc, où on les appelait indistinctement à toutes les charges (47). On avait vu, à Montpellier, des Juifs revêtus des fonc¬ tions de baile ou consul, qui étaient déférées par élec¬ tion. A Toulouse, en 1291, un Juif avait été nommé consul. L’élection futcassée par arrêt du Parlement (a), en vertu des anciennes lois, qui excluaient les Juifs des fonctions publiques. Les seigneurs de Montpellier, quoique très-favorables aux Juifs, firent aussi, à la fin du xme siècle, des règlements qui les excluaient (b) des charges publiques. Ils cédaient ainsi aux plaintes des évêques qui, dans les conciles, ne cessaient pas de signaler comme une calamité la considération qu’ob¬ tenaient les Juifs dans diverses contrées. Les conciles ne perdaient aucune occasion de s’éle¬ ver contre les faveurs dont les Juifs étaient l’objet et, à la fin du xme siècle, celui de Chateau-Gontier (48) s’en plaignait amèrement. Si, cependant, le clergé ne voulait pas que lesJuifs fussent assimilés aux Chrétiens pour leur admission (a) Preuves de l'histoire du Languedoc , t. ni. (b) Preuves de l'histoire du Languedoc , t. iy. 214 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. aux emplois publics, il se gardait bien de mettre entre eux quelque différence pour le payement de la dîme. Cette redevance pesait sur les uns comme sur les autres; on forçait meme les Juifs à payer aux curés de chaque paroisse autant que ce qu’un Chrétien lui payait (49). Le prêt à intérêt excitait aussi l’attention des con¬ ciles, et, d’après leurs dispositions, il suffisait à un Chrétien de jurer qu’il y avait usure, pour qu’il fût déchargé de sa dette (50). Les princes ne traitaient pas non plus les Juifs avec moins de sévérité. Dans la Bretagne, où ils étaient nombreux, prenant prétexte de leurs usures, Jean le _ r Roux les chasse de ses Etats et défend d’informer contre le Chrétien qui aurait tué l’un d’entre eux (51). En Fi ’ance, leur condition n’était guère plus favo¬ rable; à peine étaient-ils parvenus à faire révoquer l’exil prononcé par Philippe-Auguste (52) (ce qui leur coûta 15,000 marcs d’argent), qu’une foule de lois vinrent fondre sur eux et compromettre à chaque in¬ stant leur existence. Philippe-Auguste, qui avait pris pour un des motifs de leur exil, les extorsions des Juifs, fit plus tard une loi qui organisait pour l’avenir le prêta intérêt (55). L’article Ier de cette loi fixe l’intérêt (54) à deux deniers par livre par semaine, ce qui fait quarante pour cent par an. On s’étonnerait que Philippe-Au¬ guste ait permis un intérêt aussi exorbitant, si ses successeurs n’avaient pas encore renchéri sur lui. Il est vrai qu’après avoir en quelque sorte autorisé les TREIZIÈME SIÈCLE. 2\h Juifs à opprimer le peuple par leurs usures, ils s’en appropriaient les fruits en les dépouillant, ce qui se réduisait à se servir des Juifs pour lever d’une ma¬ nière indirecte des impôts sur le peuple. Ce n’étaient pas les rois seulement qui faisaient des Juifs un objet de spéculation, les seigneurs les exploitaient comme la partie la plus notable de leur revenu. Un monument des plus curieux à ce sujet est une convention passée entre Thibaut, comte de Champa¬ gne, et le roi Philippe II, l’an 1198 (a). Par cet acte, les contractants s’engagent à ne pas se \ retenir réciproquement leurs Juifs et à ne pas souffrir que les Juifs de l’un fassent contracter des obligations aux sujets de l’autre. Malgré cette convention, les Juifs de Champagne ne pouvant résister aux exactions du comte Thibaut, se réfugièrent sur les terres du roi de France. Il y eut procès entre le comte et le roi. Philippe ne voulait pas rendre les Juifs, et ces malheureux le sup¬ pliaient de les garder, redoutant la rapacité du comte de Champagne. Thibaut mourut dans l’intervalle, et sa veuve vou¬ lut recouvrer ses Juifs. Philippe les lui rendit, mais il eut l’humanité de stipuler que la comtesse ne les sou¬ mettrait qu’aux taxes ordinaires, sans leur extorquer rien de plus par la violence. (a) Brussel, Usage des fiefs, t. i; — Martenne, Amplissima col- lectio , t. i. 216 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. La comtesse promit, mais elle ne fut pas fidèle à sa promesse, car un des plus riches Juifs de Cham¬ pagne, nommé Cresselin, déserta de nouveau ses terres : Philippe intervint encore, et on détermina Cresselin à rentrer en Champagne. La comtesse s’en¬ gageait à ne lui plus rien extorquer et lui s’obligeait à ne plus quitter le pays, à peine de confiscation de ses créances. On peut juger par ce trait du parti que les sei¬ gneurs et les rois tiraient des Juifs. Les lois portées à leur égard, depuis Philippe-Au¬ guste, sont toutes conçues dans le même esprit; elles tendent à enrichir les Juifs pour se ménager les moyens de les dépouiller ensuite. Celle dont nous venons de parler porte à un taux exagéré l’intérêt de l’argent ; ensuite elle défend de prêter pour moins d’un an. Enfin, elle soumet les Juifs à affirmer et à faire sceller leurs créances; ce qui, dans les cas de confiscation, devait servir à en constater le nombre. On a même le soin de nommer un notaire qui, seul, peut passer les obligations en faveur des Juifs. Autorisés par une loi, les Juifs ne manquèrent pas de tirer parti de leur argent. Ils prêtèrent à 40 pour 400, et leurs débiteurs n'eurent pas à se féliciter de la sagesse des lois de Philippe-Auguste. Il fallait ce¬ pendant qu’on leur accordât de grands privilèges, pour les mettre à même de satisfaire aux taxes variées dont ils étaient l’objet. Ainsi, outre les impôts qu’ils payaient annuellement, on leur faisait payer un droit TREIZIÈME SIÈCLE. 217 de joyeuse avenue toutes les fois qu’un nouveau sei¬ gneur prenait possession. Le comte de Champagne leur fit payer, pour ce droit, 25,000 livres; et Philippe le Lono- exigea 100,000 livres des Juifs de ses do- maines. Si l’on réfléchit à la rareté du numéraire à cette époque, on sera frappé de l’énormité de cette contribution. On conçoit d’après cela que les rois et les seigneurs aient regardé les Juifs comme une des parties les plus précieuses de leurs domaines. Au commencement du xme siècle, la taxe sur les Juifs rapportait au roi 1,200 livres seulement. Apparemment qu’à la suite de l’exil qui les avait frappés, ils n’étaient rentrés qu’en petit nombre. Quelques années plus tarif, ce revenu se portait à 7,550 livres, dont les deux tiers étaient payés par les Juifs de Normandie (a). On voit, à cette époque, les Juifs protégés dans cette contrée. Un arrêt de l’échiquier de Falaise, de 1220, pour venger le meurtre d'un Juif de Bernai, qui avait été assassiné, rend responsables les bourgeois qui n’avaient pas accouru à ses cris. Les barons convin¬ rent, à ce sujet, que le Chrétien qui tuerait un Juif serait justiciable du roi (b). Les plaids se tenaient à Dieppe. On admettait le duel entre les deux plai¬ deurs; mais il devait avoir lieu sur un chemin public qui devait servir de champ-clos (c). C’était là une grande faveur, si l’on se souvient que (a) Brussel, Usage des fiefs, 1. 1, liv. 2, chap. 37. ( b ) Brussel, Usage des fiefs, t. i, liv. 2, chap. 37. (c) Arrêt de l’échiquier de Falaise, 1207, 218 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. les anciennes lois, en France, défendaient d’informer pour le meurtre d’un Juif. De plus, on les admettait à plaider devant les tri¬ bunaux ordinaires, et il y avait eu un accord à ce sujet entre le clergé et les barons. Cet état de choses ne devait pourtant pas durer longtemps Philippe-Au¬ guste fut à peine descendu du trône, que Louis VIII, écoutant les plaintes du clergé et les instigations du pape Innocent III, révoqua tout ce qu’avait fait son prédécesseur, déclara que les créances des Juifs ne produiraient plus d’intérêt (55) et que les rois et les barons n’obligeraient plus les débiteurs à les payer. Louis VIII ordonne, de plus, que toutes l-es créances des Juifs seront payées à leurs seigneurs en trois années et en trois termes pour chaque année, par suite, les Juifs sont soumis à faire registrer dans les justices de leurs seigneurs leurs dettes actives. Ainsi, la législation présentait cette anomalie, que tandis qu’on regardait comme illicite et comme contraire aux t lois de l’Eglise de percevoir un intérêt de l’argent, les seigneurs pouvaient sans contrevenir à ces lois s’ap¬ proprier les créances des Juifs grossies des intérêts usuraires. . L’ordonnance de Louis VIII fut renouvelée par Louis IX (5G). Ce dernier ajouta même aux disposi¬ tions des lois antérieures : il déclara les Juifs incapa¬ bles de contracter et acquitta les Chrétiens du tiers des sommes enregistrées qu’ils devaient aux Juifs (57). Ces lois de saint Louis contiennent plusieurs dispo¬ sitions relatives aux barons, qui se disputaient les TREIZIÈME SIÈCLE. 219 uns aux autres les Juifs qui leur appartenaient, et ces malheureux, réduits à la condition de serfs, traités » plus sévèrement que les Chrétiens, avaient constam¬ ment à lutter, non-seulement contre les exactions de leurs seigneurs dont ils excitaient la cupidité, mais encore contre les ordonnances des rois, qui les frap¬ paient sans ménagement. C’est un spectacle déplorable que devoir les traités qui intervenaient entre les rois et les barons au sujet des Juifs. Ainsi, en 1230, nous voyons, dans une assemblée tenue à Melun, le roi convenir avec les barons qu’ils ne forceraient plus les Juifs à. leur prêter de l’argent, qu’aucun baron ne pourrait retenir les Juifs apparte¬ nant à un autre, et que celui-ci pourrait les revendi¬ quer partout où il les trouverait comme sa propriété. Malgré cet accord, le roi fut obligé, quelques années après, de contraindre Thibaut, comte de Champagne, à rendre les Juifs appartenant à la comtessede Dreux, qu’il gardait indûment En 1268, le roi Louis et le comte de Champagne conviennent d’arrêter les Juifs de leurs domaines pour les dépouiller. Cette conven¬ tion s’exécute, mais il y a débat entre les deux sei¬ gneurs pour démêler les Juifs qui leur appartenaient réciproquement, et dont ils devaient s’approprier les dépouilles. Plus tard, nous voyons les Juifs mis en quelque sorte à l’enchère. Philippe IV achète du comte de Valois, son frère, tous les Juifs de son cointé, après avoir eu un procès avec lui au sujet de quarante-trois Juifs dont il réclamait la propriété. Il 220 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. lui achète en outre un Juif de Rouen qui rapportait 500 livres par trimestre. Pour 500 livres, il achète encore un Juif du comte de Chably, et il cède à son frère un Juif de Pontoise, nommé Joce. Qu’on juge, après un pareil trafic, de l’esprit qui devait animer les rois dans leur législation à l’égard des Juifs, et qu’on ose faire un reproche à ces malheureux de s’être livrés à l’usure! Les véritables usuriers ce n’é¬ taient pas les Juifs, mais c’étaient les rois et les ba¬ rons qui s’appropriaient leurs rapines. D’ailleurs, l’argent était si rare, au xnie siècle, que le taux de l’intérêt qui nous paraît aujourd’hui une usure exorbitante, était alors commandé par les cir¬ constances. Ce n’étaient pas les Juifs seuls qui prê- * taient à 40 pour 100, mais les Lombards et les Italiens, qui parcouraient la France, exigeaient même un taux supérieur; ils prenaient 10 pour 100 par mois. Ils avaient été chassés plusieurs fois, et dépassaient de beaucoup les Juifs; de sorte que ce serait justice d’appeler un usurier lombard et caorsin plutôt que de l’appeler juif. Les conciles fulminent contre les usuriers chré¬ tiens ; de ce nombre sont les conciles de Château- Gontier en 1231, ceux de Lyon 1245 et 1247, ceux d’Alby en 1254, de Montpellier en 1258, de Sens en 1267, d’Arles et de Poitiers en 1275, d’Avignon, en 1282. Le concile de Lyon voulait qu’on annulât les testaments des usuriers chrétiens qui n’auraient pas restitué leurs usures ; le concile de Béziers défen¬ dait toute communication avec les usuriers; celui TREIZIÈME SIÈCLE, d’Arles excommuniait tous les usuriers chrétiens comme les adultères. Mais que pouvaient ces vaines menaces contre des besoins chaque jour renaissants et contre la loi de la nécessité, qui obligeaitles évêques eux-mêmes, qui s'élevaient contre eux dans les con¬ ciles, à avoir recours à la bourse des usuriers? Nous ne devons pas être surpris si les lois qui se sont succédé en France pour réprimer l’usure, sont toujours restées sans effet. Il faut reconnaître pour¬ tant que ce n’était pas toujours l’usure que l’on pour¬ suivait chez les Juifs. Ainsi, saint Louis ne se borne pas à réprimer le prêt à intérêt, mais, dans une de ses lois, il reproche aux Juifs leurs blasphèmes, leurs sortilèges, leurs magies ; il veut que l’on brûle le Thalmud et tous les livres dans lesquels ces blasphèmes sont renfermés, et que l’on chasse ceux des Juifs qui ne voudront pas se soumettre à cette loi (58). La même ordonnance porte que les Juifs vivront du travail de leurs mains et du produit du commerce, sans se livrer à l’usure ; sage disposition, qui aurait pu produire un bon effet, si saint Louis eût pris les mesures convenables pour l’exécuter. Mais en les sou¬ mettant à vivre du travail de leurs mains, on ne leur offrait aucune garantie pour exercer une autre pro¬ fession, aucun état civil pour leurs personnes, aucune sûreté pour leur conscience: comment, dès lors, pou¬ vaient-ils changer de manière de vivre? Aussi la loi de saint Louis était chose vaine; et ceux d’entre les Juifs qui déjà ne s’étaient pas adonnés au commerce 2Î2 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ou aux arts industriels, attiraient de nouvelles vexa¬ tions sur la tête de leurs frères qui ne prenaient au¬ cune part à leurs exactions. Louis IX était moins propre peut-être que tout au¬ tre à régénérer les Juifs. Ses lois relatives à l’usure dépassent le but qu’elles devaient atteindre. On ne peut se faire illusion sur l’esprit qui le dirigeait, en lisant l’elTet rétroactif qu’il leur donnait, la rigueur avec laquelle il traitait les Juifs et le fanatisme qui se révèle dans le préambule de ses lois, surtout de celles de 1234 (59) , où il signale tous les livres hébreux comme contenant des blasphèmes intoléra¬ bles et comme dignes du feu. Le concile de Latran avait prouvé, quelques années auparavant, jusqu’où pouvait aller l’intolérance du xme siècle, en soumettant les Juifs à porter une mar¬ que distinctive pour les vouer au mépris. Saint Louis approuve cette mesure, et, par une de ses lois, il en recommande l’exécution et assimile par là, dit Pasquier, les Juifs aux femmes publiques (60). La dernière ordonnance de saint Louis est encore plus rigoureuse que toutes les autres. Après avoir proscrit le ps êt à intérêt, après avoir acquitté les Chrétiens du tiers des créances des Juifs, après avoir livré aux seigneurs ces mêmes créances, Louis IX or¬ donne que les Juifs rendront les intérêts qu’ils ont extorqués (61). Il nomme des commissaires pour l’exé¬ cution de celle disposition et leur permet de vendre les biens des Juifs à l’exception de leurs synagogues. Cette législation de saint Louis touchant les Juifs TREIZIÈME SIÈCLE. 223 offre un mélange bizarre de rigueur et d’humanité que l’on concevrait difficilement, si l’on ne se souve¬ nait que c’était le siècle des croisades, que le génie de saint Louis, digne d’une autre époque, était courbé sous l’influence des idées du temps, et qu’il était dif¬ ficile aux Juifs de trouver une justice entière auprès de celui qui disait qu’on ne devait répondre aux blasphèmes d’un infidèle qu’en lui passant l’épée à travers le corps (62) . Ces principes fanatiques, qui avaient éclaté d’une manière si funeste pour les Albigeois, sous le règne de saint Louis, ne devaient pas laisser de trêve aux Juifs sous ses successeurs. Philippe le Bel avait commencé par leur témoigner quelque intérêt, en enlevantaux moines le droit qu’ils s’étaient arrogé de les imposer à volonté et de les faire emprisonner sur un simple ordre de leur part (65); mais, bientôtaprès, il prononça contre eux un exil (64) qui n’était que le commencement des vexations qu’il préparait. Il paraît que cet exil ne frappait que b s Juifs venus d’Angleterre et de Gascogne ; il est probable qu’ils achetèrent leur réhabilitation, puisque nous voyons de nouvelles lois rendues contre eux bientôt après. Philippe le Bel renouvela la défense faite par saint Louis de prêtera intérêt (65), mais il arriva que les Juifs , déjà dépouillés par les lois antérieures, de plus, ruinés par deux exils et par la perte d’une grande partie de leurs biens, ne pouvant se faire payer de leurs créances et manquant de ressources pour vi- 224 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ËT EN ESPAGNE. vre, se virent réduits à l’impossibilité de payer les impôts. Cette circonstance éveilla la sollicitude de Philippe le Bel, et il ordonna que les créances des Juifs leur seraient payées, vu qu’ils ne pouvaient pas s'acquitter de la taille (66). Par cette loi, les Juifs furent un peu relevés, mais ce n’était que pour être dépouillés un peu plus tard. Cette série de lois faites sur les Juifs doit nous donner une idée de leur importance et de leur nom¬ bre. Il n’est pas une seule partie de la France où l’on ne trouve, au xme siècle, des traces de leur existence, et partout nous trouvons des lois qui les proscrivenl. Ainsi le comte de Poitou, après avoir livré les Juifs aux moines de Poitiers, à qui il confiait la ré¬ pression de leurs usures, les chasse de Poitiers, de la Rochelle, de Saint* Jean -d’Angely, de Niort, de Saintes, de Saint- Marner, Malgré cet exil, nous les voyons re¬ paraître, quelques années après, dans ces contrées, et le comte de Poitou malade, est obligé d’avoir recours à un médecin juif (g). Dans la Gascogne, le roi d’Angleterre, Edouard III, prononce aussi leur bannissement; mais ils réclament contre la saisie de leurs biens, en prétendant qu’ils appartiennent au roi de France. Cet exil ne dut pas être rigoureusement exécuté, puisqu’on est obligé de le renouveler trente ans après (ô). (a) Sauvai, Antiquités de Paris, t. n. {b) Lettre de Robert, évêque de Bath. à la cour de Londres. TREIZIÈME SIÈCLE. 225 En Bretagne, les Juifs sont traités avec une rigueur extrême: les États assemblés déclarent que leurs dé¬ biteurs seront libérés, et que les objets qu’ils ont donnés en gage leur seront rendus. On fait promettre au duc de ne plus recevoir de Juifs dans ses États; il est, en outre, expressément défendu de poursuivre qui que ce soit pour le meurtre d’un Juif (a). Cependant, il faut remarquer que si les Juifs du Nord étaient aussi généralement maltraités, il n’en était pas de même de ceux du Midi. Dans le comté de Foix, la communauté juive de Pa- miers jouissait de plusieurs privilèges qui lui avaient été accordés par le comte de Foix, de concert avec le clergé. Un monument remarquable, ce sont les sta¬ tuts faits par cette communauté pour maintenir parmi les Juifs des mœurs modestes et les empêcher d’étaler un luxe qui, ordinairement, excitait la jalousie des Chrétiens. Ces statuts, dressés par la communauté juive, et approuvés par les autorités, avaient pour objeUd’interdire aux femmes juives de porter des ob¬ jets pnécieux, de faire aux enfants nouveau-nés des tuniqués d’autre étoffe que l’étamine ou la peau d’a¬ gneau. Il était défendu aux pères de donner à leurs fils plus de douze deniers d’étrenne, d’inviter plus de douze personnes dans leurs réjouissances, enfin de prendre part aux jeux d’échecs ou de dés qui se jouaient en ville. Ces règlements sont approuvés par l’abbé de Saint* • (a) Proclamation du duc Jean de Bretagne, 1239. 15 226 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE . Antoine et les consuls de la ville, et, en retour, les Juifs sont dispensés de porter la marque distinctive ; on leur accorde en outre divers privilèges, tels que le droit d’élire des syndics, de s’imposer pour leurs be¬ soins ou pour les procès qu’ils auraient à soutenir (a). Gaston, comte de Foix, confirma ces privilèges, et ses successeurs protégèrent de tout leur pouvoir la communauté juive contre laquelle il ne s’élevait au¬ cune plainte. A Narbonne, les Juifs étaient également protégés ; ils y possédaient des propriétés, et l’archevêque de Narbonne se plaignait au vicomte Amalric de ce qu’on refusait aux clercs le droit d’acquérir des aïeux, tan¬ dis qu’on l’avait toujours permis aux Juifs (b). Le vicomte Amalric leur avait vendu le droit d’avoir des boutiques dans l’intérieur de la ville et dans un quartier qui avait pris le nom de Grande-Juiverie. A Montpellier, la communauté juive était aussi nombreuse. Les Juifs avaient habité d’abord le fau¬ bourg de Celleneuve, puis la rue de la Savaterie, puis la place des Cévenols; ils avaient un cimetière, une synagogue et une boucherie particulière. Les statuts de Montpellier s'occupaient spécialement des Juifs ; ils reproduisaient notamment la défense de leur con¬ fier la charge de bailli ou d’intendant seigneurial. 11 ne leur était pas permis de bâtir de nouvelles syna¬ gogues ni de recevoir pour celles qu’ils avaient des legs des Chrétiens. (a) Preuves de l’histoire du Languedoc , t. iv. n. 16. tb) Preuves- de l’histoire du Languedoc, t. ni. i TREIZIÈME SIÈCLE. 227 Ces dispositions sont remarquables ; elles prouvent que la population était loin d’être hostile aux Juifs, puisque des Chrétiens avaient pu faire des legs à leurs synagogues, et qu’on leur confiait des charges de bailli. L’évêque de Maguetonne avait dans ses domaines un grand nombre de Juifs, qu*il céda, en 1292, au roi de France, en se réservant la moitié du produit des taxes qu’ils étaient obligés de payer (a). Ceux de Toulouse n’étaient pas moins nombreux. Raymond, comte de Toulouse, les protégeait spéciale¬ ment. Le pape Innocent III se plaignait amèrement de ce qu’il leur avait confié des charges publiques; mais, malgré les injonctions du pape et le serment qu’on fit prêter à Raymond VI, il paraît qu’ils s’étaient maintenus, puisqu’on exigea de son successeur, Ray¬ mond VII, l’engagement d’ôler aux Juifs les charges dont ils étaient pourvus. Il y avait des Juifs dans le Gévaudan, et surtout à Mende. Il existe aux environs plusieurs villages qui portent des noms tirés de la Rible, ce qui a fait dire à quelques auteurs qu’ils avaient dû être fondés par des colonies juives ( b ). A Tours, le chapitre et l’archevêché leur avaient donné à titre de fief un terrain dont ils avaient fait (a) Daigrefeuille, Histoire de Montpellier. Convention entre Philippe le Bel et l’évêque de Maguelonne. (b) Ignon, Notice sur l'existence d'une colonie juive dans le Gévaudan; — Mémoires de la Société des antiquaires de France , t. viii. Ces villages s’appellent Booz, Ruth, Obed. 228 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. leur cimetière. C’était là une preuve de protection de la part du clergé. En Bourgogne, ils possédaient des propriétés et se livraient à la culture de la vigne. On était réduit à acheter leurs vins, et le clergé se plaignait de ce qu’on se servait pour dire la messe du vin presse par des Juifs (a). A Sens, où ils étaient nombreux, ils avaient con¬ struit une synagogue plus élevée qu’une église qui se trouvait à côté. On prétendit que, par leurs chants, ils troublaient le service divin, et le pape Innocent III écrivit à ce sujet une lettre à l’archevêque de Sens pour faire cesser cette tolérance (b). Dans la Provence, ils étaient également nombreux et protégés. A Marseille, ils jouissaient, au xme siècle, des mêmes droits que les autres citoyens. Les statuts municipaux de la ville de Marseille, arrêtés en 1236 entre les bourgeois et l’évêque, disposent que tous les habitants de Marseille auront les mêmes franchises, qu’ils soient Chrétiens, Sarrasins ou Juifs; la même disposition se retrouve dans le traité passé entre la ville de Marseille et le duc d’Anjou, en 1257 ; aussi, dans les actes de cette époque, les Juifs sont qualifiés citoyens de Marseille (c) . Cet état de choses ne se maintint pourtant pas long¬ temps, et à Marseille, comme dans les autres parties (a) Historiens de France , t. xix, p. 497. (b) Lettres d’innocent III, 1205; — Brequigny, Diplorn., t. n. (c) Statuta Massiliœ , manuscrit de la bibl. du roi, n. 4660; — Dufrenne, charte 1332. TREIZIÈME SIÈCLE. 229 de la France, les Juifs subirent bientôt le même sort. Ainsi, en 1262, lorsqu’à la suite d’une insurrec¬ tion contre le duc d’Anjou les Marseillais furent obligés de capituler, ils abandonnèrent les Juifs au comte de Provence, reconnaissant qu’ils étaient sa propriété et qu’il pouvait leur imposer telles taxes qu’il lui plairait. A Arles, les Juifs s’étaient maintenus dès les pre¬ miers siècles de l’Eglise; ils y étaient nombreux au xme siècle ; ils vivaient sous la dépendance de l’arche¬ vêque, qui puisait ses droits sur eux dans une dona¬ tion qui avait été faite à ses prédécesseurs par l’empe¬ reur Conrad, l’an 1144. Malgré cet acte, les empereurs d’Allemagne contestaient à l’archevêque la juridiction sur les Juifs, mais ce prélat ne s’en départit pas. Les Juifs d’Arles jouissaient d’une protection spéciale; ils élisaient leurs chefs, faisaientjuger leurs différends par des juges choisis parmi eux. L’on trouve, dans les archives de la ville d’Arles, la formule du serment judaïque. Il n’était pas une seule ville de Provence qui, au xme siècle, n’eût des Juifs en grand nombre. A Ma- nosque, ils possédaient la moitié du territoire ( a ). Ils étaient nombreux à Avignon, Carpentras, Tarascon , Digne, Grasse, Forcalquier; presque tous les villages situés sur les bords de la Durance avaient des Juifs (6). Ils s’y livraient au commerce , et il ne paraît pas (a) Columbi, Demanosc. civ., lib. 13. ( b ) Papon, Histoire de Provence, preuves, 230 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. qu’au xiiie siècle ils aient été persécutés clans cette contrée à raison de l’usure, comme ils l’étaient dans le nord de la France. Cette circonstance démontre une vérité qui ne peut être méconnue, c’est que les Juifs ne sont devenus usuriers que là où la législation ne leur a pas permis d’exercer d’autre industrie. CHAPITRE XI XIVme SIÈCLE. A dater du xive siècle, l’état politique des Juifs en France ne présente plus qu’une série de vexations. Tour à tour chassés et rappelés, dépouillés de leurs biens, dont on leur rend ensuite quelques lambeaux, on les voit errer sans patrie, se présenter sur les fron¬ tières du pays qui les avait chassés, et, marchandant avec les rois quelques années de tolérance, acheter en quelque sorte Pair qu’ils respiraient ; ainsi, leur état était devenu beaucoup plus précaire, à une époque où la liberté semblait se réveiller. Depuis le xne siè¬ cle, les communes se débattaient contre la féodalité ; les rois, que la puissance des barons inquiétait, proté¬ geaient leur affranchissement ; mais les avantages que le tiers-état pouvait recueillir de cette grande révolu 231 QUATORZIÈME SIÈCLE. tion n’arrivaient pas jusqu’aux Juifs ; pour eux, il y avait toujours un régime d’exception, et les communes des xne et xme siècles étaient plus intolérantes envers eux que les évêques et les rois; ceux-ci s’élevaient quelquefoisau-dessusdespréjugé s religieux, lepeu pie ne pouvait encore en secouer le joug. En France, lescommencementsdu règne de Philippe le Bel avaient paru annoncer quelques dispositions fa¬ vorables aux Juifs (1). Il les avait protégés contre les in¬ quisiteurs du Languedoc, qui s’attribuaient le droit de juger les accusations qu’on portait contre eux II avait déclaré que les Juifs de Toulouse et d’Alby, en matière civile comme en matière criminelle, ne pour¬ raient être traduits que devant les juridictions de droit commun. Postérieurement, il avait pris des me¬ sures pour contraindre leurs débiteurs au payement de leurs deltes. Ces dispositions paraissaient annoncer, aux Juifs un heureux avenir; mais le voile ne tarda pas à se déchirer. Philippe le Bel, qui, dominé par une excessive cu¬ pidité, n’avait travaillé que pour lui en accordant quelques faveurs aux Juifs, trouva bientôt le moyen de les dépouiller. Il ordonna, sans autre forme de procès que leurs biens seraient vendus pour en ver¬ ser le prix au trésor (2). Le mandement (3) adressé à cet effet au séné¬ chal de Toulouse ne porte pas de motifs. Le motif sous-entendu n’était pas seulement le prétexte banal de l’usure, Philippe le Bel en invoquait d’autres. In¬ digné (dit-il dans le préambule d’une de ses lois) 232 LES JUIFS EN FRANC E, EN ITALIE ÉT EN ESPAGNE. non-seulement de leurs usures (4), mais encore de ce qu’ils faisaient des choses intolérables en corrom¬ pant les mœurs des fidèles ! en enfantant tant de maux qu'il y avait tout à craindre pour la foi , s'ils res¬ taient plus longtemps , il ordonna qu’ils sortiraient du royaume, et libéra leurs débiteurs, leur laissant cependant la faculté de payer s’ils le voulaient bien. Ainsi, les Juifs furent frappés en masse, et il est bon de remarquer que le motif d’usure ne parut pas suf¬ fisant à Philippe le Bel pour légitimer son exil. Les Juifs sortirent de la France dépouillés de tout ce qu’ils possédaient. On mit à s’emparer de leurs biens une rigueur extrême. A Orléans, la vente de leurs propriétés, sans comprendre l’or et l’argenterie, produisit 53,700 livres. Philippe faisait argent de tout; déjà il s’était rendu odieux au peuple en altérant -les monnaies; cette ressource épuisée, il fallait en trouver d’autres, et dépouiller les Juifs était une bonne fortune. Ainsi on vit ces malheureux, dont la plupart avaien t vécu dans l’opulence, errer sur les grandes routes, poursuivis par les clameurs de la multitude, qui pou ¬ vait se livrer sans crainte aux inspirations d’un aveu¬ gle fanatisme. Cette expulsion fut pour les Juifs une des plus cruelles calamités qu’ils aient éprouvées de¬ puis la ruine de Jérusalem. Cependant, telle était la force de la nécessité ou l’importance des Juifs, que, malgré l’exil de Philippe le Bel, nous les retrouvons encore en France sous ses successeurs. 233 QUATORZIÈME SIÈCLE. Nous voyons en effet, après la mort de Philippe le Bel, Louis le Hutin s’occuper de nouveau de leur sort (5). Il leur permet de revenir et de demeurer en France pendant l’espace de douze ans'(6). Il les sou¬ met à vivre du travail de leurs mains, ou à vendre de bonnes marchandises (7), à porter la marque ordi¬ naire, consistant en une rouelle d’autre couleur que leurs habits (8). Il ordonne qu’on leur rendra les livres de leurs lois, excepté le Thalmud. Il déclare qu’ils pourront reprendre leurs synagogues et leurs cimetières en en payant le prix aux acquéreurs (9) ; qu’ils recouvreront leurs créances, dont le tiers leur appartiendra, et les deux tiers au roi (10). Tel fut le prix que Louis le Hutin mit au rappel des Juifs, qu’il paraissait ne vouloir, d’après le préambule de sa loi, que par des motifs d’humanité, et en cédant à la com¬ mune clameur du peuple (11). Ainsi ce peuple, qui s’ameutait contre les Juifs, ne les avait pas plutôt vus disparaître qu’il demandait à grands cris leur rappel. Par une autre disposition (12), Louis le Hutin abo¬ lit la coutume qui s’était introduite de forcer les Juifs à se rendre à une assemblée pour y disputer de la foi. Ces sortes de discussions ne tournaient pas à l’avantage des Juifs; ils n’en retiraient le plus sou¬ vent que des vexations, et l’on rapporte qu’un cheva¬ lier, assistant à l’une de ces conférences et voyant le Chrétien embarrassé pour réfuter les arguments du Juif, asséna pour toute réponse un grand coup de bâton à ce dernier, ce qui mit fin à la dispute (13). Louis le Hutin rendit de plus aux seigneurs les 234 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Juifs qui leur avaient appartenu. Ils reprirent donc leur condition de serf, et, en cette qualité, ils étaient soumis à toutes les exactions de leur seigneur. Une des plus difficiles à croire, c’est la confiscation géné¬ rale de leurs biens, lorsqu’ils passaient au christia¬ nisme (14). Ainsi, par une bizarrerie digne de figurer dans les fastes de la féodalité, on dépouillait les Juifs pour les contraindre à se convertir, et lorsqu’ils se convertissaient d’eux-mêmes, ils encouraient la perte de tout ce qu’ils possédaient par une extension du droit de main-morte. Plus tard, cette coutume fut abolie; elle subsistait encore sous le règne de Philippe le Long. Celui-ci avait fait cependant plusieurs lois en faveur des Juifs, et, dans une de ces lois, il avait déclaré qu’ils cesse¬ raient d’être mainmortables ou serfs (15) Un autre article de cette loi les soumet à l’obliga¬ tion de porter la marque distinctive, en les dispensant toutefois de la porter aux champs. L’article suivant dispose qu’ils ne pourront louer leurs maisons aux Chrétiens. Ainsi, lors même que les lois semblaient leur être le plus favorables, »il fallait toujours que, par quelque disposition, on ébréchât les droits qu’on paraissait leur accorder. Il faut croire que, malgré les lois de Philippe le Long, les Juifs ne cessèrent pas d’acquérir des mai¬ sons, au risque de ne pouvoir les louer qu’à leurs co¬ religionnaires; ils achetèrent même des propriétés, et plusieurs d’entre eux reprirent des professions in¬ dustrielles pour se conformer aux lois qui les sou- QUATORZIÈME SIÈCLE. 235 mettaient à vivre du travail de leurs mains (IG). Gela n’empêchait pas le peuple de crier contre leurs usures ; peut-être avait-on l’art de le faire crier à propos ; car nous avons vu que les rois qui les expulsaient se croyaient obligés de les rappeler, pour céder à la clameur publique. Quoi qu’il en soit, le reproche banal d’usure, s’il n était pas toujours utile au peuple, était du moins utile au trésor Ainsi, sous Charles IV, successeur de Philippe le Long, les Juifs de France sont frappés d’une contribution s’élevant à 150,00 livres, somme énorme pour l’époque. Dans la répartition qui en est faite sur les Juifs de Languedoc, on trouve 25,000 li¬ vres pour Carcassonne, 20,500 livres pour Beaucaire, 20,000 livres pour Toulouse, 10,000 livres pour le Rouergue, 100 livres pour le Périgord et le Querci. Les Juifs du Nord devaient payer le surplus, ce qui prouverait qu’ils y étaient aussi nombreux que dans le Midi. Le recouvrement de cet impôt ne s’opérant pas avec assez de facilité, on prit le parti de dépouiller les Juifs les plus riches. Le roi déclara que les mécontents n’avaient qiCà quitter le royaume. Il paraît qu’ils ai¬ mèrent mieux se laisser dépouiller que de subir 1 exil. Dans le Midi, où les seigneurs leur accordaient un peu plus de protection, ils% ne cessaient pas de s’a¬ donner aux arts libéraux. Beaucoup d’entre eux exer¬ çaient la médecine. Philippe de Valois leur défend de pratiquer cet art à l’avenir, avant d’avoir été exami¬ nés et reçus par la faculté de Montpellier. 236 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Cette loi s’applique aux médecins juifs et aux ac¬ coucheuses. Il y avait donc des Juives qui exerçaient la profession de sages-femmes. Nous voyons cependant à cette époque l’Université de Paris interdire à un médecin juif, nommé Mosé Revel, l’exercice de sa profession en se fondant uniquement sur sa qualité de Juif. Les choses se passaient autrement dans le Midi de la France. L’école de Montpellier, qui, lors de son établissement, avait eu de si grandes obligations aux Arabes et aux Juifs, comptait parmi ses professeurs régents, un Juif nommé Profatius (17). Ce médecin, que les uns disent originaire de Marseille, d’autres d’Espagne, Bartoloccius de Montpellier (ce qui est plus vraisemblable), s’occupait surtout d’astrono¬ mie (18) ; il a laissé plusieurs écrits sur cette science, entre autres un traité du quart du cercle, un autre sur les éclipses et des tables astronomiques (a). On citait en outre, dans cette contrée, plusieurs praticiens juifs, entre autres Jacob de Lunel, méde¬ cin, et Dolanbelan, chirurgien (b). Les conciles n’en persistaient pas moins h défendre aux Chrétiens de s’adresser aux médecins juifs. Cette défense était re¬ nouvelée en 1368 par le concile de Lavaur; mais les malades n^en tenaient pas toujours compte. Les ordonnances des rois permettaient d’ailleurs aux Juifs de pratiquer la médecine, pourvu qu’ils 0 (a) Montucla, Histoire des mathématiques, t. i, p. 419. {b) Preuves de Vhistoire du Languedoc, t. iv, QUATORZIÈME SIÈCLE. 237 eussent pris leurs grades à la faculté de Montpellier. C’est ce qui résulte d’une ordonnance de Jacques, roi d’Aragon, de 1331, d’une autre du roi Jean, enfin de celle de Philippe de Valois. Cependant, dans le Languedoc, les Juifs étaient tou¬ jours 1 objet de la malveillance des prêtres qui fomen¬ taient des émeutes, qui défendaient, sous peine d’ex¬ communication, aux Chrétiens de communiquer avec eux et leur interdisaient même de leur vendre les choses nécessaires à la vie. Il en était encore ainsi sous le régne de Charles V, et il fallut une loi de ce prince pour faire cesser ces vexations (19). Charles V ordonna que l’on mît fin à ces désordres en saisis¬ sant le temporel des ecclésiastiques qui les suscitaient et en emprisonnant les laïques. Cette ordonnance avait principalement en vue les villes de Toulouse, Carcassonne, Beaucaire, Nîmes, Montpellier et Nar¬ bonne. Dans cette contrée, bien que le bas clergé leur fût hostile, ils étaient protégés parles seigneurs et même par les évêques. Ainsi nous voyons le chapitre de Narbonne se plain¬ dre de ce que l'archevêque, gagné par l’argent des Juifs, les protégeait trop ouvertement, au préjudice des Chrétiens ( a ). L’archevêque de Narbonne n’était pas leur seul protecteur; l’évêque de Valence leur avait permis de s’établir dans son diocèse et d’y faire le commerce, (a) Preuves de V histoire du Languedoc , t. iii, n. 242. 238 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. moyennant un florin d’or et quelques livres de bou¬ gies (a). Dans le Dauphiné, une charte d’Humbert Ier avait permis à deux juifs d’établir une banque; à Grenoble, plusieurs privilèges leur étaient conférés moyennant 40 livres une lois payées et une redevance annuelle de 10 livres par personne (b). Mais en 15ou, pendant le voyage du dauphin à Naples, la régente Béatrix lit assembler tous les Juifs à Saint-Marcelin, pour les faire contribuer, à titre de prêts, aux irais du voyage. Les Juifs répondirent à cet appel. Ceux de Gap, qui ne se dissimulaient pas les intentions de la régente, déclarèrent qu’ils ne pouvaient rien prêter, mais ils offrirent un don de 10 florins qui fut accepté (c). Quelque temps après , le dauphin Humbert II , ayant besoin d argent, révoqua tous les privilèges des banquiers juifs, mais il voulut bien consentir à ce qu’ils pussent les racheter moyennant 1,000 flo¬ rins (< d ). Les Juifs apprenaient donc chaque jour, à leurs dépens, qu'il n’y avait que leur argent qui pût leur procurer quelques instants de repos; il n’était pas du reste d avanies auxquelles ils ne fussent exposés. Ainsi, dans plusieurs villes on les soumettait à payer un péage comme des bêtes de somme. Au Puy, (a) Valbonnois, Preuves de l’histoire du Dauphiné , acte (le 1323. (b) Preuves de l’histoire du Dauphiné., t. n, n. 131. (c) Preuves de l’histoire du Dauphiné, t. n. {d) • Preuves de l’histoire du Dauphiné , n. 103-227. QUATORZIÈME SIÈCLE. 239 lorsqu’un Juif se mollirait dans la ville, il était jus¬ ticiable des enfants de chœur, qui pouvaient le con¬ damnera une amende. Il existe, dans les archives de la ville du Puy, une sentence de 1533, rendue par les enfants de chœur, qui condamne un Juif à uneamende de 500 livres (a). Dans le comté de Lismont, en Champagne, tout Juii qui passait était obligé de se présenter, à ge¬ noux, devant la porte du seigneur pour y recevoir un souület (ô). Ainsi on parodiait l’usage de la colaphisa- tion établi à Toulouse. Ce n’était rien encore lorsque de pareilles injustices étaient commises par une populace fanatique ; mais ce dont on doit gémir, c'est que l’autorité judiciaire pût les sanctionner. Ainsi le parlement de Paris condamnait les Juifs à des amendes sous les prétextes les plus frivoles. Tantôt c’est le chantre d’une synagogue qui a trop élevé la voix en récitant ses prières, et tous les Juifs habitant le quartier sont punis d’une amende. Un des arrêts du parlement de Paris, qui mérite le plus d’ètre signalé, c’est celui relatif à Denis Machault (20). Denis Machault avait déserté la religion juive; plus tard, peu content de sa religion nouvelle, il était re¬ venu au judaïsme. On prétendit que c’étaient les Juifs qui l’avaient forcé à reprendre sa première croyance. Sept d’entre eux furent mis en accusation, et ils fu- ( a ) Preuves de l'histoire de Languedoc, t. îv. (b) Pancarte du droit de péage du comté de Lismont . 240 LES JUIFS ÉN FRANCE, EN ITALIE ET ÈN ESPAGNE. rent condamnés à être brûlés. Ils appelèrent de cette sentence ; le procès fut porté devant le parlement qui, réformant la décision du prévôt, condamna les Juifs à faire revenir Denis Machaultà la religion chrétienne, à garder la prison jusqu’à son retour, à être battus de verges pendant trois samedis et à payer 100 francs d’amende. .. On peut se dispenser de faire des réflexions sur un pareil arrêt. Ces calamités étaient encore peu de chose en com¬ paraison de celles que la législation ne cessait de re¬ nouveler. Philippe de Valois s’était emparé de leurs créan¬ ces (21) et les avait chassés à l’expiration du terme qui leur avait été accordé. Ces exils, ces confiscations, donnaient lieu à d’é¬ tranges complications; les seigneurs se plaignaient de ce qu’on annulait les créances des Juifs ; c’était une épave dont on les privait. Il intervenait des accords par lesquels le roi, qui s’appropriait les créances des Juifs, en délaissait une partie aux seigneurs, en raison des Juifs qui leur appartenaient. Les créances usu- raires tournaient ainsi au profit des seigneurs ou des rois qui faisaient argent de toutes choses. On se demande pourtant comment les Juifs, tant de fois dépouillés, conservaient encore quelques res¬ sources. Il faut admettre que, prévoyant le sort qui les attendait, ils étaient assez habiles pour mettre en lieu sûr une partie de leurs richesses. Il faut croire aussi qu’ils rencontraient parmi les Chrétiens quel¬ ques amis dévoués. QUATORZIÈME SIÈCLE. 241 L’origine des lettres de change, qn’on suppose ti- lées par eux sur les dépositaires de leurs effets, indi- que qu’il y avait parmi les Chrétiens des hommes consciencieux qui se prêtaient à accepter leurs dépôts. Il est probable même qu’il se trouvait d’honnêtes dé- biteurs qui n’acceptaient pas l’injuste spoliation pro- noncée par les lois. Il faut admettre cependant que ce qu’ils pouvaient sauver du naufrage devait être la plus minime partie de leur avoir. Aussi 1 un deces rois spoliateurs, en leur restituant une partie de leurs créances, donnait pour motif leur détresse et l’impossibilité où ils seraient de payer des taxes dont on les grevait. n Memement (est*il dit dans une de ces ordonnan- » ces (a) que toute la finance qu’ils ont ou peuvent » avoir est pour la plus grande partie en dettes tant » sur gages comme sur lettres desquelles, si payées » n’étoient, n ’auroientde quoi vivre ni de quoi nous » payer. » Après avoir été expulsés par Philippe de Valois, ainsi que nous l’avons vu, les Juifs furent rappelés par Jean II; on leur permit de rentrer en France, moyen¬ nant une somme qu’ils payeraient en entrant et une redevance annuelle (22). Ce rappel de la part du roi Jean est une odieuse spéculation dont le poids devait retomber tout entier sur le peuple, * (a) Ordonnance de Charles YI. 16 24 % LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. « Plus les Juifs auront des privilèges (est-il dit dans » la loi de Jean II), mieux ils pourront payer la taxe » que le roi fait peser sur eux (23). » En conséquence, on leur permet de faire le com¬ merce et de prêter leur argent à 80 pour 100 (24). Si l’on ne peut s’empêcher de gémir en voyant des mal¬ heureux réduits à acheter ainsi le droit de respirer sur le sol qui les avait vus naître, et qu’ils pouvaient enrichir par leur industrie, quel sentiment doit-on éprouver pour ces rois qui ne craignaienl pas de de¬ venir les artisans des malheurs publics, en vendant à des opprimés le droit de se venger sur le peuple !... La conduite du roi Jean à l’égard des Juifs offre un exemple inouï de basse cupidité. Il semble qu’en les recevant pour vingt ans dans son royaume, il veut leur donner les moyens et le temps de s’engraisser pour lui offrir ensuite une plus riche proie. Les privilèges que le roi leur accordait n’avaient pas de bornes, et, pour en donner une idée, il suffit de dire qu’on de¬ vait s’en rapporter entièrement à leur serment pour déterminer la somme qu’ils affirmeraient avoir prêtée à leurs débiteurs. Conçoit-on maintenant que les Juifs aient pu ré¬ sister à tant de séductions, si l’on considère l’état de misère dans lequel une longue série de vexations avait dû les plonger? S’ils fussent arrivés sans tache au règne de Jean II, la loi, qui leur ouvrait la faculté de recouvrer les biens qu’ils avaient perdus, en aurait fait à coup sûr de vils usuriers; que devait elle en f faire lorsque leur cœur ulcéré ne soupirait qu’après QUATORZIÈME SIÈCLE. 243 la vengeance, lorsque surtout la voix impérieuse du besoin le commandait, lorsqu’enfin tous leurs scru¬ pules devaient se taire devant un texte de loi qui leur - garantissait l’impunité? La loi du roi Jean produisit l’effet qu’elle devait avoir; les Juifs ne revirent le sol de la France que pour s’adonner à l’usure. Quelques-uns reprirent bien les professions qu’ils avaient exercées auparavant, sur quoi la loi dont nous parlons leur laissait une liberté entière (25) ; mais le prêt à intérêt leur offrait trop d’avantages pour qu’ils ne prissent pas cette direction. Les plus riches opéraient en grand et devenaient les banquiers des grands seigneurs ou des princes: ainsi, de même que dans les premiers siècles du moyen âge, lorsque la médecine n’était pas encore répandue parmi les Chrétiens, les rois et les princes avaient re¬ cours à un médecin juif, de même, dans les siècles suivants, on vit un banquier juif dans presque toutes les cours. Obligés de payer des taxes qui grossissaient tou¬ jours, les Juifs devaient utiliser les privilèges qu’on leur vendait. A cet égard, le roi Jean n’avait rien oublié. 11 les exemptait des redevances à payer aux seigneurs (26;, d’être jamais arrêtés pour quelque cause que ce fût, pourvu qu’ils offrissent de donner caution (27) 11 leur faisait rémission des crimes et méfaits qu’ils pouvaient avoir commis avant de quitter le royaume (28) ; leur permettait de prêter de l’argent même sur gages, et de vendre ces gages après un an (20) ; d’acheter des 244 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. maisons pour leur demeure et d’avoir des cime¬ tières. Il les affranchissait des impositions, charges, gabelles, excepté des subsides ordonnés pour la délivrance du roi (30). Il défendait aux procu¬ reurs du roi de les poursuivre ou molester (51); à qui que ce fût de les poursuivre pour quelque crime, à moins qu’il ne se portât partie (32). Ils étaient de plus exemptés de toute réquisition (33). Il était défendu de prendre leurs livres, sans ex¬ cepter le Thalmud (34), de chasser du royaume quelqu’un d’entre eux, sans prendre l’avis de qua¬ tre Juifs, avec deux maîtres de la loi (35); enfin, on leur nommait un juge gardien de leurs privi¬ lèges devant qui toutes leurs affaires devaient être portées (36). D’après cette dernière disposition, ils n’éla’ient soumis à aucun des justiciers du roi, et l’on créait pour eux une juridiction particulière auprès de laquelle un Juif était nommé leur procureur géné¬ ral : c’était un opulent Juif, nommé Manassé de Ve- soul, qui était investi de ces fonctions. Le peuple devait voir avec un œil d’envie tant de faveurs accordées aux Juifs. Aussi des plaintes s’éle¬ vaient contre eux de toutes parts. On ne se bornait pas à leur reprocher leurs usures; mais il n’était pas de fables qu’on n'inventât pour les rendre odieux. Celles qui se reproduisaient le plus souvent, c’était l’accu¬ sation de profaner des hosties, de tuer un enfant le vendredi saint (37); enfin, d’empoisonner les fon¬ taines (38). Ces contes ridicules, inventés par la mé¬ chanceté, répétés ensuite par l’ignorance, finissaient QUATORZIÈME SIÈCLE. 245 par être regardés comme des vérités; et telle était la foi qu’on y ajoutait, qu’il. n’est pas un seul historien de ce temps qui ne les ait reproduits en les pré¬ sentant comme positifs (59). C’est cependant sur de pareils motifs que le peuple se soulevait, et la jus¬ tice restait impassible devant les meurtres qui se com¬ mettaient publiquement et au grand jour (40). Les privilèges apparents du roi Jean n’avaient rien changé à cet état de choses; ils n’avaient servi qu’à rendre les Juifs plus odieux, et le roi lui- même, qui ne les avait concédés que pour se faire une ressource, finissait par ne plus les observer ou les rétracter en partie. Ainsi, dans ses dernières lois, Jean II ne s occupe des Juifs que pour les soumettre de nouveau à l’obligation de porter la marque dis¬ tinctive (41). Le relâchement vis-à-vis des Juifs avait dû être si grand que, dès son avènement à la couronne, Charles Y les chassa de nouveau, sans attendre l’expiration des vingt ans pour lesquels son père leur avait vendu le droit d’habiter la France. La même cause qui avait déterminé le roi Jean, au commencement de son règne, déterminait égale¬ ment Charles V. Aussi les Juifs en furent quittes pour de nouveaux sacrifices, et une des conditions aux¬ quelles ils furent soumis, ce fut de payer 1,500 li¬ vres pour la réparation de la tour de Saint-Cloud (42) . Les lettres données à cet effet furent signées seule¬ ment du sccl secret; mais le procureur du roi de Paris ayant prétendu qu’elles nç devaient pas 246 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. être exécutées, parce qu’elles n’avaient pas été sou¬ mises à l’examen de la chancellerie, et que d’ail¬ leurs le roi n’avait pas révoqué celles pour les¬ quelles il avait chassé les Juifs, les fit assigner de¬ vant le prévôt de Paris, et conclut contre eux à ce qu’ils fussent renvoyés du royaume. Là-dessus , le roi intervint de nouveau, et, par des lettres en bonne « forme, il leur permit de rester pendant tout le temps rju’ils le voudraient, les mit sous sa sauvegarde, leur fit grâce de tous les délits qu’ils avaient pu commettre, confirma les privilèges accordés par son père, en modifiant quelques-uns d’entre eux, et no¬ tamment le droit d’être cru sur leur serment pour les sommes qu’ils diraient avoir prêtées à leurs dé- bi tours (43). La condition sous-entendue des privilèges accordés par Charles V, c’était le payement de 3,000 florins que les Juifs effectuèrent, sans compter les sommes qu’ils payaient annuellement (44) elles aides extraor¬ dinaires (45). Dans la situation pénible où se trouvait l’État à cette époque, le payement de toutes les sommes four¬ nies par les Juifs ne suffisait pas. Il fallait donc re¬ courir à des emprunts, et c’étaient encore les Juifs qui vidaient leurs bourses dans le trésor. En 1378, ils prêtent 20 000 livres au roi et s’engagent à lui fournir 200 livres par semaine £46). A. la considérationde cessacrifices,le roi les exempte de toute autre redevance et leur accorde une protec¬ tion spéciale (47). QUATORZIÈME SIÈCLE. 247 Ainsi, dans le Languedoc, les Juifs convertis les in¬ quiétaient, soit en portant contre eux des accusations, soit en voulant les obliger à se rendre à la messe; Charles \ ordonna que l’on fit cesser tous ces désor¬ dres et que les Juifs fussent respectés: il déclara meme que les Juifs convertis ne pourraient plusaccuser leurs anciens coreligionnaires (48). Les ternies de celte ordonnance sont remarquables. « Sachant (y est-il dit), que les sacrements de la ® Sainte Eglise ne doivent pas être administrés par » force et aussi que nul ne doit y être contraint, si ce n est par vraie dévotion, voulant enlever plu- » sieurs périls et inconvénients qui pourroient s’en » suivre, vous mandons que lesdits Juifs ne con- » traigniez ou fassiez contraindre à aller à l’église, ne » ouïr les sermons et prédications contre leur volonté. » en défendant aux dits Chrétiens qu’auxdits Juifs ne » méfassent ni médisent en aucune manière. » Charles V abolit de plus un usage qui s’était établi dans la Champagne et dans la Brie. Lorsque les biens d’un débiteur étaient vendus, les tribunaux obligeaient les créanciers juifs à donner caution pour retirer le payement de ce qui leur était dû. Le roi les dispensa de cette formalité (49). Quelques années auparavant, Charles V avait porté une loi remarquable par une de ses dispositions. Elle avait pour objet de déclarer que le crime d’un particulier juif ne pourrait être imputé à toute la nation. Cette loi nous donne une idée des principes pro- 248 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. fessés vis-à-vis des Juifs. Ce système inique de faire peser sur la nation entière les crimes d’un de ses membres, avait été pour eux une source inépui¬ sable de malheurs. Il est probable qu’on en avait fait en France un point de jurisprudence, puisqu’il fut nécessaire de porter une loi pour proclamer un prin¬ cipe dont la violation ferait honte aux siècles les plus barbares. Les Juifs n’avaient qu’à se louer des dernières années du règne de Charles Y; leur position ne changea pas au commencement du règne de Char* les VI. Le duc d’Anjou, en sa qualité de régent, confirma les privilèges dont ils jouissaient, avec les charges qui leur avaient été imposées, ce qui fut ensuite sanc¬ tionné par le roi (50) . A cette époque, la ville de Paris avait pour prévôt un de ces hommes rares à qui il est donné de s’élever au-dessus des préjugés de ses contemporains. Àu- briot, pendant son administration, après avoir doté la capitale de travaux utiles, avait fait la guerre à tous les abus, il s’était déclaré le protecteur des Juifs, parce qu’il avait été frappé de l’injustice aveu¬ gle qui s’acharnait à les poursuivre, et qui en avait fait, entre les mains des rois, les instruments des malheurs publics. Un homme tel qu’Aubriot ne pouvait manquer d’ennemis dans un siècle d’igno¬ rance et de superstition. Il s’était attiré la haine de • 1 Université en s’opposant à ses empiétements : on ne lui pardonnait pas ses opinions indépendantes. Il fut 249 QUATORZIÈME SIÈCLE. dénoncé à l’autorité ecclésiastique comme adonné se¬ crètement au judaïsme. On entassa contre lui d’autres ✓ accusations, et, malgré les titres qu’il s’était acquis à la reconnaissance publique, il fut condamné, comme juif et hérétique, à passer le reste de ses jours dans un cachot (a). Cependant les amis d’Aubriot se soulevèrent; il s’en suivit une émeute, connue sous le nom de Y émeute des Maillotins , et l’on parvint à le délivrer. Le peuple profita de ce trouble pour faire main basse sur les Juifs; des femmes, des enfants furent impitoyablement égorgés, leurs maisons furent pil¬ lées , et toute la protection d’Aubriot put à peine par¬ venir à sauver quelques-uns de ces malheureux (51). Dans le Languedoc, les mêmes scènes se renouve¬ laient, des émeutes étaient suscitées par leurs débi¬ teurs, et leurs maisons étaient pillées. Quelque temps après, leurs débiteurs, ceux-là même peut-être qui les avaient dépouillés, venaient leur redemander les gages qu’ils leur avaient confiés. Il fallut une loi pour dispenser ces malheureux de rendre ce que déjà on leur avait pris (52). Charles VI leur permit de faire payer leurs débi¬ teurs, sans pouvoir être empêchés par les lettres de répit que ceux-ci pourraient obtenir (55). Il ordonna de plus qu’ils ne pourraient, pendant dix ans, être condamnés à des amendes pour les prêts usuraires qu’ils auraient faits. Enfin, il leur fit ré-* (a) Sauvai, Antiquités de Paris, t. iî, liy. IQ, 250 LÉS JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. mission générale de tous les délits qu’ils avaient pu commettre, en considération ('est-il ditdansla loi) (54), < des pertes qu’ils ont souffertes dans les émeutes » suscitées contre eux, des sommes qu’ils ont déjà » payées et de celles qu’ils payent présentement. » A cette époque, presque tous les souverains ven- daientaux Juifs des privilèges à prix d'argent. Ainsi en Bourgogne, en 1573, le duc leur permet de résider dans ses États, d’y faire le commerce et de se livrer au prêt à intérêt, à la charge par eux de payer une somme de 1,000 livres par an (a). Plus tard le peuple se plaignit. Le duc Philippe promit de les chasser; mais, comme en 1584, les Juifs de Dijon lui fournirent les subsides dont il avait besoin; au lieu de les chasser, il admit cinquante- deux familles de plus. A cette occasion, les Juifs obtinrent du duc des pri¬ vilèges semblablesà ceux qu’avait accordés en France le roi Jean. Ils eurent le droit de prêter à quatre de¬ niers par livre par -emaine. Si l’un d’entre eux com¬ mettait quelque méfait, il devait comparaître devant un tribunal composé de deux rabbins et de quatre Juifs, et ce tribunal avait ledroit de l'expulser, moyen¬ nant une indemnité de 1 00 livres d’or pour le duc, ou la confiscation des biens du condamné. Dans les divers pays qu’ils avaient quittés, on les voyait rentrer peu à peu, et recouvrer leur ancienne position. Il y en avait cependant où ils s’étaient tou- la) Dom Plancher, Histoire de Bourgogne, t. m, n. 85. 251 QUATORZIÈME SIÈCLE. jours maintenus malgré les exi's prononcés par les lois. 11 en était ainsi dans le midi de la France. Deux transactions passées, l’une avec l’évêque de Béziers, l’autre avec celui de Montpellier, nous en donnent la preuve (55). En 1567. les Juifs de Béziers font un traité avec l’évêque, qui leur permet d’avoir, comme par le passé, une école, un cimetière et une synagogue, moyennant 24 livres tournois et un gros de redevance annuelle par famille (a). 11 résulte de cette transaction que les Juifs de Bé¬ ziers, parmi lesquels on voit figurer un médecin, étaient nombreux. Il y est dit qu’ils n’ont jamais cessé de posséder leur synagogue, de la même manière que ceux de Narbonne. La transaction avec l’évêque de Montpellier, où la synagogue possédée par les Juifs est signalée comme remarquable parson ornementation et le nombre de lampes, constate aussi leur longue et immémoriale résidence dans cette ville. Les exils qui frappaient les Juifs de France ne re¬ cevaient donc pas leur exécution dans-le Midi. A l’époque dont nous parlons, les Juifs avaient un conservateur de leurs privilèges. Ce conservateur avait le droit de connaître seul de toutes les actions, tant civiles que criminelles, intentées contre eux. Mais ces privilèges n’étaient pas toujours respectés. Ainsi, en 1558, un Juif de Montpellier ayant été accusé d’avoir émis de la fausse monnaie, le con* (a) Histoire du Languedoc, t. iv. 252 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. servateur des privilèges de la communauté pré¬ tendit avoir seul le droit de le juger; mais, la cause portée au conseil du roi, il fut décidé que le jugement appartenait aux maîtres généraux des monnaies (a). Si les Juifs du Midi avaient échappé à beaucoup de calamités qui avaient atteint leurs frères du Nord, ils ne furent pas toujours aussi heureux. Sous le règne de Charles VI, les pertes éprouvées par les Juifs du Nord ne leur ayant pas permis de payer les taxes, le roi, touché de leur position, les dé¬ livra d’une partie, qu’il transporta sur la tête des Juifs du Languedoc (56). A part les taxes auxquelles les Juifs étaient assu¬ jettis, on saisissait tous les prétextes pour les grossir. Ainsi s agissait- il d établi ru ne école, une synagogue, un cimetière ou de conserver ce qu’ils avaient déjà; on les inquiétait d abord, puis on transigeait à prix d’argent. Nous trouvons à Montpellier et à Béziers deux exemples de ces sortes de transaction (56 bis). D autre part, outre les impôts qui pesaient sur eux directement, il en était d’autres qui les frappaient in¬ directement ; ainsi, pour faire un revenu de plus au tiésor, il f u t établi qu ils prendraient des grâces pour plaider par procureur et des lettres de débitis pour se faire payer de leurs créances. Ces lettres étaient prises à la chancellerie, ce qui produisait des sommes con¬ sidérables (57). Charles VI rappela l’exécution de celte obligation. 11 les soumit de plus à faire sceller leurs (a) Recueil des ordonnances, t. vu, QUATORZIÈME SIÈCLE. 253 actes au Châtelet (58). Il voulut aussi que tous leurs procès y fussent portés. Il était intervenu plusieurs lois à l’égard des pro¬ cès des Juifs ; tantôt on en avait attribué la connais¬ sance aux baillis (59), tantôt on les avait livrés à l’au¬ torité ecclésiastique (60), postérieurement on leur avait nommé un juge particulier (61), conservateur de leurs privilèges. Charles VI abolit cette dernière charge et les soumit à la juridiction du Châtelet (62), Cette mesure était sage, car le moyen de réhabiliter les Juifs, cen’était pas de leuraccorder des privilèges, mais de les laisser vivre sous le droit commun. Une autre réforme dont on fut redevable à Char¬ les VI, ce fut l’abolition de l’usage introduit par les seigneurs de s’emparer des biens des nouveaux con¬ vertis. Si Charles VI fit un acte de justice en abolissant eette coutume, il parut, en voulant favoriser le pro¬ sélytisme, annoncer un retour à d’autres principes ; ses lois postérieures, en effet, sont toutes hostiles aux Juifs. Ainsi il leur défend de faire emprisonner les Chré¬ tiens, et à ceux-ci de renoncer dans leurs actes au bé¬ néfice de la loi. Cela ne l’empêche pas de soumettre les Juifs à de nouvelles taxes, et profitant d’une circonstance où ils s’adressaient à lui pour faire cesser les persécutions don t ils étaient l’objet, et à la suite desquelles plusieurs d’entre eux étaient détenus, il leur accorda des lettres d’abolition, moyennant le payement de ce qu’ils de- 254 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. voient à la chapelle royale de Vincennes, aux veneurs et fauconniers du roi, sans compter une somme de 6,000 livres. Pour sûreté de ce payement, il déclara que l’effet des lettres de répit serait suspendu jusqu’à ce que les Juifs se fussent libérés. Quelque temps après, Charles VI ne se contenta plus de leur imposer des contributions, mais pre¬ nant pour motif les accusations sans nombre qui s’é¬ levaient contre les Juifs, il prononça leur expulsion ; il mit leurs biens sous sa sauvegarde, ordonna qu’on leur ferait payer ce qui leur était dû et qu’un mois après ils soi tiraient du royaume (65). A dater de cette loi, les Juifs sont placés sous une espèce de séquestre: on leur interdit de communiquer avec les autres citoyens; on défend à ceux-ci d’entrer dans leurs maisons (64). Cependant les opérations nécessaires pour le payement de leurs créances traî¬ naient en longueur, Charles VI trancha la difficulté. Il déclara d’abord que ces créances ne seraient point payées (65) postérieurement, à la considération d’un créancier qui se plaignait de ce qu’on le privait de son gage; il voulut qu’elles le fussent jusqu’à concur¬ rence de 10,000 livres que ce créancier avait à pren¬ dre (6G). Enfin, il ordonna que toutes les créances des Juifs seraient annulées ; et en vertu des dispositions de sa première loi, il les fit mettre hors du royaume, dénués de tout et obligés d’aller demander un asile à la pitié des hommes. Ainsi, par un acte révoltant de fanatisme, la France fut dépouillée d’une partie de sa population la plus QUATORZIÈME SIÈCLE. 255 industrieuse, de celle qui avait porté dans son sein le goût des sciences et du commerce, et qui aurait pu y faire fleurir l’un et l’autre, si on eût secondé son zèle au lieu de l’étouffer par des mesures dégradantes. Maison était plus disposé à la punir des crimes qu’on lui imputait, qu’à lui tenir compte de ses ser¬ vices. Si l’on s’en rapportait aux rumeurs publiques, il n’était pas de fléaux que les Juifs n’eussent attirés sur la France, et l’on publiait hautement que c’é¬ taient eux qui avaient apporté la peste qui dépeu¬ plait l’Europe au xive siècle (07)... Quelle était cependant alors la conduite des Juifs? Luttant contre la malveillance et la calomnie, ils sup¬ portaient patiemment leur malheur; atteints par le fléau qui ravageait tout, iis n’échappaient à ses an¬ goisses que pour retomber entre les mains de leurs op¬ presseurs; et cependant c’était à eux qu’on était forcé d'avoir recours, et leurs médecins allaient, au péril de leur vie, porter les secours de leur art (68) partout où le fléau sévissait. Ce n’est [îas à cela que se bornait leur charité. A Venise, lorsque les ravages delà peste avaient porté la misère à son comble, les Juifs offrent 100 ducats au gouvernement pour subvenir aux besoins du peu¬ ple (69). Ceux d’entre eux que l’indigence oppressait ne de- * mandent rien à la munificence de l’Etat, ils trouvent un prompt secours dans la sollicitude de leurs frères, et celte sollicitude ne se circonscrit pas dans un cercle . étroit : Chrétiens, Mahométans, Juifs, tous y parlici- 256 LÊS JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. pent également. Bien plus, sur la demande du sénat, ils prêtent 100,000 ducats à la république (70) , et par ces généreux sacrifices ils payent la dette de la recon¬ naissance envers la patrie dont ils étaient devenus les enfants. Voilà cependant les hommes à qui les Chrétiens n’osaient pas donner le nom de frères, que l’on forçait à porter une marque humiliante pour les distinguer, que l’on massacrait impitoyablement, et lorsque la patrie daignait les implorer, ils oubliaient tout pour la secourir. Il serait difficile de citer une circonstance où ce gé¬ néreux caractère, chez les Juifs, se soit démenti ; dans les temps même les plus désastreux, on les a vus sou¬ lever leurs fers pour donner des exemples mémora¬ bles de générosité et de bravoure (71) . De combien de dégoûts n’avait-il pas fallu les abreuver pour les réduire au dernier degré d’un sordide abrutissement? On a pu se convaincre de cette vérité en jetant les yeux sur les Juifs des villes commerçantes de l’Italie ; pendant que, privés de toute autre ressource, les Juifs des autres Etats se faisaient reprocher leurs usures, ceux de Venise et de Livourne notamment cultivaient toutes les branches d’industrie. Les négociants les plus recommandables étaient des Juifs, et, dès l’invention de l’imprimerie, les im¬ primeurs juifs se distinguent dans l’une et l’autre de ces deux villes. Il ne serait cependant pas exact de penser que les Juifs de Venise et de Livourne fussent assimilés QUATORZIÈME SIÈCLE. 257 en tout aux autres citoyens. Là, comme dans les autres Etats, on leur avait interdit l’entrée des emplois pu¬ blics, on leur avait même fermé les portes des uni¬ versités; maison avait laissé un champ libre à leur industrie commerciale, et, à l’abri d’une tolérance constante, n’étant pas frappés par des exils sans cesse renouvelés, ils avaient pu mettre à profit leurs heu¬ reuses dispositions. Il n’en était pas de même dans les autres parties de l’Italie; dans le Piémont, à Na¬ ples, à Rome, à Florence même, quoique beaucoup d’entre eux s’adonnassent au commerce, l’accusation d’usure se reproduisait fréquemment. Mais là aussi on avait été souvent injuste à leur égard ; là on avait vu se reproduire les calomnies ab¬ surdes dont ils étaient victimes en France et en Es¬ pagne. Souvent on les avait chassés, plus souvent en¬ core on les avait soumis à des taxes arbitraires; et les mêmes causes qui avaient influé sur l’état des Juifs en France, avaient dû également corrompre ceux de cette partie de l'Italie . Le fanatisme, dans ces contrées, n’était pas moins fort qu’en Espagne et en France; aussi les persécu¬ tions dont la France donnait l’exemple trouvaient des imitateurs en Italie. Le Saint-Siège avait presque toujours été pour les Juifs un refuge contre l’orage. Les papes leur avaient quelquefois vendu leur protection, mais ils la leur avaient rarement refusée. Au commencement du xivc siècle, Boniface VIII, qui se vit arrêter dans ses Etals par Philippe le Bel, et qui vit finiren lui le pou- 17 258 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. voir despotique de ses prédécesseurs, s’était occupé dans une de ses bulles des mariages entre Chrétiens et Juifs, il les avait expressément interdits (72). Ap rès lui le Saint-Siège fut possédé par Clément V. Philippe le Bel, qui, par son entreprise hardie sur Boniface VIII, avait en quelque sorte acquis le droit de disposer de la tiare, ne l’avait déposée sur la tête de Clément V qu’à condition qu’il résiderait en France : le Saint-Siège fut transféré à Avignon, ce qui rendit en quelque sorte les papes vassaux des rois de France. Le pontificat de Clément V, que les Ro- mains appelaient la captivité île Babylone , ne fut pas funeste aux Juifs (73). Ce pape distingué par ses lu¬ mières, ne laissa échapper aucune occasion de leur donner des marques de sa protection. Il n’en fut pas de même de Jean XXII; ce pontife fit des efforts con¬ stants pour les convertir, et, dans la vue de lés attirer r à l’Eglise, il abolit l’usage en vertu duquel les sei¬ gneurs s’emparaient de leurs biens lorsqu’ils se con¬ vertissaient. Bientôt après, peu content sans doute des effets de son zèle, il prononça contre eux un exil qu’ils ne parvinrent à faire révoquer que par les plus grands sacrifices et par la protection de Robert roi de Naples, qui voulut bien intercéder pour eux, en récompense des services qu’ils lui avaient rendus et des sommes qu’ils avaient versées au trésor dans un moment de crise. Ce prince s’était montré reconnaissant; mais il ne croyait pas sa dette acquittée. Il emporta au tombeau le regret de n’avoir pu le faire, et chargea son fils d’en garder le souvenir. QUATORZIÈME SIÈCLE. 2o9 Plein de respect pour les dernières volontés de son père, celui-ci ne trouva pas de meilleur moyen de leur témoigner sa gratitude, que de chercher à sau¬ ver leur âme; en conséquence, il leur ordonna de se convertir, et rien ne put les mettre à couvert de cette violence. Tel fut le prix de leur dévouement, et ce ne fut que le prélude de l’exil qui vint, bientôt après, les frapper (74). A cette époque, les plus rigoureuses persécutions fondirent sur eux de tous les côtés; ainsi, pendant qu’ils étaient chassés de France, on les chassait éga¬ lement du Piémont, de la Lombardie, de Florence et de la Sicile Ces exils réitérés durent leur porter un coup fu¬ neste, tant sous le rapport du commerce que sous celui des sciences; dans la plupart des villes soit de 1 Itnlie, soit de la France, leur état commercial ne ht que décliner. Jadis seuls arbitres du commerce, ils avaient rendu l’Europe entière tributaire de leur industrie. Lorsque la civilisation eut fait des progrès, les Chrétiens, à qui ils avaient frayé la route, devin- rent leurs concurrents; ils le furent longtempssans les éclipser; mais lorsque de nouveaux revers vinrent chaque jour les abreuver de dégoûts, alors les Italiens, qui étaient devenus leurs émules, n’eurent pas de peine à les devancer. Les Juifs, cependant, leur disputèrent le terrain, mais ils ne pouvaient pas résister aux efforts de tous les gouvernements ligués pour les avilir. Lors des exils dont nous venons de parler, plu- 260 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. sieurs d’entre eux vinrent s établir a Bologne, qui leur ouvrait ses portes; ils y fondèrent des éta¬ blissements commerciaux et y créèrent une acadé- mie (75). Dans le comtat Venaissin surtout on les vit ac¬ courir en grande quantité, grâce à la protection de Clément VI; et, pendant qu’au nom de la religion les Chrétiens poursuivaient avec acharnement les Juifs, on voyait le chef de cette religion, qu’on s’efforcait de rendre intolérante, leur offrir un refuge dans ses États. Les principes de Clément VI, il est vrai, ne furent pas ceux de tous les pontifes ; ils ne trouvèrent pas surtout beaucoup de sectateurs parmi les évêques et les prêtres. L’Espagne en fournissait la preuve. Là le peuple se fanatisait de jour en jour et la sécurité des Juifs était à chaque instant menacée. Les conciles avaient repris en Espagne leur ancienne influencé. On les voyait se renouveler souvent, et les Juifs étaient tou¬ jours l’objet de quelque interdiction. Ainsi un concile tenu à Valladolid leur défend d’entrer dans les églises pendant le service divin ; il defend aux Chrétiens d’avoir des relations avec eux et notamment d assister à leurs noces (76). Un autre concile, tenu à Salamanque, défend aux « Juifs d’habiter près des églises ou d’y placer leurs cimetières (77). Un autre, tenu à Palencia, ne leur permet pas d’habiter avec les Chrétiens et veut qu’ils aient un quartier séparé (78). Enfin, sous le règne de Henri II, QUATORZIÈME SIÈCLE. 261 on les soumet à porter une marque pour les distin¬ guer des Chrétiens. Ces diverses dispositions nous annoncent suffisam¬ ment que le temps était revenu, en Espagne, où le clergé reprenait contre eux son esprit d’hostilité. Les rois, cependant, ne secondaient pas volontiers ses vues intolérantes; la présence des Juifs était indis¬ pensable au bien de l’État, à raison des sommes qu’ils versaient au trésor. Ainsi leur situation, en Espagne, était heureuse ou malheureuse, selon que les rois avaient plus ou moins besoin d’argent. La politique des princes était même d’avoir toujours quelque juif dans les fonctions les plus élevées de l’administration des finances, pour obtenir plus aisément de leurs frères les sacrifices qu’ils leur demandaient (79). Sous ce rapport, leur position en Espagne était en¬ core des plus brillantes; ils possédaient des fortunes colossales, et dans le royaume de Castille le tiers des propriétés leur appartenait (80). Là aussi la jalousie du peuple était si fortement prononcée contre eux, qu’il ne se passait presque pas d’années sans qu’ils éprouvassent quelque persécution. Au commencement du xive siècle, ils eurent à en supporter une qui n’avait pas eu de pareille jus¬ qu’alors (81) : c'est celle connue sous le nom de guerre des pastoureaux. Une sainte ferveur qui s’était emparée des bergers, dans le midi de la France et sur les frontières d’Es¬ pagne, leur avait inspiré l’idée de faire la guerre aux Sarrasins; mais auparavant, à l’exemple des croisés, 262 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ils résolurent de faire main basse sur les Juifs Ces fanatiques prirent les armes; leur nombre s’ac- crut de tous les vagabonds qui parcouraient les pays, et dans toutes les villes qui se trouvaient sur leur passage, les Juifs étaient massacrés. L'exaltation avait fait tellement de progrès que les seigneurs du Midi firent de vains efforts pour s’oppo¬ ser aux massacres. Le nombre de ces forcenés était immense. Le comte de Toulouse essaya d’en faire arrêter quelques-uns; mais les moines trouvèrent moyen de les délivrer, et ils publièrent que cette dé¬ livrance était l’effet d’un miracle. Dès lors rien ne s’opposa plus au torrent. Si I on en croit un historien juif, cent vingt communautés juives furent entière¬ ment détruites dans le midi de la France Dans la Gascogne, à Castel-Sarrasin, Bordeaux, Agen, Foix, les Juifs furent impitoyablement massacrés; un grand nombre d’entre eux s’étaient réfugiés dans un ch⬠teau fort, sur la Garonne. Ils soutinrent un siège; mais bientôt ils furent obligés de céder au nombre des assaillants, et ils aimèrent mieux se donner la mort les uns aux autres, que de tomber vivants entre les mains de leurs persécuteurs. Cependant le pape fit tous ses efforts pour empê¬ cher ces désordres (82); il prononça l’excommunica¬ tion contre les pastoureaux et réprouva ainsi la con¬ duite des moines qui, au nom de la religion, avaient pu autoriser de pareils brigandages. Quelques villes du Midi échappèrent pourtant à la fureur de cette horde de fanatiques. A Montpellier les QUATORZIÈME SIÈCLE. 263 Juifs furent sauvés, et le chef.de la troupe des pas¬ toureaux, qui s’était présenté dans cette ville, fut mis à mort. Ils ne furent pas aussi heureux dans la Gascogne, et ce qui est véritablement révoltant, c’est que lorsque les Juifs de cette contrée eurent été r exterminés, Edouard II , roi d’Angleterre et duc d’Aquitaine, écrivit froidement au sénéchal de Gas¬ cogne pour réclamer les biens de ces infortunés (a). « Ces biens (dit le roi d’Angleterre) appartiennent à nous et non à d’autres. » Il ne lui manquait plus que d’adresser des remercîments aux pastoureaux pour lui avoir ménagé une pareille curée. Le midi de la France ne fut pas le seul théâtre de ces scènes déplorables. Elles s'étendirent dans la Navarre et l’Aragon; mais là le roi parvint à arrêter les fureurs de ces fanatiques et prouva par sa con¬ duite que, si les rois avaient voulu protéger les Juifs, iis auraient pu les sauver; mais il était dans leur destinée d’éprouver, au xive siècle, les plus dures calamités. A peine les massacres des pastoureaux avaient-ils cessé en Espagne, qu’en Allemagne un fanatique nommé Armleder ameuta de nouveau les populations contre eux. Cet homme, aubergiste d’un village, prétendit avoir reçu la mission d’exterminer les Juifs; il se fit suivre de quelques exaltés et, en peu de temps, il eut à ses ordres une troupe aussi redou¬ table que celle des pastoureaux. La plupart des villes (a) Lettre d’Édouard II, en 1321, Archives delà Tour de Londres. 264 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. de l’Al sace furent inondées du sang des Juifs et il fallut la présence de l’empereur Louis pour disperser cette troupe de meurtriers. Bientôtaprès, des dangers d’un autre genre vinrent assaillir les débris de cette nation infortunée; on vit dans la plupart des villes d’Allemagne et de l’Alsace apparaître ces troupes de flagellants qui excitaient le peuple* à la pénitence, exaltaient l’esprit public et distillaient le poison du fanatisme. 11 ne fut pas difficile à ces frénétiques d’ameuter les populations contre les Juifs; aussi en firent-ils massacrer un grand nombre, et les princes, au lieu de s’opposer à ces massacres, semblaient ne s’occuper que du soin de recueillir les dépouilles de ces malheureux. A cette époque l’effervescence contre les Juifs était générale; l’Europe était en proie à cette peste connue sous le nom de mal noir qui avait été apportée de l’Inde. Cette contagion se répandit partout. L’Italie, la France, l’Allemagne, l’Angleterre et une foule t d’autres Etats en furent infectés. Les ressources de la médecine étaientimpuissantes et les malades étaient à peine frappés qu’ils succombaient sans qu’on pût leur apporter secours. Parmi les accusations sans nombre portées alors contre les Juifs, on leur avait imputé, dans certaines contrées, d’avoir empoisonné les fontaines. Ce fut là un trait de lumière pour un vulgaire fanatique ; partout et en même temps, on prétendit que les Juifs avaient empoisonné les rivières et les fontaines, et que c’étaient eux qui avaient jeté sur l’Europe l’hor- QUATORZIÈME SIÈCLE. 265 rible fléau qui décimait les populations. On fit plus, on prétendit que cette contagion était le résultat d’un complot ourdi entre les rois maures et les Juifs pour se défaire des Chrétiens. On alla jusqu’à produire des lettres prétendues écrites par les rois maures de Tunis et de Grenade, et au moyen de ces fables absurdes on excita tellement l’esprit public contre les Juifs, que de toutes parts des bras meurtriers se levèrent contre eux. Ainsi ils eurent à lutter d’une part contre la fureur des Chrétiens et d’autre part contre les ra¬ vages du fléau, qui ne les épargnait pas plus que les autres. Les annales de cette époque sont remplies de faits que l’on se refuse à croire. Dans certaines villes on informe contre les Juifs, on les applique à la question, et ces malheureux avouent tout ce qu’on veut. Ainsi ils conviennent qu’ils ont fait un complot avec les Sarrasins, qu’ils ont empoisonné les fontaines, qu’ils ont voulu faire périr les Chrétiens, et ils sont légale¬ ment convaincus d’êtrQ les auteurs de la peste. Strasbourg [a) fut le théâtre des scènes les plus ré¬ voltantes. Dans plusieurs villes d’Alsace les Juifs furent l’objet des plus barbares excès. Dans le Dauphiné on leur fit le procès en forme, et le souverain s’empara de leurs biens lorsqu’ils eurent été condamnés (6). 11 était digne du Saint-Siège de s’élever contre de pareilles horreurs. Le pape comprit sa mission; il (a) Chron. Alsac. ; argum. (b) Valbonnois, Histoire du Dauphiné , t. n, 266 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. publia une bull * (a) dans laquelle il s’efforcait de prouver que les Juifs avaient été victimes du fléau comme les Chrétiens; mais que pouvaient des raison¬ nements sur un vulgaire aveuglé par le fanatisme! Avant que les Juifs pussent avoir quelque repos, il fallut attendre que le fléau s’apaisât, et, après tous ces malheurs, de nouvelles persécutions leur étaient encore réservées. « Cependant, à cette époque, nous les voyons, dans le royaume de Castille, sous le règne d’Alphonse XI, atteindre le plus haut degré de prospérité. Pendant la minorité de ce prince, un Juif nommé don Jo¬ seph (83) avait administré les finances. Ses richesses, la faveur dont il jouissait et sa qualité de Juif de¬ vaient lui exciter des jaloux : on fit tant auprès d’Alphonse XI que, trompé par de fausses accusations, il lui retira sa charge qu’il voulut confier à un Chré¬ tien; mais il ne tarda pas à s’en repentir, et, au bout de quelques années, don Joseph fut rappelé et reprit son emploi. La ferme des monnaies était confiée à un autre Juif nommé Samuel, parent de don Joseph, et ces Juifs n’étaient pas les seuls qui fussent appelés à de hautes fonctions. On voyait, en outre, dans le con¬ seil du roi, don Samuel, fils de Jachari, et un autre Samuel, fils de Vaker. Cependant, dans ces temps où le fanatisme com¬ mençait à reparaître en Espagne, on conçoit combien (a) Raynold, ad an 1308. QUATORZIÈME SIÈCLE. 267 le clergé devait être offusqué de ce que des charges considéi ables de 1 État étaient confiées à des Juifs. Aussi travaillait-il sourdement à miner leur crédit, et il ne lui était pas bien difficile Je réussir contre des hommes qui ne pouvaient faire valoir que Futilité de leurs services. Aux Loi tés de Madrid, tenues en 1509, on demanda foi mellement qu on retirât a ceux qui ne professaient pas la religion chrétienne, les emplois dont ils étaient îevetus et surtout dans l administration des finances. Le roi résista à ces sollicitations et refusa de prendre aucune mesure à cet égard, reconnaissant que les services des Juifs lui étaient indispensables. Le clergé ne se tint pas pour baltu. Les mêmes réclamations furent portées aux Cortès tenues en 1515, et là on décida que les receveurs des impôts seraient choisis parmi les Chrétiens, et qu’ils ne pourraient être ni nobles, ni piètres, ni juifs. Bientôt après, le concile de Valladolid demanda qu’on exécutât les anciens canons et que les Juifs lussent exclus de toutes fonctions publiques. Cependant, malgré les doléances des Cortès, malgré le vœu des conciles, la nécessite ramenait constam¬ ment les princes chrétiens vers les Juifs, et leurs talents financiers surtout ne cessaient pas d’ètre mis à contribution. Ainsi, sous Pierre le Cruel et longtemps après les Cortès de Burgos, un Juif, Samuel Lévi, administrait les finances du royaume de Castille. Ce Samuel Lévi avait fait batira ses Irais, à Tolède, 268 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. une magnifique synagogue, qui est devenue plus tard une église, sous le nom d’église del Transito. Les Juifs étaient parvenus de nouveau au comble de la puissance sous le régne de Pierre le Cruel ; on citait plusieurs d’entre eux dans les hauts emplois de finance, et l’on remarquait entre autres Joseph, fils d’Ephraïm, qui avait un magnifique équipage, chose très-rare pour le temps, et qui avait une suite de cinquante personnes. Au rapport de tous les historiens (a), jamais les Juifs n’avaient joui d’une liberté aussi entière; ils étaient reçus à la cour, bien venus des grands, et, malgré l’intolérance du clergé, on respectait leur croyance. On cite un trait de la reine de Castille qui prouve combien leur culte était protégé. On faisait remar¬ quer à cette princesse une synagogue adossée à une église : « Eh bien ! dit-elle, que la synagogue et l’église » continuent à se toucher jusqu’à ce qu’elles tombent » ensemble de vétusté (b)\ » Paroles remarquables qu’il est consolant de trouver dans la bouche d’une reine, dans ces temps d’aveugle fanatisme. Les Juifs, ainsi protégés, ne pouvaient manquer de s’attacher au,pays qui les adoptait comme ses enfants. Ainsi on les vit au siège de Burgos faire preuve de patriotisme et de dévouement pour la défense du sou¬ verain qui les avait protégés. (fl) Paul de Burgos, deuxième parlie. {b) Salomon ben Virga, Sebeth Jehuda, 12, 269 QUATORZIÈME SIÈCLE. Lorsque Pierre lç Cruel eut succombé, Henri de Transtamare, qui avait pu apprécier leur conduite sous les murs de Burgos, leur voua à son tour sa pro¬ tection. De nouvelles réclamations furent faites aux Cortès de Burgos pour les exclure des emplois, et leur inter¬ dire l’accès de la cour; Henri de Transtamare résista et se contenta de dire aux Cortès que les Juifs étaient des hommes utiles. Cependant le clergé ne cessait pas de leur être hos¬ tile. Vers la fin du xive siècle on les accusa de réciter dans leurs prières des imprécations contre les Chré¬ tiens. C’étaient des Juifs convertis qui portaient ces accusations. Une conférence eut lieu à ce sujet à Val- ladolid entre des rabbins et des dominicains, et, comme il fallait bien que ces derniers eussent raison, une ordonnance du roi défendit aux Juifs de réciter de pareilles prières, à peine de 100 maravédis en cas de contravention (a). Quelque temps après, sous le règne de Jean Ier, les Cortès de Valladolid déclarèrent que les Juifs seraient exclus de tous les emplois, qu’ils ne seraient pourvus d’aucune charge auprès du roi ou des princes, qu’ils ne seraient plus préposés à la perception des finances. Le roi résista aux vœux des Cortès de Valladolid ; il déclara même formellement aux Cortès de Soria que les Juifs lui appartenaient et qu’il continuerait à les employer comme il l’entendrait. (a) Alphonse Spina, Fortalitium fidei, lib. 15, ch. 15; — Ilur- tado de Mendoza, Convoc. de los Cortès de Castilha. 270 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Ainsi le xive siècle se passa, en Espagne, sans que la malveillance des prêtres eût pu faire perdre aux Juifs la haute faveur qu’ils avaient su mériter auprès des rois. Ces honneurs réunis sur la tête des Juifs, sous Al¬ phonse XI, se maintinrent sous Pierre Ier et sous Henri IL Cependant l’inquisition prenait un nouveau carac¬ tère; jusqu’alors destinée uniquement à réprimer l’hérésie, elle n’avait étendu sa juridiction que sur des Chrétiens. Bientôt les moines sentirent combien il leur serait avantageux de soumettre à leur autorité les Juifs et les Maures: il fallait un prétexte pour voiler cette innovation; il fut aisé de le trouver. Les richesses des Juifs étaient un objet de jalousie pour le peuple; les prêtres profitèrent de cette disposition ; ils suscitèrent contre les Juifs des émeutes dont le résultat était de les contraindre à l’abjuration, et, lorsqu’ils avaient reçu le baptême, devenus Chré¬ tiens de gré ou deforce, au premier soupçon de retour au Judaïsme, ils se trouvaient justiciables de l’inqui¬ sition (84). C’est ainsi que ce tribunal qui, dès le principe', n’avait été créé que pour ramener les hérétiques dans r le sein de l’Eglise, trouva bientôt le moyen de devenir l’arbitre de toutes les croyances; et, après avoir jeté le voile, abusant de ce funeste pouvoir, l’inquisition livra indistinctement au bûcher, Juifs, Chrétiens et Musulmans. Au xive siècle cette œuvre n’était pas encore consommée et les Juifs n’éprouvaient les at- QUATORZIÈME STÈCLE. Tl\ teintes de l’inquisition qu’après avoir été une fois victimes de la fureur du peuple, Ainsi, dans le royaume d’Aragon, où ils avaientété protégés sous Pierre IV et sous Jean Ier, ils éprou¬ vèrent, à la fin du xive siècle, une violente persécu¬ tion, dans laquelle plus de 50,000 d’entre eux furent massacrés, d’autres, au nombre de plus de 100,000 furent réduits à abjurer (85). Dans la Castille ils avaient eu également à souffrir, quoique la protection des princes les eût quelquefois soustraits aux excès de la populace (86). Pour échapper à ces calamités, qui se renouve¬ laient fréquemment en Castille (87) et en Aragon, il ne leur était plus permis d’aller chercher un asile dans les Etats des kalifes. Le royaume de Grenade conser¬ vait seul encore quelques débris de sa grandeur passée; et depuis longtemps les kalifes qui y traînaient un reste de leur autorité, avaient cessé d’être acces¬ sibles à la tolérance. Ils semblaient vouloir imiter les Chrétiens, et, à l’époque dont nous parlons, dans le royaume de Grenade, le kalife Abulvalid ordonna aux Juifs de porter une marque sur leurs habits (88). Toutefois, dans la Castille, où les Juifs étaient pro¬ tégés (89) et opulents (90 j, le nombre de leurs écri¬ vains n’était pas moins considérable sous le règne d’Alphonse XI, que dans les siècles précédents; on remarquait parmi eux don Vidal Kreskas, Théodore Jon-Thob et Aben-Jon-Salomon, médecins renommés qui ont traduit en hébreu plusieurs ouvrages de mé¬ decine, arabes ou latins (91); Jéhoschua-aben-Vivage, 272 LÉS JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. qui a écrit sur la botanique (92); Alguadès-Meir, mé¬ decin du roi de Castille et président de toutes les synagogues du royaume, de plus savant écrivain et traducteur de plusieurs ouvrages arabes et grecs (93) ; Nehemias-bar-Samuel, auteur d’un ouvrage sur l’as¬ tronomie; David-Audrahan de Séville; Isaac-ben-Sa- muebben-lsraël de Tolède, plus connu sous le nom deRivivi; Jacob-ben-Meir-Aben- iybbon, de Cordoue, tous trois auteurs de tables astronomiques (94). Enfin, parmi les théologiens et les jurisconsultes, on remar¬ quait Asser ou Harose (95) de Tolède; ses huit entants, qui tous se sont fait un nom dans la même carrière que leur père (96); Meir-Adali, son petitTils, auteur d’un ouvrage fort estimé de son temps, sur les sys¬ tèmes du monde (97); Zerachia-Levita (98), Joseph de Tolède, Menahem-ben-Zerach (99), qui ont écrit sur les coutumes religieuses des Hébreux (100) ; Salo- mon-ben-Chanan, qui a fait un livre intitulé les Pro¬ fondeurs de la Loi; Moïse Cohen de Tardesila, etlsaac Sciprut (101), qui ont écrit contre la religion chré¬ tienne, à la suite des conférences qu’ils avaient été obligés de soutenir contre des Juifs convertis; enfin, Menahem-bar -Salomon, de la famille des Meir, auteur d’un livre intitulé Sepher-Abechira , où il traite avec beaucoup de clarté et d’élégance toutes les matières judiciaires (102). A la même époque le rabbin Jacob composait son cours de droit (103). On citait encore, en Espagne, la famille des Ivalo- nymes, dont l’un a écrit sur la géométrie, l’autre a traduit une partie des œuvres d’Aristote (104), et 273 QUATORZIÈME SIÈCLE. celle de R. Phares, dont plusieurs membres étaient distingués par leur science et leurs richesses. Les poêles ne furent pas nombreux en Espagne au « xive siècle; le seul dont le nom soit parvenu jusqu’à nous, c’est Joseph-ben-Iachia ; ses ouvrages furent brûlés par les ordres de Vincent Ferrier; ce rabbin avait essayé de mettre en vers le Thalmud (105). En Italie, la littérature rabbinique n’offre pas, au xive siècle, beaucoup d’adeptes. On y citait cependant la famille appelée Anaarim, dont R. Mosé-bar-Ju- das (116), était un des membres, et qui étaii, dit-on, l’une des quatre que Titus avait amenées à Rome après la prise de Jérusalem : Judas-ben-Renjamin et R. Mesculam écrivaient aussi en Italie (107). Dans le midi de la France, Abraam-ben-Zerach écrivait à Perpignan (108); Moïse-ben-Isaae; Moïse, fils de David Kimchi, écrivaient à Narbonne (109); plusieurs médecins se faisaient aussi remarquer dans cette dernière ville, entre autres Jekutiel-ben-Salo- mon(UO), qui donna une traduction hébraïque du Lilium medicinœ, de Gordon, professeur à l’Ecole de Montpellier. Ce n’était pas à Narbonne seulement qu’on trouvait de savants Juifs; la Provence en offrait plusieurs, entre autres Isaac de Lattes (111), auteur d’un livre intitulé les Portes de Sion, où il traite de la morale, de l’histoire et de la chronologie, et le R. Mardochée (112), auteur de plusieurs écrits et no¬ tamment d’un ouvrage de jurisprudence sur les con¬ trats dotaux; à Toulouse, le rabbin Vidal écrivait aussi en arabe et en hébreu ; il a fait en cette dernière 18 274 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. langue un commentaire sur le livre arabe d’Abu- Achmad-Algozali (113); cet ouvrage a été traduit en hébreu quelque temps après par un autre, Moïse de Narbonne. 4 Le poëte Joseph Ezovi écrivait également à Perpi¬ gnan; parmi ses ouvrages, on en distingue un, le Vase d'argent , remarquable par l’harmonie et l’élégance du slyle hébreu ; il a été traduit en latin par Mercier, professeur d'hébreu au Collège de France. Ezovi a écrit de plus un livre intitulée Koarath Sepher , où il donne des préceptes de morale à son fils (114). Le Portugal comptait aussi, à cette époque, beau¬ coup de Juifs qui y exerçaient le commerce et culti¬ vaient les sciences; plusieurs d’entre eux avaient quitté l’Espagne pour se réfugier dans cette contrée, et la famille des Abarbanel s’y était transportée vers la fin du xive siècle. Ils y jouissai ent d’une grande tolérance, conjoin¬ tement avec les Maures, dont il restait encore à Lis¬ bonne une grande quantité; ils étaient même en fa¬ veur auprès des souverains; quelques-uns s’étaient poussés dans la milice, et don Salomon, fils de Je- chaia, était parvenu aux fonctions de mestre de camp général, qui était une des premières dignités dans l’armée (115). On citait, parmi leurs écrivains, le poëte Judas-Aben- Jachai, qui a composé des poésies hébraïques dont on a loué l’élégance et la grâce (11 G). Il a traduit en t vers hébreux les fables d’Esope et a composé lui- même plusieurs apologues. QUINZIÈME SIÈCLE. - 275 Ainsi, nous voyons partout les Juifs, que l’on s’effor¬ çait de dégrader, se distinguer dans les sciences, et reprendre leur dignité d’homme, là où l’on consentait à leur laisser quelque liberté : nomseulement ils se rendent utiles au pays qui ne les repousse point, mais encore ils savent faire preuve de dévouement et de bravoure (1 1 7). Leur position sous les rois d’Espagne répond assez au reproche, trop souvent adressé aux Juifs, de n’avoir pas su adopter une patrie. C'est pourtant lorsqu’ils s’affiliaient ainsi à l’État que l’intolérance leur préparait de nouvelles infor¬ tunes, plus cruelles encore que celles qu’ils avaient déjà subies. CHAPITRE XII XVme SIÈCLE Avec le xve siècle naquit une ère nouvelle pour l’Espagne; naguère le foyer des sciences, elle deve¬ nait de jour en jour le repaire du fanatisme ; la ferveur religieuse dont jadis avaient brûlé les croisés bouil¬ lonnait dans tous les esprits. Le Catholicisme se montrait chaque jour plus into¬ lérant à 1 égard des infidèles, et les Juifs recevaient une large part des effets de cette intolérance. 276 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. A peine échappés aux calamités dont nous avons parlé, de nouveaux malheurs viennent les atteindre. Un Juif converti, Jérôme de Sainte-Foi, leur suscite, au commencement du xve siècle, de violentes persé¬ cutions; il avait établi des conférences publiques à Tortose, en Espagne; Fanti-pape Benoît XIII, dont il était le médecin et le favori, l’avait secondé dans ce projet, et pour donner plus de solennité à ces confé¬ rences, il y assistait en personne (1) . Les rabbins les plus célèbres s’y rendirent; parmi ceux qui s’y distinguèrent le plus, on doit citer don Yidal-ben-Banaste et Joseph Albo, disciple de Chas- dai (2). Le premier se fit remarquer par son éloquence, et le pape ne put refuser son admiration à l’élégance avec laquelle il s’exprimait en latin (5). Le second fut encore plus redoutable par la force de sa logique, il étonna ses adversaires, et l’on convint que la religion chrétienne n’avait jamais trouvé de plus redoutable contradicteur (4). Joseph Albo est auteur d’un livre intitulé Sepher ïkarim, qui lui a mérité le surnom de philosophe divin. Le Sepher ikarim est l’ouvrage le plus saillant que la littérature rabbinique ait produit au xve siècle; c’est dans ce livre qu’on peut voir les progrès que les rabbins avaient faits dans la philosophie; les traditions n’étaient plus pour eux des idoles devant lesquelles ils se bornaient à fléchir le genou ; le temps était passé où ils admettaient tout indistinctement : « L’homme » (dit Joseph Albo), en examinant sa croyance, ne QUINZIÈME SIÈCLE. 277 » doit pas rejeter les lumières de sa raison. » Fidèle à ce principe, Joseph Albo soumet à une analyse sé¬ vère les articles fondamentaux de la foi judaïque; le nom des docteurs qui l’ont précédé ne lui en impose point : « Ne craignons pas, dit-il, de nous « écarter de l’avis de Maimonide, » et quelque impo¬ sante que soit à ses yeux l’autorité de l’aigle de la synagogue, il çombat plusieurs de ses opinions, et notamment celle sur la venue du Messie. « Hillel pensait (dit-il) qu’il ne résulte pas des » prophéties la conséquence forcé.e de la venue du » Messie; que c’est la tradition seule qui a enfanté » celte croyance. » Il ne faut donc pas croire que la venue du Mes- » sie soit un des dogmes fondamentaux de notre re- » ligion. » Pour Joseph Albo comme pour tous les esprits éclairés du Judaïsme, la croyance à la venue du Mes¬ sie n’était autre chose que l’espérance de voir naître un libérateur qui ferait cesser la dispersion et ramè¬ nerait les Juifs dans leur patrie. Maimonide lui-même ne l’envisageait pas autrement. • « Nous appelons le Messie (dit-il) pour voir briser » le joug qui nous accable et pour recouvrer la liberté » d’être serviteurs de la loi (a). » Joseph Albo n’admet pas que cette croyance à la venue du Messie, dans le sens indiqué par Maimo¬ nide, puisse être rangée parmi les articles de foi. (a) Salvador, Loi de Moïse, n. I, liv. 13, ch. 2. 278 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. «' Maimonide (dit-ilj est un grand génie digne de » notre admiration, mais nous devons regretter qu’il » n’ait pas montré assez d’amour pour la simplicité » et la liberté. » Joseph Albo ne comprend pas que Maimonide ait fait un article de foi de la venue du Messie, espérance qui était sans doute pour des proscrits un puissant moyen de consolation, mais non un dogme fonda¬ mental de la religion. « C’est (dit-il) en regardant comme fondamentaux » des articles qqi ne le sont pas qu’on entrave les » esprits qu’on retarde leur marche : unité, liberté, » simplicité, tels sont les moyens sans lesquels on ne » peut sonder les mystères de la religion.*. » Ces réflexions nous prouvent combien les lumières s étaient accrues chez les rabbins depuis le xne siècle; ce qui ne laisse aucun doute à cet égard, c’est que Joseph Albo déclare que ses idées, contraires à celles de Maimonide, sont adoptées par beaucoup de doc¬ teurs de son temps. Les Juifs avaient donc éprouvé dans leurs idées ces révolutions que chez toutes les nations le temps entraîne à sa suite : riches des con¬ naissances que l’expérience leur apportait chaque jour, ils ne pouvaient fermer leur cœur à des idées d’amélioration et de progrès; mais les réformes étaient bien difficiles à opérer sur des esprits imbus de pré¬ jugés* et d’autant plus attachés à leurs traditions que les persécutions les força i élit à se serrer autour d’elles. Cependant, au xve siècle, le progrès des lumières QUINZIÈME SIÈCLE. * 279 se faisait sentir parmi les rabbins, et avant Joseph Albo, Chasdai, son maître, avait fait preuve d’un es¬ prit indépendant. On cite ce rabbin comme un de ceux qui avaient combattu l’influence exercée sur les esprits par la doctrine d’Aristote (5). Les écrits du philosophe de Stagyre avaient acquis chez les Juifs le même empire que chez les Arabes et les Chrétiens. Aristote avait enfanté chez les Arabes Averroës et ses disciples; de là il était passé chez les Chrétiens. Les discussions théologiques qui, dans les États chrétiens, étaient alors à peu près la seule occupation des sa¬ vants, avaient ouvert le champ à cette scolastique subtile dont les écrits d’Aristote étaient un vasle arse¬ nal. L’étude’de ce philosophe se trouva^donc entiè¬ rement unie à celle de la théologie, et le philosophe païen devint presque un écrivain sacré. Pendant que la littérature des Maures brillait de tout son éclat, les rabbins avaient payé un large tribut aux œuvres du philosophe grec. Ils avaient traduit en hébreu tout ce que les Arabes avaient transporté dans leur langue. Cependant au xve siècle un mouvement réaction¬ naire s’était manifesté, et nous voyons le R. Kanpan- ton (0) se plaindre de ce que l’élude d’Aristote était négligée. Ce n’est pas que le régne d’Aristote fût prés de finir, les rabbins comme les Chrétiens de¬ vaient encore longtemps en subir le joug. Le niveau jeté sur les esprits par la philosophie scolastique, cette tendance à s’occuper de mots plus que de choses, cette habitude de jurer sur la parole du maître. 280 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ont retardé longtemps la marche de l’esprit humain. Les écrivains juifs ne pouvaient échapper à cette influence; aussi voyons-nous les rabbins perdre peu à peu dans leurs productions ce caractère original que leur commerce avec les Arabes avait déployé chez eux, et borner plus tard leur mérite au rôle de tra¬ ducteurs. Ils se formaient de bonne heure à l’étude de la langue latine, et leur principale occupation con¬ sistait à traduire de l’hébreu en latin et du latin en hébreu les ouvrages qui frappaient leur attention. Ainsi, Samuel-ben-Banaste transporte du latin en hébreu le Traité de la consolation, de Boëce (7) ; d’autres traduisent en latin les ouvrages des Grecs et des Arabes; la langue latine leur était familière, et cette connaissance les mettait au niveau des lu¬ mières du temps; elle les rendait aptes à lutter contre les théologiens chrétiens, ainsi qu’on le voit dans la conférence ouverte par l’anti-pape Benoit XIII. Le résultat de cette conférence fut une bulle fou¬ droyante contre leurs personnes et contre leurs livres ; bulle qui heureusement resta sans effet par la chute de l’anti-pape survenue quelque temps après. Le sort ries Juifs ne fut donc pas changé; l’Espagne n’avait pas encore fait le dernier pas dans la carrière du fanatisme? elle était alors occupée de la guerre contre les Maures, et avant d’avoir totalement anéanti le royaume de Grenade, on ne songeait pas à purger le pays des infidèles qui l’habitaient. Leur présence, d’ailleurs, était encore utile par les subsides qu’on en retirait. Cependant les Juifs de- QUINZIÈME SIÈCLE. 281 v • vaient s’apercevoir de l’approche d’une crise funeste, et le jour de l’extermination totale des Maures devait être celui où le sol de toutes les parties de l’Espagne serait souillé de leur sang. Avant ce jour fatal, des persécutions partielles étaient venues les frapper par intervalles. Une des plus graves avait été celle occasionnée par Vincent 7 Ferrier. Soutenu par le roi et le clergé, ce dominicain ouvrit des conférences pour la conversion des infi¬ dèles . Ce qu’on sait de positif, c’est qu’à la suite de ses sermons plus de 15,000 Juifs se convertirent ou firent semblant de se convertir. Est-ce le résultat de son éloquence ou celui des violences qu’on exerça? La question à cet égard cesse d’être douteuse, si l’on considère que presque tous les convertis revinrent, immédiatement après, au Judaïsme, et que, plus tard, le pape Sixte IV en fit brûler 2,000 par l’in¬ quisition (8); les autres furent enfermés dans des ca¬ chots et livrés aux plus cruels tourments. Quelque temps après, Tolède donna de nouveau, à leur égard, l’exemple d’une horrible injustice. On avait grevé cetteville d’une taxe extraordinaire; les habitants mutinés se plaignirent qu’on violait leurs privilèges, et, comme si les Juifs avaient été cause du mal, on pilla leurs maisons et on les massacra .sans pitié (9). Le temps était venu où le clergé reprenait en Es¬ pagne son empire. Aussi aux Cortès de Valladolid, tenues en 1412, il fut rendu contre les Jui s et les Sarrasins un décret qui contenait à leur égard les dis* positions les plus sévères. 282 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Les Cortès voulaient que les Juifs et les Sarrasins fussent relégués dans des quartiers isolés, entourés de murs et n’ayant qu'une seule porte; qu’aucun Juif ou Sarrasin ne pût exercer la profession de médecin, pharmacien, droguiste, marchand de comestibles, aubergiste, intendant, receveur public ou particulier, régisseur: il leur élait défendu d’ètre tailleurs, chau¬ dronniers* bouchers, menuisiers, cordonniers, maré¬ chaux ferrants; aucune femme chrétienne ne pouvait entrer dans le quartier des Juifs ou des Sarrasins; il leur était défendu de prendre le titre de don; il leur était enjoint de laisser croître leur barbe, sous peine de cent coups de verges; les hommes devaient porter des tabards par-dessus leurs habits, et les femmes, des mantilles couvrant la tête et descendant jusqu’aux pieds; il ne leur était pas permis de porter des do¬ rures et d’employer pour leurs vêtements des étoffes d’une valeur au-dessus de 50 marabotins; enfin pour combler la mesure, il leur était défendu de sortir du royaume et de s’enfuir. Cette loi sauvage dut rester sans exécution. Ce qu’il y a de remarquable pourtant, c’est que les Cortès de Val ladolid ne parlent pas de l’usure; il faut en conclure que les Juifs n’avaient pas encouru ce reproche dans le royaume de Castille; car, lorsque ce grief a pu être élevé contre eux, on n’a pas manqué de le mettre en première ligne. Aux Cortès de Yalladolid succédèrent celles de To¬ lède, et là encore les anciennes ordonnances contre les Juifs (10) furent renouvelées ; ainsi on demanda QUINZIÈME SIÈCLE. 283 de nouveau que les Juifs fussent obligés de porter une marque distinctive, qu’il leur fût interdit d exercer les professions de médecin, chirurgien et autres. Les Juifs avaient échappé à ces rigueurs, grâce à la protection des rois de Castille; il n’en fut pas de même sous le règne de Henri 111 et de Jean II (il). Ce prince déploya contre eux une extrême rigueur ; plusieurs synagogues furent détruites, mais ce ne fut là que le prélude des malheurs qui les attendaient. Le clergé multipliait ses efforts pour les convertir; à chaque instant ou voyait se renouveler ces confé¬ rences publiques entre des moines et de* rabbins ; leur résultat était toujours funeste aux Juifs; car si elles n’amenaient pas leur conversion, elles contribuaient à les rendre odieux, parce qu'on ne manquait pas de persuader au peuple qu’ils discutaient avec mauvaise foi et que leurs erreurs avaient été dénsontrées par les théologiens chrétiens. O L Aragon fut témoin au xve siècle, de plusieurs con¬ férences de ce genre. Les Juifs étaient alors fort nombreux dans celte contrée. 11 y en avait dans les principales villes (a). La conférence de Tortose amena pour eux de grandes calamités ^12), et les prédications de Vincent [a) Il existe un compte de l’an 1428, duquel il résulte que les Juifs payaient des taxes à Sarràgosse et à lluescd, à Barbastro, Mouzon, Calatayac, Taragone, Jaca* Fraga, Girone, Exéa, Tausta, Terrai, Buescas, Almania, Alagon, Murviedro, Seros, Daroca, Mondas. •Bariane, etc. — Capmani, Mémoires sur le commerce de Barce¬ lone. 284 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Ferrier en ajoutèrent de nouvelles : elles provoquaient des conversions forcées, et c’est ainsi qu’on préparait à l’inquisition un aliment en lui ménageant les moyens de poursuivre les relaps. Dans le Portugal les Juifs étaient déjà nombreux au xve siècle. Le code d’Alphonse Y, promulgué en 1485, contient plusieurs dispositions qui leur sont rela¬ tives (a). Ces dispositions ne diffèrent guère de celles publiées r en Italie ou dans les divers autres Etats. C’est toujours la prohibition d’avoir des domestiques chrétiens, l’obligation de se loger dans un quartier séparé, l’attribution de leurs différends à la juridiction des rabbins; la seule chose remarquable, c’est qu’il est défendu de les forcer à se faire Chrétiens. Il paraît qu’en Portugal , comme dans tous les au¬ tres pays, ces tais n’étaient pas exécutées, car les Juifs y jouissaient d’une grande faveur à la fin du xve siècle. Plusieurs d’entre eux étaient haut placés à la cour, et le célèbre Abarbanel administrait les finances. Cependant le Portugal était trop voisin de l’Espagne pour que le fanatisme des prêtres pût y laisser long¬ temps les Juifs jouir de quelque repos. Aussi à peine voyons-nous les Juifs puissants en Portugal que les Cortès, à l’instigation du clergé, portent leurs plaintes au roi, D’abord on lui fait observer que les Juifs habitent pêle-mêle avec les Chrétiens; on demande qu’ils (a) Ordonnances do senhor de Alphonso V, t. 67-68, liv. 2. QUINZIÈME SIÈCLE, 285 soient relégués dans leurs quartiers et qu’on les force à porter une marque distinctive. Plus tard les Cortès signalent le luxe qu’étalent les Juifs, et se plaignent de ce qu’ils portent des habits de drap fin, des bijoux, des soieries, des épées dorées; on demande qu’ils soient exclus des emplois publics et qu’on ne leur permette pas d’ètre intendants des Chrétiens. Un autre grief plus singulier est présenté aux Cortès r d’Evora. On se plaint de ce que les artisans juifs, tels que savetiers et autres, vont chercher de l’ouvrage dans les campagnes et, en l’absence des paysans, res¬ tent avec leurs fem mes et leurs filles, ce qui est con¬ traire aux mœurs. Le roi répondit à ce grief que les gens de la cam¬ pagne devaient être bien aises que des ouvriers allas¬ sent chez eux leur offrir leurs services, que s’il se commettait quelque méfait on n’avait qu’à punir les coupables. On voit par ces traits combien la malveillance s’a¬ charnait contre cers malheureux, alors même qu’ils se rendaient utiles au pays. Cependant on voyait en Portugal comme en Espagne les Juifs s’adonner avec ardeur au culte des sciences et des arts, et, dès l’invention de 1 imprimerie, ils se font remarquer parmi les premiers typographes. On citait à Lisbonne l’imprimerie de Raban-Éliézer. Il en est sorti plusieurs éditions de livres hébreux re¬ marquables par leur beauté typographique; une des plus estimées est celle du Pentateuque avec la para- 286 LES JUTES EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. phrase chaldéenne et le co min en ta ire de Rasci Cet ouvrage prouve combien, en peu de temps, les Juifs avaient fait des progrès dans l’art typographique. Le lustre dont avaient brillé les rabbins d’Espagne se répandit, à la fin du xve siècle, sur ceux du Por¬ tugal; un grand nombre de savants émigrés d’Espagne s’étaient réfugiés dans cette contrée, et ils y avaient importé le goût des sciences. Un académicien de Lisbonne, rendant compte des travaux des rabbins juifs, ne peut s empêcher de leur rendre celte justice : « Nous leur devons, dit-il (lo), » en grande partie les premières connaissances de phi- » losophie, de botanique, de médecine, d’astronomie « et de cosmographie, ainsi que les éléments de gram- » maire et de langue sacrée et presque toutes les » études de la littérature biblique. Ce qui contribua » encore beaucoup, ajoute-t-il, à répandre ces connais- » sances, ce fut l’introduction ou la perfection de la » typographie portugaise, surtout de l’hébraïque, qui « nous mit à même d’entrer en concurrence avec » les nations les plus avancées de bltalie et de l’Alle- * magne » Ces services rendus par les Juifs à la nation portu¬ gaise se produisaient au xve siècle; et au moment où ce pays devait retirer de leur présence les plus grands avantages, nous les voyons chassés avec une barbarie qui dépasse toutes les horreurs dont ils avaient été l’objet durant le moyen âge. Si- l’histoire ne nous attestait pas de pareils faits, on se refuserait à y ajouter foi ; mais il est dans la vie QUINZIÈME SIÈCLE. 287 fies États, comme dans celle des individus, des épo¬ ques de vertige, où des intérêts réels sont sacrifiés à des passions aveugles. Si I Espagne et le Portugal avaient su résister aux inspirations du fanatisme, ces deux pays étaient ap¬ pelés peut-être à marchera la tête des autres nations: * 7 l’expulsion des Juifs et l’inquisition ont refoulé ces deux peuples dans l’ornière de l’ignorance et retardé de plusieurs siècles la marche delà civilisation. Au xve siècle, les Juifs avaient rendu en Portugal comme en Espagne d’utiles services à LÉtat; les Juifs Abraam de Beia et Joseph Zapatero de Lamegua fai¬ saient partie des expéditions chargées d’aller à la découverte des Indes orientales (14); mais un des hommes les plus remarquables de cette époque c’est le célèbre Abarbanel, ministre d’Alphonse V (15). Abarbanel, issu d’une famille qui occupait un rang éminent par sa fortune, consacra sa jeunesse à l’étude, et les plus brillants succès avaient couronné ses efforts; a 1 âge de vingt ans il avait fait paraître un commen¬ taire sur le Deutéronome, qu’il expliquait dans la synagogue de Lisbonne comme prédicateur. Toute sa vie se ressentit de cette première direc¬ tion; il ne sépara jamais sa qualité de docteur dans la loi, de celle d’bomme d’État, et, malgré les vicissi¬ tudes de sa vie politique, il a mérité par ses écrits d’être mis en parallèle avec le célèbre Maimonide. r Elevé aux plus hautes fonctions, Abarbanel apprit de bonne heure combien les dons de la fortune per¬ dent en solidité ce qu’ils gagnent en éclat. 288 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Alphonse V l’avait comblé d’honneurs. Si nous en croyons les écrits d Abarbanel, il était si bien auprès du roi qu’aucune affaire ne se traitait sans sa partici¬ pation (16). 11 jouit de cette haute faveur pendant le règne d’Alphonse V ; mais apres la mort de ce piincc, à la suite d’une conspiration dans laquelle son nom se trouvait impliqué, il dut se soustraire par la tuite aux dangers dont il était menacé. En quittant le Portugal, Abarbanel s’était réfugié dans le royaume de Castille, et là il ne tarda pas à reprendre le rang qu’il venait de perdre. Avec les débris de sa fortune qu’il avait sauvés, il avait fondé une maison de banque. La considération qu’il avait acquise à la cour de Portugal, et dont le souvenir était encore récent, fixait les regards sur lui; bientôt il trouva le moyen de s’introduire a la cour de Castille, et, soit qu’il rendit justice à son mérite, ou qu’en Pélevant aux honneurs il voulût se ménager le dévoue¬ ment des Juifs (17), Ferdinand lui confia la direction de ses finances. 11 n’eut pas à se plaindre du choix qu’il avait fait. Abarbanel resta huit ans investi de ces hautes fonc¬ tions, et les finances se ressentirent de son habileté; il était bien loin de se douter, en fournissant à Fer¬ dinand le moyen de soutenir la guerre contre les Maures, qu’il devenait l’artisan de ses malheurs et de ceux de sa nation.. . Les Maures étaient à peine dispersés et la croix flottait à peine sur les murs de Grenade, que le fana¬ tisme de Ferdinand et d’Isabelle ne connut plus de QUINZIÈME SIÈCLE. 289 bornes. Ce n’était pas assez que d’avoir expulsé les Maures, il leur restait encore un devoir plus saint à remplir, « c’est, dit un historien (18), de purger le royaume de l’ordure juive. » Ils n’eurent garde d’y manquer. Partageant l’aveu¬ gle dévotion de son épouse, abandonné aux inspira¬ tions de trois conseillers fanatiques, parmi lesquels on trouve à regret le nom du cardinal Ximénès, c’est- à-dire d’un des hommes les plus éclairés de son siè¬ cle, Ferdinand crut qu’il était de son devoir de n’avoir que des Chrétiens pour sujets. L’expulsion des Juifs fut donc résolue. Cependant leurs sollicitations et leurs promesses avaient suspendu pour un moment le bras qui était levé sur leur tête; Ferdinand et Isabelle hésitaient de¬ vant 30,000 ducats que les Juifs offraient pour acheter le droit de mourir sur la terre qui leur devait sa pros¬ périté. L’inquisiteur Torquemada en est instruit; furieux, il se présente devant Ferdinand et Isabelle, un cru¬ cifix à la main : « Judas, leur dit il, a le premier » vendu son maître pour 30 deniers, Vos Altesses » pensent à le vendre une seconde fois pour 30,000 » pièces d’argent; le voici, je vous le livre, hâtez- » vous de vous en défaire. » A ce discours, Ferdinand et Isabelle ne trouvent rien à répondre; celui qui gouvernait despotiquement leur conscience avait parlé, nul pouvoir humain ne pouvait les empêcher d’obéir. Rien n’arrête donc plus l’exécution des me¬ sures de rigueur prononcées contre les Juifs; il leur 19 290 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. est enjoint de se convertir ou de quitter l’Espagne, et par une atroce dérision on leur permet de vendre leurs biens et d’emporter leurs effets, mais on ne leur donne pas le temps de trouver des acheteurs, et on leur défend d’emporter l’or et l’argent. « J’ai vu, dit » un historien (19), des Juifs donner une maison pour » un âne et une vigne pour un peu de drap; d’autres » avalaient leur or pour l’emporter. » Loin d’être touchés de leurs angoisses, leurs barbares oppres¬ seurs faisaient exécuter avec sang-froid le vœu du fanatisme. Ni la désolation de plusieurs milliers de familles, ni leurs promesses, ni leur or, rien ne put attendrir le cœur de Ferdinand; les prières d’Abarbanel lui- même furent infructueuses; il fut frappé du même exil qui proscrivait à jamais sa nation, et, confondu dans la foule, il quitta le pays ingrat qui oubliait ainsi ses services (20) . L’état de ces malheureux, errants, sans asile, obi igés de fuir à travers mille dangers, trouvant partout des cœurs impitoyables, repoussés, massacrés sans merci, offre un exemple affreux de tout ce que la barbarie des hommes peut enfanter de plus révoltant. « En un jour, dit Àbarbanel ;21), on vit 600,000 » piétons, chassés de leurdemeure, hommes, femmes, » enfants, viellards, sans armes, sans défense, refluant » de toutes les parties du royaume, n’ayant d’autre » refuge que celui que le sort voudrait leur offrir. » Moi-même, ajoute-t-il, je me trouvais au milieu » d’eux ; prenant Dieu pour guide et pour appui. QUINZIÈME SIÈCLE. 291 » nous nous hâtons d’atteindre la frontière des États » voisins : mais le malheur n’avait pas cessé de nous » poursuivre! Les uns deviennent la proie de nos » oppresseurs, les autres, après leur avoir servi de » jouet, périssent par la faim ou par la peste; ceux-ci » cherchent un asile sur la mer; ils pensent échap- « per plus aisément à l'orage qui fondait sur nous. » Vain espoir ! là ils trouvent encore les mêmes cala- » mités ; la plupart, vendus comme de vils esclaves, » sont livrés à la fureur des Chrétiens; d’autres, jetés » à la mer, expirent dans les flots; d’autres ne par- » viennent à s’y soustraire que pour périr au milieu » des flammes de leurs vaisseaux incendiés; tous sont » également frappés, une main vengeresse leur pré- » pare à tou> les supplices les plus cruels, aeccahlés » de tourments, ils voient s’accomplir sur eux cette » prophétie : Tout ce qui tombe sous le fer périt par le » fer. Bien plus, la Divinité irritée ne s’arrête point » à ces supplices, une peste survenue tout à coup vient » les rendre odieux au reste des hommes; atteints par » tous les fléaux, ils trouvent une fin déplorable, à « l’exception de quelques-uns qui parviennent à'tou- » cher au port après une aussi terrible tempête. Dans » cette extrémité nous pûmes nous faire l’a p pli - » cation de ces paroles de nos ancêtres : Ici nous » avons été défaits, ici nous avons tous péri ; que le » Dieu tout-puLsant, continue Abarbanel, soit sanc- » lifié! ! !.,, » Telle était la pieuse résignation de ces hommes dont on versait le sang au nom d’un Dieu de paix! 292 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Les Juifs se dispersèrent dans divers royaumes, les États qui leur devinrent hospitaliers s’enrichirent de ce que l’Espagne rejetait de son sein : la Hollande y trouva un puissant accroissement a sa prospérité commerciale, les lettres eurent a se louer du con¬ cours de ceux qui se réfugièrent en Italie. Aharbanel fut de ce nombre. La fortune le con¬ duisit à Naples, et là encore il était destiné à repa¬ raître avec distinction sur la scene politique. Son esprit actif ne pouvait rester éloigné de la coui ; il parut à celle d’Alphonse, et, dans peu de temps, il sut se concilier ses bonnes grâces : le ministre de Ferdinand et d’Alphonse V devint bientôt le favori du roi de Naples. Mais la fortune semblait ne lui sourire que pour le plonger ensuite dans un abîme de maux. A peine avait-il eu le temps de se remettre, à la cour de Naples, de ses longues adversités, qu’une nouvelle catastrophe vint fondre sur lui. Le roi de Sicile était en guerre avec la France; Charles VIII portait ses armes victorieuses jusque dans Naples, et bientôt, obligé de céder, il ne resta à Alphonse d’autre ressource que celle de déserter ses Etats. Abarbanel s’était attaché à lui dans sa bonne for¬ tune, il le suivit dans sa mauvaise. Cependant, malgré l’ingratitude dont il avait été l’objet, il n’avait point oublié sa première patrie; il eut occasion de le prouver dans ses derniers jours. Une discussion relative au commerce des épiceries divisait le Portugal et la république de Venise. Almr- QUINZIÈME SIÈCLE. 293 banel se trouvait dans cette dernière ville au moment où la question était agitée; il servit de négociateur entre les deux puissances et il eut le bonheur de les concilier (22). C’était terminer glorieusement sa carrière politi¬ que, que de retrouver encore sa première élévation, après en avoir été trois fois dépouillé; c’était surtout faire preuve d’un grand cœur, que de consacrer ses derniers jours à être utile au pays où ses services avaient été si cruellement méconnus. Abarbanel ne s’est pas fait seulement remarquer par les vicissitudes de sa vie, ses nombreux ouvrages lui ont fait un nom parmi les écrivains hébreux. Le premier est le livre intitulé Miphalot liéloim, , ou¬ vrages de Dieu. C’est un traité complet de philosophie; AbarbaneLy fait preuve d’une grande érudition tant sacrée que profane et d’un esprit indépendant : il ap¬ prouve ou combat les opinions d’Aristote, de Platon, de Pline et des autres philosophes grecs et latins. Il ne suit pas non plus aveuglément les sentiments des rabbins qui l’ont précédé, il discute souvent avec Aben-Ezra, Kimchi et Maimonide lui- même. Abarbanel est auteur de Commentaires que les hé- braïsants (23) mettent en parallèle avec les écrits de Maimonide, ils disent même qu’Abarbanel est celui dont on peut le plus profiter pour l’intelligence Me l’Ecriture. Abarbanel a répandu dans ses écrits un grand nom¬ bre de connaissances, tant en philologie qu’en légis¬ lation et surtout en politique. 11 nous apprend, dans 294 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ses Commentaires, que, dans les conseils d’Alphonse, son opinion était d’un grand poids. Les Juifs, affiliés au pays par la faveur dont ils jouissaient, ne pouvaient être étrangers à la politique. Sous le régne de Fer¬ dinand, on citait des écrits politiques qui étaient l’œuvre d’un Juif; un de ces écrits avait fait grand bruit (24). En l’absence de la presse périodique, des essais de ce genre devaient fixer l’attention. Dans les Commentaires d’Àbarbanel on trouve des dissertations de droit public dignes d’être remarquées. Abarbanel examine les diverses formes de gouverne¬ ment; il donne la préférence à la forme républicaine, ou du moins à la royauté tempérée. Examinant en¬ suite quel est le devoir des sujets, même sous un roi mauvais, il enseigne que le peuple n’a ni le pou¬ voir, ni le droit de se révolter, « contrairement, dit il, » à l’opinion des sages chrétiens qui ont beaucoup » écrit sur cette question. » Abarbanel ne se borne pas à des raisonnements, mais il prend des exemples dans l'histoire de divers p u: les, tant anciens que modernes. On voit qu’Abarbanel sort de la route suivie par les nombreux commentateurs que la littérature rab- binique a fournis. Ses écrits ont une tout autre por¬ tée que celle d’une simple interprétation des livres saints. * On lui a reproché de s’être montré beaucoup trop acharné contre la religion chrétienne; si Abarbanel jugeait de la religion chrétienne par les excès de ceux qui en étaient les ministres, on ne saurait lui QUINZIÈME SIÈCLE. 295 faire un crime de n’en avoir parlé qu’avec aigreur (25; . On aurait tort de croire cependant qü’Abarbanel se soit contenté d’attaquer le Christianisme par de> in¬ jures; il a tâché de le combattre par des raisonne¬ ments appuyés sur les livres saints, et le soin qu’a mis l’inquisition à mutiler plusieurs de ses ouvrages, prouve assez qu’il n’avait pas du se borner à des invectives (20). Outre ses Commentaires sur toutes les parties de la Bible, Abarbanel a laissé plusieurs autres écrits (27) de philosophie ou de morale; il nous apprend qu’il avait travaillé à l'histoire de sa nation; cet ouvrage a été perdu. Une histoire écrite par Abarbanel eût été sans doute un livre intéressant; personne mieux que lui n’était à portée de rendre compte des tribu¬ lations qui ont affligé le peuple Juif depuis sa dis¬ persion. Tous ceux qui ont parlé du style d’Abarbanel s’ac¬ cordent à en louer le mérite; un savant critique a été jusqu’à dire qu’il n’avait pas moi us de netteté et d’élégance en hébreu que Cicéron en latin (28). C’est pourlant la nation qui enfantait de pareils • hommes que Ton poursuivait sans relâche, que l’on expulsait en croyant faire un acte de piété! Chassés d’Espagne, un grand nombre de Juifs pré¬ férant la voix de leur conscience aux ordres fanati¬ ques de Ferdinand, cherchèrent un asile en Portugal. Jean II, qui régnait alors, offrit de les recevoir; mais profitant de leur détresse, il voulut ne leur vendre que pour un temps le droit de séjourner dans 296 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ses États. Moyennant une capitation de huit écus , il leur permit de 'rester en Portugal pendant dix ans, s’engageant, au bout de ce terme, à leur fournir les moyens de sortir du royaume avec leurs biens, par la route qu’ils voudraient choisir. Cependant (29) l’arrivée d’une foule de proscrits, condamnés par des préjugés barbares, éveilla l’al- tention et la superstition du peuple portugais. L’ha¬ bileté supérieure des Juifs dans le commerce et dans les emplois lucratifs excita la jalousie. Les Espa¬ gnols, qui venaient de les bannir, désiraient que leur exemple fût suivi par leurs voisins, et des religieux castillans vinrent en mission en Portugal pour y prê¬ cher le fanatisme. Il n’en fallait pas plus pour faire des Juifs un objet d’horreur; ils ne tardèrent pas à s’en apercevoir. Ils voulurent essayer de se sous¬ traire aux violences dont ils étaient menacés, mais ils n’échappaient à un mal que pour retomber dans un pire. Réduits à préférer l’oppression des pachas aux per- r séditions des Etats chrétiens, ils traitaient avec les marins portugais pour les transporter dans le Levant, mais ceux-ci ne les tenaient pas plutôt en leur pou¬ voir, qu’il n’était pas d’extorsion qu’ils ne leur fissent subir. Après leur avoir demandé un prix excessif pour leur passage, ils les retenaient prisonniers sur leurs navires jusqu'à ce qu’ils eussent consommé toutes leurs provisions, pour leur en vendre ensuite au poids de l’or et pour les dépouiller jusqu’à leur dernier QUINZIÈME SIÈCLE. 297 sou. Ils leur enlevaient leurs femmes et leurs filles et croyaient faire un acte méritoire en les soumettant aux plus indignes outrages. Découragés par tant d’infortunes, ceux qui n’avaient pas eu les moyens de fuir, subissaient le destin cruel qui les frappait. Jean II leur avait accordé dix ans, il resta fidèle à sa promesse; mais Emmanuel, son successeur, n’hé¬ rita pas de son humanité. Sollicité par Ferdinand et Isabelle, dont il parta¬ geait les principes, il n’hésita pas à consommer l’œu¬ vre du fanatisme en y joignant encore de nouveaux raffinements. Il fut enjoint aux Juifs de quitter le royaume en moins de deux mois, à peine d’être réduits en escla¬ vage. Cependant le cœur d’Emmanuel n’étaitpoint satisfait; il ne voyait dans les Juifs que des infidèles qu’il fallait sauver à tout prix de la damnation éternelle. Animé par cette pensée, craignant qu’ils ne désertassent ses Etats, il ordonna que les enfants males au-dessous de quatorze ans leur seraient enlevés, pour être instruits dans la religion chrétienne. Cet ordre barbare fut exécuté. « C’était pitié (dit un » moine qui n’a pu s’empêcher de frémir en transcri- » vant ce fait) (30), c’était pitié de voir arracher les » petits enfants du giron de leurs mères, traîner les » pères qui les tenaient embrassés, et, à grands coups » de bâton, les contraindre à lâcher prise; les cris » horribles résonnant de tous les côtés, et l’air rempli 298 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. » des pleurs et des lamentations des femmes; il y en » eut qui, ne pouvant souffrir cette indignité, jetèrent » leurs enfants dans des puits profonds; d’autres, » transportés de colère et de rage, les tuèrent de leurs » propres mains!!!... » Cependant le terme approchait et les Juifs allaient être réduits à esclavage, s’ils ne sortaient du royaume. Privés de leurs enfants, dont on les avait séparés à jamais, qu’on ne leur permettait pas même de voir, rien ne les retenait plus sur cette terre qui leur rap¬ pelait sans cesse le souvenir de leur malheur: leur unique désir était de pouvoir s’éloigner et conserver à ce prix leur liberté et leur croyance. Mais le roi Emmanuel ne voulait pas laisser échap¬ per sa proie. Il leur avait assigné trois ports pour s’embarquer ; bientôt il déclara qu’ils ne pouvaient le faire qu’à celui de Lisbonne. Là une foule immense reflua de toutes parts; les marins, pressés par le nombre, leur impo¬ saient les plus dures conditions. Ces malheureux voyaient approcher le terme sans qu’il leur fût pos¬ sible d’en profiter; bientôt il ne fut plus temps, et tous fu rent réduits à l’esclavage. Dans cette position il leur restait encore une res¬ source pour recouvrer leur liberté, c’était d’abjurer leur croyance ; à ce prix, on leur rendait leurs enfants, on les adoptait même dans les familles les plus distin¬ guées du royaume. 11 en coûtait sans doute à ces infortunés de feindre une conversion que leur cœur démentait; mais leurs QUINZIÈME SIÈCLE. 299 mains avaient été réduites à verser le sang de L urs enfants, leur bouche pouvait bien proférer un par¬ jure... La plupart prirent ce parti; quelques-uns cependant y résistèrent; mais, n niveaux martyrs, leur refus fut un arrêt de mort, et le bûcher leur fit expier le crime de n avoir p s voulu mentir à leur conscience. Ainsi Emmanuel se montra le digne émule de Fer¬ dinand et d'Isabelle; comme eux il put se glorifier d’a¬ voir purgé ses États des infidèles; mais quel titre de gloire que celui qui consiste à avoir fermé son cœur a tout sentiment de justice et d’humanité!!... Parmi ceux des Juifs qui avaient passé dans le Por¬ tugal lors de l’exil d’Espagne, on remarquait une foule de familles recommandables, surtout des écri¬ vains distingués. De ce nombre était Isaac Abuab. Il est auteur du Menorath amaor 9 que Bartholoccius ap¬ pelle le répertoire de toutes les vertus morales (31). Abuab était disciple d’Abraam Zacut. Enveloppés dans l’exil de leur nation, ils vinrent ensemble dans le Portugal. Abuab mourut quelques mois après. Za¬ cut résista aux calamités qu’il avait partagées avec ses frères, et son mérite lui fit même occuper un poste éminent à la cour du roi de Portugal. Outre ses connaissances comme écrivain et» philo¬ sophe, Abraam Zacut a mérité d’être placé au pre¬ mier rang parmi les astronomes du moyen âge. Malgré sa haine contre les Juifs, Emmanuel l’avait placé au¬ près de lui ; Z mut y exerçât les fonctions d’astronome et de chronographe du roi. 300 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Les ouvrages qu’il a laissés ne démentent pas sa réputation. Son almanach perpétuel du mouvement des planètes et son cours d’astronomie ont joui d’un grand renom. Zacut savait en astronomie tout ce qu’on en a connu dans le moyen âge. Il a composé, de plus, une histoire de sa nation, de¬ puis la création du monde jusqu’à la fin du xve siècle, époque à laquelle elle a brillé de son plus grand éclat, . mais où aussi elle a été l’objet des plus terribles cata¬ strophes. Ce livre, intitulé Généalogie (32), est la chronologie la plus exacte qui ait été faite; elle se recommande de plus parla précision du style hébreu. Zacut a encore écrit un livre sur l’àme, où il traite de son immortalité (33). Il est à regretter que cet écrivain n’ait pu résister à l’empire de l’astrologie judiciaire; à l’exemple d’Aben-Ezra, en écrivant sur cette science (34), il a payé son tribut à son siècle et à la faiblesse de la raison humaine. Le mérite et les titres de Zacut ne l’empêchèrent pas de subir le sort qui affligeait ses frères en Por¬ tugal; comme eux, il fut frappé par la loi fanatique d’Emmanuel, et, s’il voulut sauver ses jours, il fut obligé de faire semblant de se convertir. Cepmidant les nouveaux Chrétiens n’attendaient qu’un moment favorable.pour aller ailleurs professer hautement leur croyance. Sous le prétexte de spécu¬ lations commerciales, un grand nombre passaient dans le Levant; beaucoup allaient chercher un asiledans les r autres Etats et principalement en Hollande et en Italie. 301 QUINZIÈME SIÈCLE. C’est dans cette dernière contrée que vinrent se réfugier une foule de savants, parmi lesquels on peut citer le rabbin Berachia-ben-Natronai, un des hommes les plus remarquables que la poésie rabbinique ait produits : Berachia-ben-Natronai peut être regardé r comme l’Esope des Hébreux; le seul de ses ouvrages qui soit parvenu jusqu’à nous, c’est un recueil de fables, qui, suivant l’expression du savant évêque de Lodève, Plantavit, ne sont pas inférieures à celles de l’auteur phrygien, sous le rapport de l’invention et du choix des sujets; ces fables sont au nombre de cent sept. Presque tous les sujets sont de l’invention de Berachia, quelques-uns seulement sont imités d’Esope, qui déjà avait été traduit en hébreu. Le recueil de Berachia a été traduit en latin, et peut-être notre célèbre La Fontaine est-il redevable à l’auteur hébreu de plusieurs sujets qu’il a traités lui-même avec sa grâce inimitable (35). Les fables de Berachia prouvent qu’on s’est étran¬ gement trompé lorsqu’on a prétendu que la littéra¬ ture rabbinique n’avait produit aucun esprit vraiment original; il est certain qu’au milieu des ténèbres du moyen âge les rabbins ont su se distinguer dans plus d’un genre. L’hostilité avec laquelle on a jugé leurs écrits, que les plus grands génies, aveuglés par les préjugés, ont voulu déprécier sans les connaître; les pertes que le vandalisme fanatique de l’Espagne a fait éprouver à leur littérature, en faisant brûler tous les livres qui sortaient de la main des Juifs (36), les ont empêchés d’obtenir la réputation qui leur était due. 302 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Le xve siècle nous fournit un grand nombre d’écri¬ vains juifs. Parmi ceux que les persécutions chassè¬ rent d’Espagne, on peut distinguer Isaac Karo (37) de Tolède, très-versé dans les matières religieuses; Joseph Jabetz (38), Chaviv-ben-Jacob (39), Judas Chiat (40), Isaac Arama (41). Pendant que ce dernier écrivait contre Aristote, Joseph- ben - Scemtov et Abraam Vivax (42), marchant sur les traces de Kan- panton, s’efforçaient de le remettre en honneur. Le premier donnait un commentaire des écrits d’Aris¬ tote, le second est auteur d’une exposition des livres analytiques du philosophe grec La médecine et l’astronomie comptaient encore des sujets distingués : parmi les astronomes on peut citer (43) Isaac Alcades, très -versé dans les mathématiques et connu surtout par un livre sur la composition de l’astrolabe ; parmi les médecins on remarque David Vidal (44), qui cultivait à la fois la médecine, la poésie et la musique. Cette der¬ nière science a généralement été regardée comme étrangère aux Juifs du moyen âge. Cependant nous trouvons plusieurs écrits des rabbins consacrés à en développer les préceptes : et, si l’on considère que les Arabes avaient fait de grands progrès dans cet art, il ne sera pas difficile de concevoir que les Juifs eussent aussi profité de ces progrès. 11 faut convenir cependant (pie nous ne trouvons chez les rabbins d’autre trace de musique que celle des¬ tinée ta mettre en chant les poésies sacrées. L'ab¬ sence de scène lyrique ne permettait pas à cet art QUINZIÈME SIÈCLE. 303 de prendre le développement qu’il a reçu plus lard. Il faut reconnaître pourtant que si les Juifs du moyen âge ont abordé toutes les sciences et même les arts d’agrément, il en est auxquels ils sont toujours restés étrangers : la peinture et la sculpture sont de ce nombre. La prescription de la loi de Moïse, qui interdit de personnifier la Divinité, devait éloigner les Juifs de ces deux arts, auxquels la religion chrétienne a donné un si grand essor. Les Juifs ne pouvaient, en ce genre, chercher des « modèles chez les Arabes, car si ces derniers ont rendu des services à l’art architectural, nous ne trouvons parmi eux ni peintres ni sculpteurs. Parmi les savants que nous avons cités, et qui furent obligés de quitter leur patrie, un grand nombre se réfugia en Italie; là, ils trouvé rent aussi des Juifs qui s'adonnaient au culte des lettres. Eiias-ben-Judas et V Elias de Candie (45) se distinguaient dans la méde¬ cine : le premier enseignait la philosophie à Padoue, où il jouissait d’une grande réputation. L’école de Padoue a puissamment contribué à propager en Oc¬ cident la philosophie d’Aristote, et avec elle les com* menlaires d’Averroës et d’Avicenne, Or c’était à des traducteurs juifs qu’on devait la connaissance de ces philosophes arabes, puissants propagateurs de la doctrine d’Aristote. On pourrait donc rapporter en partie aux Juifs f l’éclat dont a brillé l’école de Padoue. Elias de Candie doit trouver place parmi ceux qui ont illustré cette 304 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET ÈN ESPAGNE. école. Moïse Chaviv, philosophe également célè¬ bre (46), cultivait la poésie; Chaim de Pouzolles et Jacob Lando écrivaient sur les coutumes religieuses des Juifs (47); enfin Jochannan-Aleman, précep¬ teur (48) de Pic de la Mirandole, se faisait un nom dans plus d’un genre et notamment dans la cabale. Tou s ces rabbins et plusieurs autres llorissaient dans diverses parties de l’Italie, où l’état des Juifs était en¬ core assez tranquille et où leurs frères furent bien accueillis lors de l’exil d’Espagne. Plusieurs princes, en effet, leur ouvrirent leurs Etats et les appelèrent même par des privilèges par¬ ticuliers. Les ducs de Toscane, de Ferrare, de Savoie et le sénat de Venise furent ceux qui se montrèrent les plus hospitaliers à leur égard; ils les reçurent avec bienveillance et leur accordèrent même des pri¬ vilèges spéciaux. Dans ces divers pays, les Juifs avaient conservé leur position ; certains d’entre eux avaient acquis de grandes richesses dans le commerce el jouissaient d’une grande considération; on citait à Faenza un Juif, nommé Lazare, exerçant la plus grande influence dans la ville par sa considération personnelle, sa fortune et sa science (a). Les Juifs chassés d’Espagne trouvèrent aussi un r rfeuge dans les Etats romains. Alexandre VI, qui oc¬ cupait alors le Saint-Siège, pensa avec raison que f l’affluence des Juifs dans ses Etats ne pouvait que les rendre florissants; aussi il ne se borna pas à les rece- (a) Tota urbe auctoritate, pecunia et doctrino dominant em. QUINZIÈME SIÈCLE. 305 voir, mais il leur donna des marques signalées de protection (40). Depuis Martin V les Juifs vivaient à Rome sous une entière tolérance; il est vrai qu'au* pnravant ils avaient eu beaucoup à souffrir. Depuis la bulle où Benoît XIII (50) avait anathé- matisé le Thalmud et plusieurs autres ouvrages des labbins (51), où il avait défendu aux Juifs d’exercer les fonctions de juge, même entre eux, d’avoir plus d’une synagogue, de former des sociétés avec les Chrétiens, d’exercer la médecine ou tout autre em¬ ploi public, d’avoir des domestiques chrétiens, d’ha¬ biter ailleurs que dans un quartier séparé, où enfin il les soumettait à porter une marque distinctive et à entendre chaque semaine un sermon sur la néces¬ sité de leur conversion (52), il n’était pas de vexations que les prêtres n’eussent inventées contre eux. Les prédicateurs, dans leurs sermons, publiaient comme un point de doctrine qu’il fallait fuir les Juifs, n’avoir rien de commun avec eux, leur refuser son ministère, ne pas même leur vendre du pain (55). Le peuple, suscité par ces prédications, renchérissait encore sur le vœu de ses pasteurs, et les malheureux Juifs étaient constamment en butte aux injures et aux outrages. Jean XXIII avait sanctionné toutes ces vexa¬ tions (54). Il en était encore ainsi sous le pontificat de Mar¬ tin Y (55). Ce pontife eut pitié de leur sort; il écouta leurs plaintes et porta une bulle en leur faveur; il défendit de les insulter et de les troubler, déclara qu ils pouvaient vivre avec les Chrétiens, avoir des 21) 306 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. maisons ou des terres et faire toute sorte de contrats ; aller aux foires, aux marchés, fréquenter les écoles publiques, maintenir leurs synagogues, les restaurer, jouir de tous les autres privilèges qui pourraient leur avoir été accordés par le Saint-Siège ou par les au¬ tres souverains; il permit en même temps aux juges juifs de vider les conlestations survenues entre leurs coreligionnaires et défendit de les soumettre arbi- trairement à aucune taxe. Ces principes vraiment apostoliques, professés par Martin V, adoucirent la position des Juifs, non-seu¬ lement dans Rome, mais dans presque toute l’Italie; ils trouvèrent un peu plus d’humanité dans les mi¬ nistres de la religion chrétienne, et continuèrent à s’adonner aux arts et au commerce qu’ils y cultivaient depuis longtemps. Nous trouvons l’énumération des professions que les Juifs exerçaient dans une huile d’Eugène IV. Ce pape, moins bien disposé en leur faveur que son pré¬ décesseur, leur interdit d’exercer aucune espèce d’em¬ ploi dans toute la chrétienté, en conséquence, il dé¬ clare que les Juifs ne pourront être fermiers des impôts , collecteurs , entrepreneurs , fermiers des fruits ou des biens des Chrétien s, calculateurs, procureurs, économes , mandataires , négociants, courtiers , entremetteurs , fai¬ seurs de mariages , enfin que les Juives ne pourront être sages-femmes (56). Cette bulle nous donne une idée de l’état des Juifs, elle prouve qu’ils n’étaient pas tous réduits à la pro¬ fession d’usurier. QUINZIÈME SIÈCLE. 307 Eugène IV ne néglige cependant rien pour les dé¬ grader ; peu content de leur avoir interdit toutes les professions, il leur défend d’habiter avec les Chré¬ tiens, de manger avec eux, d’avoir des domestiques chrétiens, de déposer en justice contre eux et d’éle¬ ver de nouvelles synagogues; il défend aux Chrétiens de faire des legs en faveur des Juifs, et après avoir privé ces derniers de toute ressource, il les soumet à payer la dîme (57). Eugène IV mourut dans ces dispositions. Caliste III, son successeur, hérita de toute son intolérance et donna une nouvelle vigueur à la bulle de son prédé¬ cesseur, à laquelle il aurait ajouté, sans doute, si Eugène IV n’avait pas tout épuisé. Tel était l’état des Juifs, à Rome, lorsque Alexan¬ dre VI fut appelé au Saint-Siège. Le pape Borgia avait besoin de se créer des ressources pour faire face aux dissipations qui ont marqué son pontificat. Les faveurs accordées aux luifs étaient de nature à lui en procurer : c’est ce qui pourrait nous expliquer l’ar¬ deur que mit Alexandre VI à protéger les Juifs, lors de l’exil d’Espagne, et à profiter ainsi de la proie que Ferdinand laissait échapper. L’exil d’Espagne et de Portugal vint augmenter considérablement le nombre des Juifs dans presque toutes les villes d’Italie; dans certaines, ces réfugiés trouvèrent un asile ; mais dans d’autres, et notamment à Florence, ils furent expulsés avec ceux du pays, mais ce ne fut que pour être rappelés bientôt après. On les y soumettait cependant à porter une marque 308 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. distinctive (58), mais ils trouvaient le moyen de s’en exempter, et ces édits finissaient par tomber en dé¬ suétude. Dans le Piémont, les constitutions d’Amédée VIII (59) leur avaient accordé des privilèges qui dans la suite leur avaient été maintenus; les réfugiés en profitèrent. Dans la Calabre, ils trouvèrent également un pro¬ tecteur dans la personne d’Alphonse, fils du roi Fer- ♦ f' dinand Ier; la protection de ce prince leur fut surtout d’un grand secours à raison des prédications de Ber¬ nardin de Feltre (60). Le sort des Juifs était de susciter contre eux des enthousiastes de tous les genres; le plus extraordi¬ naire a été Bernardin de Feltre ; tour à tour prêchant sur une place publique et prodiguant l’or à pleines mains, étonnant le peuple autant par ses discours que par ses largesses, ce religieux de l’ordre de Saint-Fran¬ çois conçut la pensée d’établir des monts-de-piété; son but était louable, ses moyens le furent beaucoup moins. Bernardin de Feltre parcourut l’Italie; il commença par prêcher l’utilité des monts-de-piété et, joignant l’exemple au précepte, il en établit un à Mantoue. Encouragé par ce premier succès, il visita diverses parties de l’Italie : dans chaque ville il trouva des Juifs qui tenaient des maisons de prêt; n’ayant pas assez de fonds pour établir partout des monts-de-piété, il prit une autre route pour arriver à son but; il prê¬ cha ses institutions sur les places publiques, et dans QUINZIÈME SIÈCLE. 309 ses sermons il ne manqua pas de peindre les usures des Juifs sous des traits odieux. Ses efforts eurent le résultat qu’il devait en attendre : dans plu¬ sieurs villes le gouvernement sévit contre les Juifs, dans d autres le peuple s’ameuta contre eux; dès lors ce prédicateur ne mit plus de frein dans ses diatribes; ce n’était plus seulement l’établissement dès monts-de-piete qu’il demandait, mais l’expulsion des Juifs. Il persuadait a ux Chrétiens qu’ils ne devaient avoir rien de commun avec cette nation maudite, et il était parvenu à exalter les esprits au point qu’à Sienne on citait une mère qui avait mieux aimé lais¬ ser mourir son enfant que d’appeler un médecin juif. Une autre dame avait gardé pendant plusieurs jours les douleurs de l’enfantement pour ne pas appeler un accoucheur israélite. Cependant, à Venise, les efforts de Bernardin de Feltre furent inutiles; le doge lui signifia qu’il lui défendait de mettre les pieds dans ses États. Ce n’est pas qu’à Venise, comme dans les autres parties de l’Italie, les Juifs ne tinssent des maisons de prêt; au xve siècle, ils en avaient partout. Parme, Mantoue, Pavie, Padoue, Sienne, Bassano, Faenza, Florence, Crémone, Aquilée, furent successivement le théâtre des prédications de'Bernardin de Feltre. Les Juifs ne furent pas partout aussi protégés qu’à Venise; cependant, à Florence, on donna ordre à Ber¬ nardin de cesser ses prédications; elles furent sans effet dans d’autres villes; mais dans la plupart elles ameutèrent les esprits contre les Juifs. 310 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Cependant, que pouvaient de pareils efforts pour éteindre le prêt à intérêt? Les monts-de-piété pou¬ vaient bien secourir la classe indigente, mais les opé¬ rations commerciales avaient besoin d’autres prêteurs. Sans doute il arrivait souvent que le taux de l’inté¬ rêt était excessif, mais ce taux était nécessairement en rapport avec la rareté du numéraire. Au surplus, si les maux que causaient en Italie les usures des Juifs étaient aussi grands que le préten¬ dait Bernardin de Feltre, comment excuser le pape Eugène IV, qui interdit aux Juifs toutes les professions, et qui ne songe pas à leur enlever leurs maisons de prêt, dont le taux était publiquement connu ? Au xve siècle, les Juifs étaient puissamment riches en Italie : on en citait un, à Florence, qui tenait à lui seul quatre maisons de prêt, et ce Juif vit entrer en concurrence avec lui un aütre Juif de Pise qui l’é¬ clipsa (Cl). A Florence, les Juifs étaient généralement estimés et participaient à l’administration des affaires publiques. Ainsi nous voyons au xve siècle un banquier juif, nommé Valori, envoyé par la république de Florence à Milan, auprès du duc Visconti. Ce seigneur ne voulant pas recevoir un ambassadeur juif, le renvoya à son secrétaire. Florence, indignée de l’affront qui avait été fait à son représentant, déclara la guerre au duc Visconti (a). Ce n’était pas par l’usure seulement que les Juifs (a) Daru, Histoire de Venise , t. n, p. 353. QUINZIÈME SIÈCLE. 311 s’étaient acquis de grandes richesses; à Venise, à Li¬ vourne, ils se montraient d'habiles négociants; dans cette dernière ville, le gouvernement était si recon¬ naissant envers eux, qu’il était passé en proverbe qu’il valait mieux battre le grand-duc quun Juif. A Ferrare, on c omptait aussi des Juifs, et leur nom¬ bre s’accrut lors de l’exil d’Espagne et de Portugal. C’est à Ferrare que se réfugia la famille de Joseph Ben-don-David (62), qui avait emporté de Portugal une fortune colossale. La population juive de Mantoue était encore nom¬ breuse (63) au xve siècle; on y comptait alors deux synagogues, et les Juifs devaient y être en si grande quantité qu’une dispute survenue entre eux troubla la tranquillité de la ville, et fut cause que le duc de Mantoue les expulsa (64); ils y revinrent pourtant quelque temps après (65). A Naples, les Juifs avaient éprouvé les mêmes vi¬ cissitudes qu’en Espagne; cependant ils s’v étaient maintenus; lorsque, après l’exil d’Espagne, don Abar- banel vint s’y établir, il y trouva un grand nombre de ses coreligionnaires. Il est probable même que sa faveur (66) dut améliorer leur état pendant le peu de temps qu’il y resta (67); mais les inquisiteurs les y poursuivirent avec tant d’ardeur que le peuple se souleva et que plusieurs furent réduits à quitter le pays, A Ven ise, leur état n’avait point varié depuis leur établissement; seulement, lors de l’exil du Portugal, on les soumettait à porter un chapeau jaune (68), ce 312 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. qui, dans la suite, était tombé en désuétude, de même que dans la Toscane, où ils avaient obtenu la plus grande protection.  Boulogne, les Juifs étaient également nombreux au xve siècle, mais ils avaient éprouvé plusieurs vexa¬ tions; une des plus singulières, c’était l’obligation de payer tous les ans un repas à l’Université de droit et à celle des arts; il existe un arrêt de 1401 qui les con¬ damne à payer 124 livres pour le repas annuel des écoliers de l’Université (a). Le grand nombre de petites souverainetés qui se partageaient l’Italie, laissait aux Juifs plus de chances de trouver le repos chez quelques-unes d’entre elles. Le fanatisme n’était sans doute pas moins puissant en Italie que dans les autres contrées; mais le voisinage du Saint-Siège, qui avait toujours conservé pour les Juifs quelque esprit de tolérance, quoiqu’il eût pour¬ suivi leur conversion de tout son pouvoir, leur avait fait trouver un asile dans certaines parties de cette contrée. Dans les villes commerçantes, telles que Venise, Livourne, Florence, les Juifs n’avaient pas cessé de conserver leur position honorable, quoique, en les frappant de certaines distinctions, la législation eût payé son tribut à l’esprit du temps. Dans le royaume de Sicile ils avaient souffert plus de tribulations. Les évêques se disputaient la posses¬ sion des juifs, et ils prétendaient avoir seuls juridic- (a) Savigny, t. ni. 313 QUINZIÈME SIÈCLE. tion sur eux; ce privilège était pour ceux qui le pos¬ sédaient une source de revenus, et dans l’esprit de la féodalité on appréciait un Juif, non pas par ce qu’il valait, mais par ce qu’il rapportait. Les taxes arbitraires dont ils étaient l’objet se renou¬ velaient à chaque instant. Ainsi, au xve siècle, des frères mineurs ayant fait un voyage en Palestine pour recouvrer une chapelle qui avait été enlevée à leur ordre, le pape Martin V trouva à propos d’imposer une taxe sur les Juifs d’Italie pour faire face aux frais de ce voyage. Jeanne II, reine de Naples, ordonna que les Juifs payeraient par le même motif un tiers de ducat d’or par tête ( a ) . Plus tard, le pape Calixte III voulant favoriser les armements qui se faisaient alors dans la chrétienté contre les Turcs, demanda encore de l’argent aux Juifs, et ordonna qu’ils payeraient la dîme de tous leurs biens meubles et immeubles (b). En Sicile, ces exactions s’étaient renouvelées fré¬ quemment; aussi, c’est là que nous voyons reparaître le plus souvent le reproche d’usure; il fallait bien que ces malheureux pussent se procurer par quelque moyen l’argent qu’il leur fallait ensuite verser dans la caisse des rois ou des papes. Malgré ces vexations, le goût de l’étude ne s’était pas perdu parmi les Juifs d Italie. (a) Annales , ord. pair. min., diplom. n. 1. [b) Annales, ord. pair. min ., diplom. n. I. 314 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Un des traits caractéristiques de leurs progrès litté¬ raires, c’est le grand nombre d’imprimeries hébraïques que Tltalie a possédées dès l’apparition de l’art typo¬ graphique. L’imprimerie n’avait été découverte en Allemagne que vers l’an 1460, et déjà en 1470 les Juifs avaient d’habiles imprimeurs en Italie. En 1475 Abraam Gastin imprimait à Reggio les Commentaires de Rasci sur le Pentateuque (a). A la même époque, le rabbin Mesçulan avait aussi une imprimerie à Plebisano, et il faisait paraître une édition de YArbaa tarirn, ouvrage qui traite du droit civil et religieux des Juifs. En 1476 plusieurs livres hébreux sortirent des presses d’Abraam Conato à Mantoue. En 1479 les presses de-Ferrare donnent une foule d’ouvrages hébreux, sous la direction d’Abraam-ben- Chaim. . En 1482 une imprimerie juive s’établit à Pologne. En 1484 nous voyons apparaître la célèbre impri¬ merie de Soncino qui, dans l’espace de quelques années, produisit un grand nombre d’éditions remar¬ quables par la correction et par la beauté typogra¬ phique. Naples eut aussi des imprimeurs juifs en 1487. Il (a) De Rossi, Annale hebrœo typograhiœ, sec. xv. Parmis, 1395,in-4°; — id. De typographies hebraïcœ origine ac prœ- mitiis , 1776, in-4°; — id., De typographia hebraïca ferra, - riensi , 1780, in-8°. — Id., Annale hébrœo typograph. di Sabionetœ. QUINZIÈME SIÈCLE. 315 est sorti d’autres livres hébreux des presses de Fano, Pesaro, Rimini. Les premiers livres imprimés furent les Commen¬ taires sur les livres saints, le Thalmud, les œuvres d’Aben-Ezra, de Maimonide, Joseph-Albo, Bedraschi, Bêchai, les poésies du rabbin Emmanuel, la traduc¬ tion hébraïque d’Avicenne, un dictionnaire hébreu, italien et arabe. Tels furent les principaux ouvrages produits au xve siècle par les typographes hébreux. Si les Juifs d Italie s’adonnaient au culte des scien¬ ces, il était d’autres contrées où il n’était plus per¬ mis aux Juifs que de végéter au milieu de constantes persécutions. Lors de l’exil de France par Charles YI (exil qui dut coûter bien des regrets à ses sujets, puisque nous voyons au concile de Bâle les habitants de Verdun solliciter comme une grâce l’admission des Juifs dans leur ville, afin, disaient-ils, de la vivifier et d’y cime - ner l’aisance) (09), ces malheureux s’étaient réfugiés r dans les Etats les plus voisins. La Lorraine et l’Al¬ sace, qui déjà depuis longtemps les toléraient (70), en avaient reçu un grand nombre; mais ils y avaient subi toutes les vicissitudes qui les avaient affligés ? dans les autres Etats, et on ne leur laissait d’autre ressource que l’agiotage et l’usure. Ils avaient été chassés au commencement du xvc siè¬ cle; ils furent rétablis par Louis, comte palatin, et Albert, archiduc d’Autriche (71). Ils y étaient cepen¬ dant soumis à une foule de distinctions, et surtout il leur était défendu de posséder des immeubles. 316 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. En France l’expulsion prononcée par Charles VI avait été exécutée rigoureusement. Les Juifs avaient à Lyon des ateliers pour l’affinage et l’étirage de l’or, et ce furent des Juifs exilés de France qui apportèrent à Trévoux cette industrie. Ainsi la France se privait de sujets utiles, et l’on ne peut justifier leur exil par le prétexte banal de l’usure, puisque nous voyons, après leur expulsion , les Lombards et les Italiens grever le peuple de leurs exactions plus que ne l’a¬ vaient fait les Juifs. Les seigneurs, à qui les Juifs étaient utiles, durent voir de mauvais œil cet exil; aussi, dans plusieurs provinces, ils essayèrent de résister. Le duc de Foix se refusa à exécuter l’ordonnance de Charles VI ; mais les ordres étaient si sévères que des ofliciers de la sénéchaussée de Toulouse furent en¬ voyés à Pamiers pour expulser la communauté juive. Dans le Dauphiné, bien que cette province fût réu¬ nie à la France sous Charles VI, les Juifs se main¬ tinrent assez longtemps après l’exil. On trouve des traces de leur existence au commencement du xve siè- cle (a). Les Juifs de Provence avaient aussi conservé leur position. Les divers souverains de cette contrée n’a¬ vaient pas cessé de les protéger; aussi ils y étaient très -nombreux au xve siècle, et leur nombre dut encore s’accroître d’une partie de ceux qui étaient expulsés de France. (a) Lettres de Charles, régent, 1419. Recueil des ordonnances, t. n. QUINZIÈME SIÈCLE. 317 Dans cette contrée ils s’étaient toujours livrés au commerce. C était chez eux qu’on allait se pourvoir pour les épiceries et pour les soies. Au xve siècle, nous voyons une église de Lyon ache¬ ter quatre pièces d’étoffe en soie et or à Salomon de Nevers, Juif de Tarascon, et Napolon, négociant à Marseille (a). Ce Salomon de Nevers était apparemment un réfu¬ gié venu de Nevers lors de l’expulsion. Il existait à Arles plusieurs autres individus du même nom, et l’on trouve aux archives un acte fort singulier, souscrit par un nommé Moïse de Nevers; dans cet acte. Moïse de Nevers s’engage à ne jouer aux dés ni à aucun autre jeu, excepté le jour de ses noces, celui des noces de son frère et les trois jours des fêtes de Pâques, sous peine de perdre le poing en cas de contraven¬ tion (b). On ne voit pas trop dans quel but un pareil acte peut avoir été souscrit; cependant, en le rapprochant des statuts de la communauté de Pamiers, on pour¬ rait croire qu’on voulait empêcher les Juifs ^opulents d’étaler du luxe et d’exciter la jalousie des Chrétiens. Quoique les Juifs de Provence jouissent d’une assez grande liberté, cependant la législation ne leur avait pas été toujours favorable. (a) Faurisde Saint-Vincent, Mémoires du commerce de la Pro¬ vence dans le moyen âge ; Annales encyclopédiques , 1828, t. vi; — P. Bougerel, Mémoires sut les Juifs de Provence; continua¬ tion mém. de litt. etd’hist. de Sallengre, t. h. (b) Magasin encyclopédique, 1813; Mémoires sur la Provence. 318 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Charles Ier, comte de Provence, les avait protégés contre les inquisiteurs. Charles II, son successeur, fit une loi pour les exclure des emplois publics, leur défendre d’avoir des domestiques chrétiens et les obliger à porter une marque distinctive (a). Une loi de Robert défend aux Juifs de prêter sur gagea des domestiques. Les statuts de Marseille, d’Aix, d’Arles et d'autres villes de Provence conte¬ naient, à leur égard, de nombreuses restrictions : ainsi il leur était défendu de témoigner contre les Chrétiens; ils ne pouvaient aller aux bains que le vendredi; il leur était défendu de travailler le di¬ manche. A Marseille on ne leur permettait pas de s’em¬ barquer plus de quatre sur le même navire; on ne leur permettait pas de s’embarquer pour Alexandrie; on leur enjoignait de s’abstenir de viande les jours dejcûne des Chrétiens et de porter une marque dis¬ tinctive. Il paraît cependant que ces diverses disposi¬ tions n’étaient pas rigoureusement exécutées. Dans la Provence les médecins juifs étaient en hon¬ neur. La reine Jeanne avait auprès d’elle un savant médecin juif de la ville d’Arles, nommé Bendich- Ain. Cette ville salariait un médecin juif nommé Pierre de Nostre-Dona* de qui est sortie la famille de Nostradamus. Ce médecin préparait lui-même les remèdes qu’il administrait, ce qui excita la jalousie des pharmaciens; il y eut une cabale contre lui et la (a) Nostradamus, Histoire de Provence , partie. 3; — Bouché, Histoire de Provence, liv. 9; — Papon, Histoire de Provence , preuves, n. 15. QUINZIÈME SIÈCLE. 319 ville lui retira son emploi; plus tard il devint mé¬ decin du roi René, qui avait pour lui la plus grande estime. Un autre médecin du roi René était aun Juif de Saint-Maximin, nommé Abraam Salomon. Les Juifs étaient spécialement protégés par ce prince; il est vrai qu’ils lui payaient 2,1G0 florins, sans compter les impôts extraordinaires qui, dans certaines années, s’élevèrent à 18,000 florins. Aussi ils étaient l’objet d’une protection spéciale, et un édit du roi René leur permettait de pratiquer la méde¬ cine, le commerce, les arts et tout trafic quelconque; il leur permettait en outre d’être préposés aux péages et procureurs fiscaux dans les juridictions seigneu¬ riales (a). Les Juifs n’eurent qu’à se louer du règne du roi René; cependant la ville d’Aix fut le théâtre d’un supplice affreux infligé à l’un deux nommé Astarge de Léon. Ce Juif avait été poursuivi plusieurs fois pour avoir blasphémé contre la Vierge; il fut condamné à être écorché vif; on fit de vains efforts pour lui faire rétracter ses opinions. A ce prix le roi René aurait été disposé à lui accorder sa grâce; les Juifs avaient offert 20,000 florins pour la lui faire obtenir; mais le condamné fut inébranlable. Les historiens racon¬ tent cette exécution avec des détails horribles : ils vont jusqu’à dire que des seigneurs, excités par un aveugle fanatisme, montèrent sur l’échafaud, cou- (a) Nostradamus, partie 6. 320 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. verts d’un masque, et voulurent exécuter eux-memes la sentence. Ces détails ne sont pas authentiques, mais l’exécution de ce malheureux ne peut pas être ré¬ voquée en doute, puisqu’on voyait encore à la fin du xvme siècle, auprès de l’église de l’Oratoire, le tron¬ çon d’une colonne qui avait été élevée pour conserver le souvenir de cet événement En Provence, les Juifs avaient des conservateurs de leurs privilèges; un édit de Louis III ordonnait qu’ils ne fussent justiciables que des conservateurs de leurs privilèges, pour toutes sortes de délits. La con¬ damnation d’Astarge de Léon prouve cependant que ces dispositions n’étaient pas fidèlement exécutées. Les places de conservateurs de privilèges rappor¬ taient beaucoup à ceux qui en étaient pourvus ; les Juifs avaient souvent recours à eux, et ils devaient payer la justice qu’on leur rendait; aussi ces places étaient vivement sollicitées, et les plus grands sei¬ gneurs de la Provence les recherchaient. Jean de Cas- tillon, Jean de Forbin ontété investis de ces fonctions. Les États de Provence, frappés des nombreux abus que ces charges entraînaient, en demandèrent plu¬ sieurs fois l’abolition; mais bientôt d’autres griefs furent élevés contre les Juifs, et le reproche d’usure fut reproduit dans les cahiers de doléance. Il n’est pas douteux que dans la Provence il devait y avoir, au xve siècle, des usuriers juifs comme il y avait des usuriers chrétiens. Les statuts municipaux de Mar¬ seille contenaient plusieurs dispositions contre les uns et les autres ; on n’avait pas considéré que si quel- QUINZIÈME SIÈCLE. 321 ques Juifs se livraient à l’usure, les autresYadonnaient au commerce, à l’industrie, aux sciences : cette dis¬ tinction ne pouvait entrer dans l’esprit du temps; aussi, sur les plaintes venues de plusieurs parties de la I tovence, on s adressa au roi de France pour de- ' mander leur expulsion. Les diverses souverainetés qui se divisaient la Pro¬ vence avaient alors disparu, la Provence était réunie à la Fiance et les Juifs n avaient plus de protecteurs. Ainsi, dans la ville d’Arles, où ils avaient été con¬ stamment protégés, vers la fin du xve siècle iis furent victimes d’une émeute occasionnée par des paysans qui étaient probablement leurs débiteurs. Leurs mai¬ sons furent pillées et la plupart furent obligés de quitter la ville. Bientôt ils n’eurent plus de refuge nulle part; un édit du roi avait annulé leurs créances : ne se dissi¬ mulant pas le danger dont. ils étaient menacés, ils se disposaient à quitter la Provence, lorsque le roi, craignant sans doute qu’ils n’emportassent leurs ri¬ chesses, leur ordonna de rester. Quelque temps après, leur expulsion fut définitive¬ ment prononcée, avec confiscation de leurs biens (a). Certains d’entre eux se réfugièrent dans la princi¬ pauté d Orange, d’où ils furent expulsés quelques années après; d’autres furent reçus dans le comtat (a) Edit de 1498.— ld. de Louis XII, 1501 ; — Gaufredy, His¬ toire de Provence; — Ruffy, Histoire de Marseille ; — Bouche, Histoire de Provence (Columby). 21 322 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Venaissin, où ils ne cessèrent pas de se maintenir, grâce à la protection des papes. Ce n’est pas que cette protection leur laissât une liberté entière : les papes accordaient un asile aux Juifs, mais ils leur faisaient payer cette faveur par d’humiliantes distinctions. Ainsi les statuts d'Avignon défendaient aux Juifs et aux femmes publiques de toucher aux fruits exposés au marché, à peine d’être obligés de s’en charger (a). La législation des papes contenait en outre, à leur égard, une foule de res- tnctions dictées par le désir de les convertir à la reli¬ gion chrétienne. Tout ce qui pouvait établir une liome de démarcation entre eux et les Chrétiens o était rigoureusement prescrit : relégués dans le Ghetto, obligés d’entendre un sermon sur la nécessité de se convertir, éloignés des écoles, des universités, dont l’accès leur était interdit., vivant dans la crainte de se voir enlever leurs enfants, que le zèle des in¬ quisiteurs s'efforcait par tous les moyens d’attirer à la religion chrétienne, telle était leur situation dans t • les Etats de l’Eglise. A une époque où des persécutions violentes venaient les atteindre dans tous les autres États, la législation des papes à leur égard pouvait passer pour humaine; il y avait pourtant bien loin de cette tolérance intéressée, à ce qu’aurait réclamé la justice. • • (a) Statuta Avenionis (manusc. biblioth. du roi, n. 4368). SEIZIÈME SIÈCLE. 323 CHAPITRE XIII XVImc SIÈCLE. « A mesure que les lumières se répandaient parmi les Chrétiens, l’état des Juifs empirait, et ces mal- heureux, échappés à tant de desastres, ne pouvaient aspirer à vivre que sous un régime d’humiliation, qui était bien fait pour éteindre chez eux tout sentiment d émulation et d’honneur. Les progrès de la civilisa¬ tion s’opèrent lentement, et plusieurs siècles devaient s écouler avant que la justice et la raison pussent se faire entendre. Au xvie siècle, la France (1), l’Espagne et le Por¬ tugal avaient cessé de compter les Juifs au nombre de leurs habitants. Grâce aux efforts de Ferdinand et d’Emmanuel, ces deux dernières contrées surtout, jadis si peuplées d'infidèles, avaient vu les mosquées et les synagogues remplacées par des églises (2). Tout ce qui était sur le sol d’Espagne était catholique, l’inquisition en fai¬ sait foi. Pour mettre le sceau à leur gloire religieuse, Em manuel et Ferdinand avaient livré leurs États au des¬ potisme des moines; plus atroces que les druides, ces ministres de la religion avaient ressuscité les sa¬ crifices humains. Au nom de l’inquisition, l’Espagne 324 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. entière frémissait; les rois eux-mêmes courbaient servilement leur tête devant le pouvoir qu’ils avaient élevé, heureux lorsque ses arrêts ne venaient pas les atteindre sur leur trône (5). On façonne aisément le peuple à une pensée, lors¬ qu’on le réduit à ne se repaître que de celle-là; accou¬ tumés à ne voir que des bûchers, à n’entendre parler q,ue de chaînes et de cachots au moindre soupçon d’hérésie, les Espagnols avaient fait de la Divinité un Dieu avide de sang humain; ils suivaient en chantant des hymnes les convois funèbres des auto-da-fé, et s’ils osaient lever les yeux sur les impassibles exécu¬ teurs de ces assassinats, ce n’était que pour partager leur délire. Cet état de choses n’était pas rassurant pour les Juifs qui conservaient encore la foi de leurs pères, sous le voile d’une conversion simulée; ils couraient » d’autant plus de dangers que leur qualité de nou¬ veaux convertis appelait sur eux une surveillance plus active : la moindre hésitation, la moindre teinte d’hérésie devenait pour eux un arrêt de mort. Ainsi, au commencement du xvie siècle, dans la ville de Lisbonne, un nouveau converti, accusé d’hérésie, fut brûlé sur la place publique; les moines ne voulurent pas s’arrêter à cette exécution, un d’entre eux prit la parole, exhorta le peuple à se soulever contre les hé- rétiq ues, et, durant trois jours, deux mille Juifs nou- vellemenl convertis furent massacrés, jetés sur les bûchers, palpitants encore, et brûlés (4). Lorsque l’inquisition eut pris plus de consistance , SEIZIÈME SIÈCLE. 3.25 il serait impossible d’énumérer les horreurs de ce genre qui se renouvelèrent. Cette institution comptait déjà deux siècles d’existence que l’accusation de ju¬ daïsme était encore en possession de peupler ses cachots et de parer ses auto-da-fé. Habile à se créer des vic¬ times, 1 inquisition n'avait pas de peine à les atteindre; par une odieuse combinaison, les malheureux qu’elle proscrivait trouvaient presque toujours des accusa¬ teurs involontaires dans ceux qui leur étaient les plus chers : l’ami devenait le meurtrier de son ami, c’était l’indiscrétion d’un frère qui conduisait le frère à la mort, c’est dans le sein d’une épouse qu’on allait rechercher la conscience de son mari, et comme si dans ces actes révoltants on eût voulu rassembler la violation de toutes les règles de la justice, un fils venait déposer contre l’auteur de ses jours, et un mot échappé par hasard à la bouche d’un enfant préparait le bûcher de son père (5)!... Au milieu de ces dangers toujours nouveaux, il était difficile que les Juifs convertis pussent rester at¬ tachés au judaïsme sans devenir la proie de l’inqui¬ sition. On rapporte cependant (h) que, longtemps après rétablissement de ce tribunal, il y en avait encore en Espagne un grand nombre qui, professant ouverte¬ ment le christianisme, n’en étaient pas moins israé- lites au fond du cœur. Leurs principes religieux se transmettaient de génération en génération. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, ils laissaient vivre leurs enfants en chrétiens; arrivés à cet âge, on les introduisait tout 326 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. à coup dans une assemblée religieuse de leur nation; on leur révélait leur naissance et les lois qui les con¬ damnaient, on leur demandait de choisir entre le Dieu de leurs pères et celui de leurs persécuteurs; une épée était remise en leurs mains, et s'ils voulaient rester catholiques, on leur demandait d’égorger leurs parents plutôt que de les dénoncer à l'inquisition, ainsi que leur foi religieuse leur en faisait un devoir. On conçoit qu’après une pareille révélation, et de¬ vant une aussi cruelle alternative, le fils ne voulût pas suivre d’autre croyance que celle de son père (7). Cependant, parmi les nouveaux convertis, il dut s’en trouver beaucoup qui, épris des avantages qu’on leur avait conférés, ne songèrent plus à abandonner le christianisme (8); d’autres cherchèrent le moyen de quitter le pays. L’Espagne était alors divisée en vieux et en nouveaux Chrétiens. Ces derniers étaient l’objet d’une surveil¬ lance constante de la part de l’inquisition. On avait dressé un état de tous les cas dans lesquels ils étaient présumés avoir l’intention de revenir à leur première croyance. On y avait énuméré minutieuse¬ ment les plus peti es observances du judaïsme, et il suffisait qu’un nouveau Chrétien se fût livré à quel¬ qu’une des pratiques de son ancienne religion, pour qu’il fût immédiatement déféré à l’inquisition. L’on sent combien, par ce moyen, il était facile aux inqui¬ siteurs de se créer des victimes : ils avaient le soin de choisir de préférence les descendants des Juifs, parce que ceux-là étaient presque tous de riches négo- SEIZIÈME SIÈCLE. 327 ciants (a), tandis que les descendants des Maures étaient, en général, pauvres et n’offraient rien à con¬ fisquer. Aussi c’étaient presque loujours des Juifs qui figuraient dans ces auto-da-fé, par lesquels les inqui¬ siteurs avaient la barbarie de marquer les réjouis¬ sances publiques. Le nombre de ces malheureux serait incalculable, Torquemada lui seul comptait plus de 100,000 victimes (9J. On n’en voulait pas seulement à leurs personnes, les inquisiteurs les faisaient brûler, eux et leurs livres; ainsi, dans un auto-da-fé à Salamanque, plus de 6,000 volumes furent brûlés comme infectés de judaïsme. Cependant les autres contrées profitaient de la faute que l’Espagne venait de commettre : l’Italie se peuplait tous les jours de Juifs, la France même, qui les avait déjà proscrits, en reçut un assez grand nombre. Ce ne fut pourtant pas sous le nom de Juifs qu’ils vinrent s’y établir. A la faveur de l’édit de Louis XI (10), qui permet¬ tait à tous les étrangers, excepté aux Anglais, de se fix* r à Bordeaux, ils s’y étaient rendus en grand nom¬ bre; plus tard, ils obtinrent de Henri 11(11) des lettres par lesquelles il leur fut permis, sous la quali¬ fication de nouveaux Chrétiens , d’habiter et résider dans toute l’étendue du royaume de France, d’y faire librement le commerce, d’acquérir des immeubles, de (a) Dans une requête présentée par les nouveaux chrétiens à Charles V, ils disaient : Nous faisons avec honneur tout le com¬ merce de votre royaume ( Vie du cardinal Ximenès.J 328 LÈS JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. recueillir des successions et de disposer de leurs biens, comme s’ils étaient sujets du roi. A cette époque, un d’entre eux, nommé André Govea (12), était professeur de belles-lettres à Bor¬ deaux, les autres s’adonnaient au commerce. Ils pro¬ fessaient extérieurement le christianisme, faisaient baptiser leurs enfants, mais ils n’avaient pas cessé d’être Juifs; peu à peu ils se refâchèrent; ils furent inquiétés quelquefois; mais leur bonne conduite triom¬ pha de tout, et lorsqu’ils eurent su se rendre néces¬ saires au commerce de Bordeaux, ils levèrent entière¬ ment le voile et se déclarèrent hautement Israélites; ils ne furent, cependant, autorisés légalement que plus tard, et il leur en coûta 110,000 livres (13). Dans l’Alsace leur position était des plus misé¬ rables. Les seigneurs percevaient sur eux une capitation poui leur permettre de se fixer dans leurs terres, et une pareille pour chaque année de séjour (14) . Il leur était défendu d’acheter des biens-fonds, si ce n est pour les revendre dans l’annnée (15). Ils pouvaient d’ailleurs vendre en gros et en détail, se livrer au brocantage, au courtage ou au prêt d’ar¬ gent. On leur prescrivait même quelquefois de ne se livrer qu’à cette dernière industrie; ainsi l’on trouve des lettres, accordées à des familles juives, par lesquelles il leur est permis d’habiter Metz et de s’y employer au prêt cV argent sur gages (1 G). Ailleuis, on leur impose la condition de ne pouvoir SEIZIÈME SIÈCLE. 320 se mêler d’autre commerce que de celui des bestiaux, de vendre des habits faits et de prêter de l’argent à intérêt (17). Dans cette contrée on n’avait rien négligé de ce qui pouvait les dégrader; on les excluait des écoles, on les méprisait, on les tourmentait (18) et, pour les faire descendre au dernier degré d’avilissement, on les assi¬ milait aux bêtes de somme,' en leur faisant payer un droit de péa ge (19). Le tarif de ce droit humiliant était affiché dans toutes les villes; on y calculait l’âge, le sexe, l’état de grossesse, celui de vie ou de mort; c’est le monument le plus honteux de l’injustice des hommes envers leurs semblables. Froissés par tant de vexations, les Juifs d’Alsace avaient suivi la route qu’on leur avait tracée. Il en était à peu près ainsi de ceux du comtat Ve- naissin; ils vivaient cependant sous des lois un peu plus indulgentes. Au xvie siècle, leur nombre s’était accru des réfu¬ giés d’Espagne et de ceux de la Provence, qui avaient été chassés par Louis XII (20). Soumis à la domination des papes, les Juifs du comtat Venaissin, ainsi que ceux de Piome, avaient « profité des dispositions bienveillantes de Martin V; les privilèges que ce pape leur avait accordés furent con¬ firmés, dans la suite, par Paul III (21). La bulle porte pour motifs qu’ils ont payé exactement leurs taxes. Malgré les revenus qu’ils tiraient des Juifs, les 330 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. papes avaient toujours à cœur d’opérer leur conver¬ sion. On employait pour cela tous les moyens de sé¬ duction. Clément V avait ordonné qu’on leur fît des sermons ; mais ce qui était plus efficace, on offrait des gratifications à ceux qui voudraient abjurer; non- seulement ils devenaient citoyens (22) dès qu’ils avaient reçu le baptême, mais encore on leur faisait des présents (25)?, on leur accordait même des distinc¬ tions honorifiques, et les litres de noblesse étaient la moindre des faveurs dont on gratifiait les néo¬ phytes (24). Ceux-ci n’étaient pas aussi bien traités par leurs parents juifs : les pères cessaient de regarder comme leurs fils ceux d’entre leurs enfants qui avaient abjuré, et souvent ils les privaient de leur succession. Paul III ordonna que les convertis pourraient ré¬ clamer leur part dans la succession de leurs parents et qu’on ne pourrait les dépouiller de la légitime (25). De plus il établit un hospice appelé des Ccithécu- mènes, dont l’entretien devait être à la charge des Juifs (26). A cela près les Juifs obtinrent de ce pape les plus grandes faveurs si l'on en croit le cardinal Sadolet (26 bis). Privilèges, titres honorifiques, tout leur était accordé* moyennant finances sans doute. Les choses en étaient à ce point lorsqu’une bulle de Paul IV changea totalement leur état, en renou¬ velant les dispositions de celle que Benoît XIII avait portée pour les provinces d’Espagne (27). Il les relégua dans un quartier de la ville (28), ré* SEIZIÈME SIÈCLE. 331 duisit le nombre de leurs synagogues à une seule, ordonna que les autres fussent démolies (29), leur défendit d’acquérir des immeubles, leur ordonna de vendre ceux qu’ils avaient (30), les soumit à porter une marque distinctive (31), leur défendit de travail¬ ler le dimanche, de tenir leurs livres de comptes en une autre langue que l’italien et le latin, de vivre, manger, converser même avec des Chrétiens, de les soigner comme médecins, d’en prendre à leurs gages (32); il voulut, enfin, qu’ils ne pussent vendre aucune des choses nécessaires à l’usage des hommes, si ce n’est des vieux habits (33). Cette bulle fut sévèrement exécutée, les Juifs furent réduits à se défaire de leurs immeubles dans l’espace de six mois, et ces biens, dont on portait le prix à plus de 500,000 écus, ne produisirent pas le cin¬ quième de leur valeur. Non content de persécuter les Juifs dans leurs per¬ sonnes, le clergé s’acharna contre leurs livres; il supposait que les Juifs, privés de leurs livres, seraient plus aisément amenés à se convertir; mais, dans son aveugle ignorance, il ne comprenait pas que déjà l’imprimerie avait reproduit des milliers d’exem¬ plaires du même ouvrage et que le vandalisme le plus vigilant et le plus actif ne pouvait se promettre de lutter contre l’imprimerie. Cependant, une bibliothèque considérable que les Juifs avaient formée à Crémone fut entièrement dé¬ truite, et les inquisiteurs eurent la satisfaction de li¬ vrer aux flammes douze cents volumes. 332 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN 'ESPAGNE. Toutes ces rigueurs n’amenaient pas un plus grand nombre de conversions. Les Juifs se résignèrent à la position que Paul IV leur avait faite. On ne cessait pourtant pas de les grever d’impôts, et la contribution au profit des cathécumènes n’en sub¬ sistait pas moins; bien plus, malgré la réduction des synagogues et leur démolition, les dix écus par syna¬ gogue se payaient comme si elles existaient encore (34). Les inquisiteurs déployaient toujours un grand zèle pour brûler leurs livres et des milliers d’exemplaires du Thalmud étaient brûlés par la main du bour¬ reau (35). Sous lepontificat de Pie IV, les Juifs obtinrent quel¬ que adoucissement à leur sort. Ce pape leur permit d’avoir des immeubles jusqu’à concurrence de 1,500 ducats (36), d’agrandir leurs maisons (57), de vendre toutes sortes de marchandises, de converser honnêtement avec les Chrétiens, de por¬ ter un chapeau noir au lieu d’un chapeau jaune, lors¬ qu’ils seraient en voyage, d’avoir des boutiques hors du Ghetto (38); il ordonna, de plus, à ceux qui leur avaient acheté leurs immeubles, de leur en payer le prix, sans exiger de caution (39), ou bien de les leur rendre avec les fruits. Il défendit enfin aux maîtres des maisons situées dans le Ghetto d’exiger dans les baux un prix trop élevé (40) . Cette constitution ne. resta pas longtemps en vi¬ gueur. Pie Y ne fut pas plutôt arrivé au pontificat, qu’il la révoqua (41). Il confirma la bulle de Paul IV, ajouta même de nouvelles rigueurs à celles do ce der- SEIZIÈME SIÈCLE. 333 nier; et, bientôt, dépouillant toute modération, il chassa les Juifs de toutes les terres soumises à sa do¬ mination, excepté de Rome et d’Ancône (42). Un grand nombre de Juifs furent frappés par cet exil (43). Cependant ils obtinrent un sursis à son exécution, et, en considération des taxes qu’ils payaient, on ne songeait plus à les inquiéter. Ils avaient dû reprendre leurs anciennes habitudes, puisque Grégoire XIII fut obligé de renouveler la disposition de la bulle de Paul IV, qui défendait aux médecins juifs de donner leurs soins aux Chrétiens (44). Grégoire XIII ne s’en tint pas là (45): ce pape, qui fit frapper une médaille en l’honneur de la Saint-Barthélemy (46), déploya la dernière rigueur contre les J uifs ; ^ il ordonna aux in¬ quisiteurs de les poursuivre s’ils blasphémaient contre la religion chrétienne et s’ils lisaient le Thalmud. Pour les amener à se convertir, il les soumit à assister à un sermon chaque semaine, les menaçant des peines les plus sévères s’ils y manquaient. Cette bulle fut pour les Juifs une source de calamités; heureu¬ sement le successeur de Grégoire XIII effaça une partie du mal que son prédécesseur leur avait fait. Sous le pontificat de Sixte-Quint les Juifs furent traités plus favorablement (47). Plusieurs d’entre eux en reçurent même des marques de distinction, et le poëte Mëir Manginus, qu’il avait accueilli avec bien¬ veillance, faisait des vers en son honneur (48). Sixte-Quint avait autorisé les banquiers juifs à prê¬ ter leur argent à 18 pour 100 (49). 334 LÉS JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Dans les premières années du pontificat de Clé¬ ment ^ III, leur condition ne devint pas plus mau¬ vaise. Ce pape leur avait permis d’exercer librement le commerce dans tous ses États (50). Bientôt apres il changea de principe, et, confirmant l’exil de Pie V, il les chassa de nouveau de toutes ses possessions, à l’exception de Rome, Ancône et Avi¬ gnon (51). Clément VIII ajouta cette dernière ville aux deux que Pie Y avait exceptées; il maintenait les Juifs à Rome, pour qu’ils pussent, disait-il, plus facilement être converti^; à Ancône, pour conserver les relations avec l’Orient; à Avignon, pour qu’il existât des Juifs, même au delà des monts. Aux tei mes de celte bulle, les J uifs de Carpentras et des autres villes du comlat Venaissin devaient quitter le pays, cependant ils obtinrent un délai de deux ans, pour recouvrer les sommes qui leur étaient dues. Ce sursis fut ensuite prolongé; et, lors de la Révolution, ils habitaient encore, comme auparavant, Carpentras, Cavaillon et Lille. Les Juifs de ces contrées entrete¬ naient des relations avec la France. Ils voyageaient dans le Languedoc, fréquentaient les foires, mais ils n’y ont eu de résidence fixe que longtemps après, t» Leui industne était bornée au prêt à intérêt, au commerce de vieux habits ou de bestiaux; dans leurs quai tiers, cependant, ils tachaient de se rendre utiles les uns aux autres, et beaucoup y exerçaient des pro¬ fessions industrielles. Il ne leur était pas permis de prêter leur ministère aux Chrétiens, il était interdit SEIZIÈME SIÈCLE. 335 aux médecins juifs de visiter leurs malades (52); les inquisiteurs veillaient à la répression de ces infrac¬ tions; la condamnation à l’amende, à l’emprisonne¬ ment, en était la suite : cependant les lois portées à cet égard tombaient en désuétude, et les Juifs trou¬ vaient le moyen de s’y soustraire. Dans les villes commerçantes de l'Italie, ils étaient traités un peu plus favorablement. A Venise, à Livourne, à Florence, à Pise, à Ferrare, on leur laissait une entière liberté pour le commerce. On leur avait cependant assigné un ghetto hors duquel il ne leur était pas permis d’habiter. Dans la Toscane, quoiqu’ils pussent se livrer à toute espèce de négoce, excepté à celui de V usure et du com¬ merce des vieux habits , on leur interdisait certaines industries, on leur défendait surtout d’acheter des biens-fonds. Ce ne fut que sous Léopold qu’ils obtin¬ rent des droits plus étendus. Il en était de même à Venise, où toute la lati¬ tude leur était accordée, comme négociants ou fabri¬ cants, et où la banque qu’ils avaient établie était hautement protégée (55,; d’autres villes avaient appré¬ cié comme Venise l’industrie des Juifs, et dans le siècle précédent, lors d’un traité fait entre Ravennes et la république vénitienne, une des conditions fut que celte dernière enverrait à Ravenne des Juifs qui pus¬ sent tenir une maison de banque. Les banques tenues en Italie par des Juifs on^ quel¬ quefois excité des plaintes, mais elles répondaient à un besoin, et il ne faut pas donner à ce reproche 336 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. d usure si souvent prodigué plus de portée qu’il ne doit en avoir. Ainsi, au xvic siècle, nous voyons les Juifs, chassés de Naples pour leurs usures, remplacés par des Chré¬ tiens qui se rendent plus odieux qu’eux; l’usure était donc plutôt une nécessité des temps que l’effet de la rapacité des Juifs. Aussi, malgré les exils dont on les frappait, on sentait le besoin de revenir à eux. C est ce qui nous explique pourquoi nous les voyons se maintenir dans la plupart des États; dans quel¬ ques-uns ils étaient tourmentés, dans d’autres ils ob- tinrent à prix d’argent une entière protection. Ainsi dans les États de Parme ils pouvaient se livrer indifféremment à toutes les professions, moyennant une rétribution annuelle de 15,000 livres, argent de Parme; ils n’y possédaient pas d’immeubles (54). Dans le Piémont, bien qu’ils fussent soumis par les lois à de nombreuses restrictions, on leur permettait d’exercer la médecine, la chirurgie et tous les arts industriels; dans d’autres parties de l’Italie, ils étaient moins bien traites. Ainsi 1 eveque de Chiezi ne voulant pas que des Chrétiens eussent recours à un méde¬ cin juif, faisait fermer les portes de la ville au cé¬ lèbre médecin Balmis, tandis qu’à la même époque la ville de Sienne entretenait à ses frais un médecin juif. Dans la république de Gênes les Juifs n’étaient pas aussi tien venus : il leur était expressément défendu d’être médecins ou avocats (55). Cette défense, portée vers la fin du xve siècle, prouve SEIZIÈME SIÈCLE. 337 qu’auparavant les Juifs devaient s’adonner à l’exer cice de ces deux professions. Dans le royaume de Naples, divers exils avaient été prononcés contre eux ; cependant ils étaient parvenus à s’y maintenir (56). Les exils d’Espagne et de Portugal en avaient amené un grand nombre en Italie, et, à l’époque dont nous parlons, cette contrée recevait le prix de son hospi¬ talité. Les réfugiés espagnols qui étaient venus y porter et leur argent et leur industrie y avaient transporté aussi leurs relations, et l’Italie profitait de l’héritage que l’Espagne avait répudié. La fabrication des étoffes de soie, que 1 s Juifs avaient, les premiers, établie en Espagne, avait été importée par eux en Italie; et Mëir Maginus écrivait, à Venise, sur l’art de travailler la soie (57). Les observations qu’il avait recueillies méritèrent l’approbation du pape Sixte-Quint, à qui il les adressa, et qui lui dfînna des encouragements (58). Les imprimeries juives s’étaient répandues en Ita¬ lie : les familles de Gerson, fils du rabbin Mosé, do Mëir-l*eü-Ephraim, de Jedidia-ben-R. Isaac, des Son- cini, de Daniel Bomberg, étaient en possession, depuis le xve siècle, de fournir des imprimeurs à Livourne, Padoue, Venise; l’imprimerie des Bomberg (59) sur¬ tout était une des plus célèbres qu’il y eût en Italie. Leurs presses étaient en partie destinées à reproduire les ouvrages hébreux, mais on y imprimait également des écrits en d’autres langues; on citait aussi avec 22 4 338 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. distinction, à Ferrare, l’imprimerie d’Abraham Usqué, d où est sortie la grande Bible appelée la Bible de Ferrare. Quelqae nombreuses que fussent ces imprimeries hébraïques, les écrits des rabbins leur fournissaient assez d’occupation, et le siècle dont nous parlons n’é¬ tait pas moins fécond en écrivains hébreux que ceux qui l’avaient précédé. Parmi eux la médecine distinguait les noms de Judas Abarbanel le fils, de Zacutus, fils de l'astro¬ nome d’Emmanuel, de Porta Léon, de Jacob Manti- nus, d’Abranm de Balmis, de David Dep-unis; tous ces médecins, profondément versés dans leur art, se dis¬ tinguaient par leurs écrits scientifiques ou littéraires. Judas Abarbanel, connu sous le nom de leo hebrœus J a laissé plusieurs ouvrages; son livre intitulé Dialogues d’amour a été traduit en français (60), C’est la philo¬ sophie platonicienne substituée à la scolastique. Zacutus, qui a écrit sur divers sujets, est P1 us connu par ses traités sur la médecine, qui lui onffait un nom dans cette science (61). Porta Léon était aussi savant littérateur qu’habile méde in; nourri de l’étude des philosophes gnecs, il se distingua au collège des doctes de Mantoue, auquel il fut agrégé; bientôt après il publia ses Dialogues sur l’or, où il a fait d’utiles observations sur l’emploi de l’or dans la médecine. On a de lui un ouvrage non moins remarquable, c’est le livre intitulé le Bouclier des forts , où il examine avec une critique éclairée et une vaste érudition les antiquités sacrées. SEIZIÈME SIÈCLE. 339 JacoLi Manlinus et Abraam de Balmis se sont aussi fait remarquer par plus d’un genre de mérite. L ' second exerçait la médecine à Naples, où il était également professeur de bel los-lottres; il était très- versé dans la connaissance de l’hébreu et du latin; il a traduit dans cette dernière langue les œuvres d’Àver- îoës cl u Ai islole, il dédia sa traduction au cardinal Grimarius (02) qui lui donna des preuves de sa bien¬ veillance. De Balmis avait fait aussi une grammaire hébraï¬ que (63). Jacob Mantinus, médecin du pape Paul III, n était pas moins versé dans le latin que de Balmis; il a tra¬ duit en celte langue plusieurs livres arabes et hébreux sur la médecine; il a donné également une traduction latine de Platon et de plusieurs traités d’Averroës. David Depomis a composé un dictionnaire intitulé Germe de David : c’est un dictionnaire hébreu, italien et latin; il a laissé également plusieurs écrits italiens et hébreux, entre autres un discours sur la misère de 1 homme; il y donne en grande partie son histoire, car il avait éprouvé de grandes vicissitudes, surtout dans l’exercice de sa profession: c’est à lui que l’évêque de Cluezi avait fait fermer les portes de la ville à cause de sa qualité de juif, lorsque le peuple réclamait instamment ses soins (64). Au xvi' siècle, les médecins juifs n’avaient rien perdu de leur ancienne réputation, et ils étaient tou¬ jours les plus recherchés; on les appelait des pays les plus éloignés; ainsi l’on rapporte que François I" 340 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. refusait avec obstination les soins des médecins chré¬ tiens; et, après avoir vainement fait rechercher un médecin juif en Espagne, il en demandait un à Con¬ stantinople (65). Ce n’était pas seulement aux mé¬ decins Juifs que ce prince accordait sa protection; sous son règne, Salomon Malcho professait l’hébreu en France; il jouissait même d’une certaine faveur auprès du roi qu’il avait voulu convertir au Ju¬ daïsme (66). Malgré la protection qu’il accordait à Malcho, François Ier n’était pas disposée rappeler les Juifs dans ses Etats. Il n’y avait que son médecin, et plus tard Mon- talte (67), celui de Marie de Médicis, à qui il fût per¬ mis de professer la religion juive en France. En Italie, outre les médecins que nous avons cités, les Juifs comptaient aussi, à cette époque, des mora¬ listes, des rhéteurs, des grammairiens, des historiens et des poètes. Parmi les moralistes, ondistinguaitlsaac Ovadio (68) de Padoue. Un autre moraliste qui doit en même temps trouver place parmi les poètes, c’est Emmanuel de Benne- vent (69). Il est auteur de vingt-huit compositions sur les proverbes de Salomon. Moïse Provençal, Judas-ben-Joseph Muscato étaient également cités comme grammairiens, docteurs et poètes (70) , Issarlan a écrit un poème sur le vin (71); le rabbin Jaghel écrivait en l’honneur des femmes (72), ce qui pouvait passer pour une chose rare parmi les rabbins; mais la civilisation avait marché. SEIZIÈME SIÈCLE. 341 Parmi les poêles hébreux du xvie siècle, on trouve le nom d’une femme ; Debora (73) , épouse du rabbin Joseph Ascariel, a traduit en vers italiens un poème de Moïse Riéti sur la prière. Moïse Riéti, dans un poème imité de la Divine comédie > a reproduit des extraits de la philosophie d’Averroès. Son nom figure parmi ceux qui ont contribué par leurs traductions à propager les écrits du philosophe arabe ( a ). Au xvie siècle, les Juifs ne se bornaient pas au culte de la littérature hébraïque, ils s’adonnaient princi¬ palement à l’étude des langues, et traduisaient sur¬ tout, en latin, les ouvrages arabes ou hébreux. Ce n’est pas que la langue sacrée fût abandonnée par eux, lexvf siècle nous offre, au contraire, d’utiles travaux faits sur la langue hébraïque. Nous trouvons en effet, en Italie, plusieurs gram¬ mairiens célèbres. On peut citer David Provençal, auteur d’un glos¬ saire où il rapporte plus de mille mots qui, de la langue hébraïque, sont passés dans les langues grecque, latine et italienne (74). On peut remarquer qu’une foule de mots français ont leur étymologie dans l’hébreu. La transmission a eu lieu par la langue romane, qui se formait dans le midi de l’Europe, là où le contact avec les Arabes et les juifs était fréquent et où les écrits des rabbins étaient répandus. Un autre écrivain, Arkevolte, a traité à la fois de [a) Renan, Averroès et VAcerroïsme. 342 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. la grammaire, de la poésie et même de la musique; il a donné sur ces divers sujets de curieuses disser¬ tations (75). Joseph-aben-Caspi, Joseph Zarchi et le célèbre Élias Lévita écrivaient également sur la langue hébraïque. Joseph aben Gaspi a écrit un dictionnaire hébreu quia été traduit en latin (76). Zarki a écrit également sur la grammaire en ita¬ lien (77). t Elias Lévita a dépassé tous ses émules et s’est placé au-dessus de Kimohi, par ses observations critiques Il était professeur d’hébreu à Padoue; obligé de quit¬ ter sa patrie, ravagée par la guerre, il vint à Rome, où il continua son professorat; il enseigna l’hébreu à plusieurs grands personnages et entre autres au car • dinal Agidina. Les ouvrages d Élias Lévita sont en très-grand O nombre et très-eslimés ; on cite surtout son Diction¬ naire des paraphrases chaldaïques et son Dictionnaire rabbinique. Outre ces deux ouvrages qui ont été traduits en plusieurs langues (73), Elias a laissé divers traités sur la langue hébraïque, où il fait preuve d’un grand savoir (73). Un des plus remarquables est le livre intitule : Massoreth Hamas&oreth. Il y .examine la question de savoir si la langue hébraïque a été écrite primitive¬ ment avec des points ou sans points; il pense que les points sont de création plus récente, et il atribue cette invention aux massorètes (80). SEIZIÈME SIÈCLE. 343 Élias Lévita a composé, de plus, des poésies hé¬ braïques dont quelques-unes ont été traduites en la¬ tin (81). On lui doit également un recueil d’anecdotes sur les hommes et les femmes célèbres que la nation juive a produits. C’est un livre, dit Plantnvit (82), qui mériterait d’ètre lu souvent, et qui contient une foule de réflexions très-piquantes et très-philosophiques. A côté de ces rabbins, on pouvait citer le rabbin Scemtov, ben Joseph Paskera. Son principal ouvrage est le livre intitulé: Res - cith rochma, le commencement de la sagesse (85) v L’auteur y fait l’énumération de to tes les connais¬ sances humaines, sur lesquelles il examine les opi¬ nions de Platon, d’Aristote, d Hippocrate et d’Aver- roës; dans la dernière partie, il démontre combien la philosophie est nécessaire pour arriver au vrai bon¬ heur. Scem-Tov a écrit, de plus, sur les causes de dissen¬ sions parmi les hommes, sur les vanités du monde; enfin, une histoire assez imparfaite des croisades, où il raconte quelques-unes des tribulations des Juifs. Un aulre Scem Tov, contemporain de celui-ci, a écrit contre la religion chrétienne, en traduisant en hébreu l’évangile de saint Mathieu (84). Un troisième du même nom a laissé des écrits sur la prosodie (85). Un autre écrivain non moins remarquable est le rabbin Azarias Aadonim, auteur du livre intitulé : Meor-Enaïm (8 G), la lumière des yeux. C’est un ouvrage philosophique rempli d’érudition. LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Bartholoccius l’appelle un livre curieux et utile (87). 11 y est question de quelques tribulations des Juifs. Cet auteur écrivait à Ferrare, où l’on remarquait les deux frères Usqué. Le premier, Abraam Usqué, a imprimé la bible de Ferrare; le second a écrit en espagnol un livre sur les malheurs des Juifs (88). Emmanuel Abuab écrivait aussi dans la même lan¬ gue un livre intitulé : Nomologia , ou Discours sur la loi (81)). Joseph Pardo traduisait en espagnol le Devoir des cœurs de Béchaï (90). Le célèbre îsaac Cardoso cultivait la littérature latine et espagnole; il écrivait en cette dernière langue son livre sur les Juifs (9i), où cette nation est vengée de toutes les calomnies que la haine des peuples a entassées contre elle. David Cohen traduisait en la même langue le traité de la crainte de Dieu, que le rabbin Jonas de Gironne avait composé pour le roi d’Aragon (92). Abraam Ferrare écrivait en portugais sur les pré¬ ceptes de la loi (93). Le rabbin Pinchas, plus connu sous le nom de Siméon Luzatto, de Venise, écrivait en italien (94) son discours sur l’état des Juifs dans cette contrée. Luzatto est auteur d’un autre ouvrage italien inti¬ tulé : Socrate. C’est une ingénieuse fiction où la doc¬ trine d’Aristote est combattue d’une manière ingé¬ nieuse (95). Vers la même époque, à la fin du xvie siècle, et au commencement du xvu% vivait le célèbre Léon de SEIZIÈME SIÈCLE. 345 Modène; son histoire des rites et des coutumes des Hébreux (96) lui assigne un rang distingué dans la littérature italienne. Léon de Modène avait annoncé de bonne heure ce qu’il devait être un jour. A l’âge de quatorze ans, il cultivait déjà les lettres avec succès. Il avait pour précepteur un rabbin appelé Moïse; la mort le lui enleva, et sur la perte de ce pré¬ cepteur il fit des vers hébreux quhl traduisit, en même temps, en vers italiens. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que, malgré la différence des deux langues, ses vers présentent en italien et en hébreu les mêmes consonnances (97). Les ouvrages de ce rabbin sont nombreux (98). On distingue sa grande bible, ses dictionnaires hébreux, et surtout son dictionnaire hébreu-italien. Léon de Modène était en relation avec tous les grands personnages de son temps. Son nom est resté dans la littérature italienne. A côté de Léon de Mo¬ dène Tïtalie fournissait un grand nombre d’autres écrivains. Joseph Cohen essayait de donner une his¬ toire des croisades, et en puisait les matériaux dans les chroniques chrétiennes (98 bis). Ainsi ce n’était pas de l’histoire de leur nation seulement que s’occu¬ paient les historiens juifs. Nous trouvons parmi les ouvrages hébreux dont les auteurs ne sont pas con¬ nus, une histoire du roi Arthur et des chevaliers de la table ronde (99). Il ne faut pas chercher, dans le moyen âge, des historiens tels que Tacite ; on n’y trouve que des 346 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. annalistes ou chroniqueurs dont les écrits sont em¬ preints de toutes les erreurs et de tous les préjugés qui avaient cours. 11 devait en être ainsi des histo¬ riens Juifs. Cependant, comme certains d’entre eux possédaient une plus grande somme de connaissances que les chroniqueurs, leurs écrits ne sont pas dépour¬ vus de quelque mérite. Ainsi on peut citer, au xvie siècle, l’histoire de Salomon-ben Virga, intitulée : Sebeth Jehuda (100). Salomon-ben-Virga cultivait aussi les sciences et se distinguait en même temps dans la médecine et l’as¬ tronomie. Dans un dialogue entre le roi d’Aragon et un savant rabbin de Valence, Salomon Virga fait dire à ce dernier que la terre reste suspendue, attirée éga¬ lement par chacun des autres corps célestes (a). Le système de gravitation était-il connu des Juifs d’Es¬ pagne avant Newton?.,. Beaucoup d’idées que nous considérons comme nou¬ velles ont eu cours pendant le moyen âge; mais on manquait de moyens pour les propager. L’imprimerie, la perfection des instruments d’observation ont fixé le progrès des sciences. Un autre astronome, Bonnet de Lattes, se livrait à d’utiles travaux; il écrivait sur l’utilité de l’anneau astronomique { 101 ; un livre dédié au pape Alexandre VI. Moïse le vieux publiait des corrections sur les Pan¬ dectes de Rau-Alphés (102); le rabbin Salomon don¬ nait un recueil de décisions judiciaires, sous le titre (a) Sebeth Jehuda , n, 32. SEIZIÈME SIÈCLE. 347 v de Jugements de Salomon (103) ; Joseph-ben-Jehossua s’occupait de chronologie (104); Emmanuel Tremellus traduisait en latin le Vieux Testament (105); Isaac Kolon écrivait sur la langue latine ( 1 06" ; Abraan-ben- Mardochée, d'Avignon, s’occupait de géographie (107) et donnait la description des quatre parties du monde; le rabbin Joseph Zachia professait le Thalmud (108); Ghedalia, lTin de ses fils, loui liait dans les archives de sn nation (109); Hnravad Provençal, Zerachia , Halevy cultivaient la poésie (110); Menahem Rabba publiait ses sermons (TU ); Moïse Abilda (112; jouis¬ sait aussi de la réputation de grand prédicateur; Samuel-ben*Asser et Isaac Léon faisaient imprimer un recueil de contes et de déclamations (115); Jacob-ben Jehuda donnait un recueil d’énigmes (114); Joseph- ben- Abraan, le rabbin Pheretz, le rabbin Azaria, Abdias Spbornus (115) écrivaient sur la métaphy¬ sique; le dernier surtout possédait une vaste science: c’est lui qui enseigna l’hébreu au célèbre Reuchlin. A côté des rabbins dont nous venons de parler, on ci s ai t encore Joseph de Padoue, Rhaïm de Rotzolo, Joseph Titatzach, Moïse Zacutus et une foule d’au¬ tres (11 G). A cette époque il n’existait aucune science qui ne trouvât, en Italie, des sectateurs parmi les Juifs. Si l’on rapproche maintenant ce nombre prodi¬ gieux d’écrivains des événements qui se passaient en Italie, on ne peut se dissimuler que si les savants juifs, venus en foule d’Espagne, n’ont pas déterminé la renaissance des lettres dans cette contrée, ils y ont apporté leur contingent. 348 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Leur présence en Italie coïncide, en effet, avec le mouvement de rénovation qui marquait cette époque. Les Médicis attiraient autour d’eux tout ce qu’il y avait de savants dans le monde. Les Grecs, chassés de Constantinople, apportaient dans l’Occident de nouveaux moyens d’instruction; Lascaris enrichissait de manuscrits la bibliothèque de Laurent de Médicis; enfin, le pontificat de Léon X ressuscitait les sciences et les arts de l’ancienne Grèce. Qu’on se figure, au milieu de cette tendance des esprits, des hommes laborieux, initiés déjà par leurs traductions aux ri¬ chesses littéraires qui apparaissent comme une nou¬ veauté, et l’on comprendra quels étaient les services qu’ils étaient à portée de rendre. À l’époque dont nous parlons, on voit les écrivains juifs s’adonner, non seulement à l’étude des langues orientales, mais encore à celles du latin et de l’italien; ils traduisent en latin des livres grecs que déjà ils avaient transportés de l’arabe en hébreu. Aristote et Platon figurent en première ligne. Ils propagent la connaissance des langues orientales et concourent ainsi à asseoir les bases de ce progrès des lumières qui, grâce à la découverte de l’imprimerie, devait marquer à jamais le terme de la barbarie du moyen âge. Sans contredit on ne peut pas prétendre qu il soit sorti de la plume des rabbins des écrits devenus clas¬ siques; mais, ouvriers habiles autant que laborieux, ils ont apporté avec eux et préparé les matériaux qui ont dû servir à la construction du nouvel édifice. La SEIZIÈME SIÈCLE, 349 -marche de l’esprit humain a des limites qu’il 11e lui est permis de franchir que par degrés. Si les Arabes avaient envahi l’Occident dans les beaux siècles de notre littérature, les Àvicennes, les Averroës auraient probablement été autre chose que lesparaphrastes d’Aristote. Il ne faudrait pas conclure que le moyen âge ait manqué d’hommes de génie. S’il a été donné à quelques esprits supérieurs d’opé¬ rer une révolution dans leur siècle et d’ouvrir à leurs contemporains une carrière nouvelle, ces exemples ont dû être rares à une époque où on ne songeait qu’à ramasser des débris épars, à remuer le sol qui devait être fécondé. C’est encore un beau titre de gloire pour les Juifs que d’avoir marqué leur passage à travers le moyen âge en propageant par leurs traduc¬ tions les connaissances acquises, en fixant les idées reçues et introduisant quelques idées nouvelles. S’ils n’ont pas fait plus, il faut tenir compte des obstacles qu’ils avaient à surmonter; le lien religieux qui se resserrait chez eux en raison des persécutions qu’ils éprouvaient, n’était pas propre à favoriser les élans du génie; l’incertitude surtout au milieu de la¬ quelle ils vivaient, le long asservissement à travers lequel ils traînaient leurs jours devaient énerver leur cœur; et s’il est vrai que la liberté seule puisse élever l’âme des grands hommes (117), à quelle époque du moyen âge les Juifs ont-ils assez joui de toute leur liberté pour enfanter de hautes conceptions? Il n’en était pas de même pour les sciences posi¬ tives (118). La médecine et l’astronomie ont trouvé 350 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. chez les Juifs une foule d’adeptes dont les travaux n’ont pas été perdus Un mérite surtout qu’on ne saurait leur contester, c’est celui de traducteurs. Si le rôle des écrivains juifs s’était borné à recueil¬ lir et à transmettre de l’Orient à l’Occident le dépôt des connaissances humaines, ils auraient bien mérité delà postérité. Or, c’est là un fait désormais acquis et mis récemment en lumière dans le remarquable ouvrage d’un savant écrivain, qui a suivi dans toutes ses phases la propagation et l’influence de la philo¬ sophie arabe en Occident (a). A un autre point de vue les savants juifs ont co¬ opéré à la renaissance des lettres. Un éminent professeur de la faculté de Montpellier a démontré, dans une dissertation pleine d’érudition, que 1 étude de la médecine avait servi à ressus¬ citer la littérature (119) et l’on ne peut nier que si l’étude de la médecine s’est répandue en Occident, les Juifs y ont puissamment participé. Une autre considération non moins frappante, c'est 1 influence des écrits des rabbins sur la réforme. La réforme est un des événements qui ont le plus contri¬ bué à briser les chaînes que l’ignorance du moyen âge avait imposées à l’esprit humain. Avec Luther naquit cet esprit d’examen et de cri¬ tique qui, transporté dans l’étude des sciences, devait leur ouvrir la voie du progrès. (a) Renan, Averroès et l’Averroïsme. SEIZIEME SIÈCLE. 351 Les lettres durent à la réforme et aux luttes qui en furent la suite de voir agrandir leur domaine (120), Mais si les réformateurs peuvent s’attribuer une grande part dans la renaissance des lettres, il ne faut pas oublier que les travaux des rabbins leur ont été d’un grand secours. L’explication des Ecritures, la lecture des livres saints dans leur langue primitive, telles sont les ressources avec lesquelles Luther et ses disciples ont combattu. Les principaux chefs de la réforme avaient fait une étude spéciale de la langue hébraïque; Luther était très versé dans les langues orientales. Il en était de mêmé de Calvin, de Zwingle, de Mélancton; Conrad, leur émule, était un des plus célèbres hébraïsants de son temps. Il a traduit plusieurs Commentaires des t rabbin sur l’Ecriture et a vulgarisé ainsi les connais¬ sances répandues dans les écrits des docteurs juifs. L’influence de ces écrits sur les principes émis par les réformateurs est d’autant moins douteuse qu’à l’épo¬ que où parut Luther la question relative aux livres hébreux agitait l’Europe savante (121) Le clergé ca¬ tholique s’opposait de tout son pouvoir à l’étude de la langue sacrée: « Quiconque apprend l’hébreu, disait » un prédicateur du temps, devient à l’instant juif * Malgré ces efforts rétrogrades, la connaissance de la langue hébraïque se répandait; les ouvrages des rab- binsétaient traduits et attiraient l’attention. Le clergé catholique, obligé de lutter contre les réformateurs, éprouvait le besoin de se livrer à l’étude de la langue sacrée. 352 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Cette rivalité dut hâter la marche des sciences, et si les lettres durent â la réforme une grande impul¬ sion, on ne saurait oublier quelle fut l’influence exercée sur les réformateurs par les études bibliques et les œuvres des rabbins juifs. Le sort des Juifs était donc d’être utiles, malgré elles, aux nations qui les opprimaient; il semble même que leurs plus grands services se rattachent aux persécutions les plus violentes. Ainsi 1 exil de Philippe-Auguste produit les lettres de change, et c’est à la suite des persécutions de Ferdinand et d’Em¬ manuel que les savants d’Espagne et de Portugal vien¬ nent grossir le nombre de ceux d Allemagne et d Ita¬ lie et concourir à la renaissance des lettres. CHAPITRE XIV XVIIme ET XVIIIme siècles' Le xvie siècle marque, pour les Juifs, le terme des persécutions violentes. La réforme avait donné un autre cours aux idées religieuses. Tous les efforts de l’intolérance se con¬ centraient sur les disciples de Luther et de Calvin. Depuis l’édit de 1525, qui ordonnait l’exécution des bulles du pape, relatives aux poursuites contre DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUIT1ÈMÉ SIÈCLES. 353 les Luthériens, jusqu’à celui de 1784, où Louis XVI abdiqua toute mesure de rigueur, et accorda l’état civil aux Protestants, une série de lois reproduisent pour les religionnaires toutes les persécutions dont le moyen âge avait abreuvé les Juifs : exil, confiscation, abjuration forcée, peine de mort, interdiction des droits civils, incapacité de fonctions publiques, tout s’y rencontre; et pendant plus de deux siècles, le lé¬ gislateur poursuit par des moyens violents l’extinc¬ tion d’une croyance qui, après bien des maux souf¬ ferts, ne sort de cette lutte que plus vivace, L’Église avait un plus grand intérêt à s’opposer aux envahissements de la réforme, qu’à poursuivre la conversion des Juifs. Il ne faut donc pas être supris si, à partir du xvie siècle, nous les voyons en quelque sorte oubliés *par la législation. En France et en Italie, les siècles qui précèdent la révolution se passent pour eux presque sans secousse. Il n’en était pas de même en Espagne : les nouveaux Chrétiens devenaient chaque jour la proie de l’inquisi¬ tion, et la réforme, qui envahissait presque tous les États de l’Europe, ne faisait qu’attiser l’ardeur du saint office. Les Juifs lui fournissaient encore un puis¬ sant aliment; deux générations s’étaient succédé de¬ puis l’exil de Ferdinand, et la foi judaïque vivait encore dans le cœur des nouveaux Chrétiens. Ceux qui* y étaient le plus attachés étaient ceux-là même qui s’enveloppaient d’un extérieur plus catholique : leurs maisons se distinguaient par une profusion de reli- 23 354 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ques, on les voyait accourir les premiers aux céré¬ monies du Catholicisme, satisfaire aux plus minimes exigences de la dévotion, et lorsque, loin de tous les regards, leur cœur pouvait s’épancher dans le sein de leur famille, ces malheureux demandaient à Dieu le pardon de leur dissimulation; leur conscience oppres¬ sée leur reprochait des actes désavoués par leur foi; en horreur à eux-mêmes, ils traînaient sans cesse une souillure qui se renouvelait chaque jour, et les expia¬ tions qu’ils étaient réduits à s’imposer dans le silence et dans l’ombre ne pouvaient leur rendre un rçpos que des angoisses de tous les genres, des alarmes conti¬ nuelles venaient troubler. C’est surtout aux approches des solennités prescrites par la foi judaïque, que la position de ces nouveaux Chrétiens devenait critique : au milieu de la nuit, dans des lieux retirés, au fond d’un souterrain, ces in for-* tunés osaient à peine, à demi-voix, réciter les prières de leur culte; leurs domestiques , leurs amis , leurs enfants mêmes, tout leur était suspect, la moindre imprudence pouvait les trahir, et l’inquisition avait sans cesse les yeux sur eux; aussi, malgré leurs pré¬ cautions, le saint office trouvait toujours le moyen d’en peupler ses cachots; ses ministres les pour¬ suivaient jusque sous l’habit ecclésiastique; on a pu voir des prêtres , des moines, des inquisiteurs mêmes, monter sur le bûdier , comme convaincus de Judaïsme. Les dignités auxquelles les nouveaux Chrétiens étaient élevés, leurs richesses, leur ré¬ putation étaient autant d’appâts qui excitaient le 355 DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. zèle des inquisiteurs. Ainsi, dans les derniers siè¬ cles de l’inquisition, nous voyons figurer parmi les victimes des auto-da-fè , un Diègue Delara, prêtre de la chapelle du roi; un Diègue Hermandes, receveur général des domaines; un André de Fonseca, l’un des plus célèbres avocats de son temps; un Cardoso de La- mego, professeur de l’université de Salamanque, et une foule d’autres personnages éminents, condamnés comme judaïsants (a). Ces exemples n’étaient pas rassurants pour ceux qu’une dure nécessité attachait au sol de l’Espagne; la plupart étaient réduits à rester, dans l’espoir de pou¬ voir sauver quelques débris de leur fortune; mais dès que des circonstances favorables leur laissaient la liberté de s éloigner, ils désertaient avec empresse¬ ment la terre qu’ils avaient arrosée si longtemps de leurs pleurs. C’est ainsi que, plusieurs siècles après l’expulsion, on voyait arriver dans les divers États de l’Europe, et principalement en Hollande, des Juifs qui venaient dépouiller le masque dont ils avaient été obligés de se couvrir. La synagogue recouvrait ses enfants parmi ceux que l’Église avait revêtus des ordres sacrés; et Fintolérance .religieuse pouvait ap¬ prendre combien peu il fallait se fier aux conversions obtenues par la violence. Pendant que l’Espagne marchait ainsi dans la car¬ rière que les moines lui traçaient, le Portugal imitait (a) Histoire de V inquisition, t. n, p, 317 ; t. m, p. 472 et sui¬ vantes. 356 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. son exemple. Il existait cependant une nuance entre ces deux États, et, quoique le Portugal ait eu aussi son Emmanuel, il est vrai de dire que le fanatisme n avait pas en Portugal le meme degre d intensité. Cepen¬ dant, là comme en Espagne, le nom de Juif était proscrit au xvne siècle, mais, en revanche, on y comp¬ tait une quantité considérable de nouveaux Chrétiens. Affiliés aux premières familles du royaume, revêtus des plus hautes dignités, meme dans 1 Église, ayant conservé cette supériorité dans le commerce qui dis¬ tinguait leurs aïeux, ils étaient occupés sans cesse à éviter les regards de l’inquisition; mais comment échapper à des moines qui pouvaient assouvir leur cupidité en ayant l’air de ne ceder qu a un sentiment religieux? Le saint office avait donc, en Portugal, des auto-da-fé aussi riches d’horreur que ceux d’Espagne ; c’était dans des jours de réjouissances publiques, que ces cérémonies atroces s’accomplissaient avec pompe, sous les yeux du monarque, qui se félicitait peut-être d’assurer ainsi le salut de ceux qui montaient sur le bûcher. Cependant, au xvne siècle, l’ardeur du saint office commençait à se ralentir en Portugal. Ce royaume avait secoué la domination espagnole, et sa politique se dirigeait par d’autres idées. Malgré cela, la sur¬ veillance ombrageuse de l’inquisition n’en était pas moins pour les nouveaux Chrétiens, ou plutôt pour les Juifs, un sujet de craintes continuelles. Sous le règne de Philippe IV, ils firent une tentative pour en être délivrés. Fatigués de dissimuler, ils crurent pouvoir DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 357 hautement faire profession de Judaïsme. Soit qu’ils eussent fait agir des ressorts secrets pour apaiser l’in¬ quisition, soit que le saint office eût bien voulu fermer les yeux, ils étaient restés assez longtemps sans être inquiétés. Cet état de calme fit naître dans leur cœur l’espoir d’un meilleur sort; sans calculer toutes les conséquences de leur démarche, ils présentèrent une supplique au roi pour qu’il leur permît de professer ouvertement leur culte et de rétablir leurs temples. Cette supplique était accompagnée d’une offre consi¬ dérable d’argent. Ferdinand avait refusé une pareille offre en Espagne; Charles-Quint, ébranlé un moment, avait fini par imiter l’exemple de Ferdinand; préfé¬ rant les inspirations d’un aveugle fanatisme à l’inté¬ rêt de son pays, Philippe IV fut inflexible. Les nou¬ veaux Chrétiens se virent ainsi déchus de l’espoir dont ils s’étaient bercés, et, au lieu d’améliorer leur condi¬ tion, ils ne firent que l’aggraver. Leur démarche avait fait du bruit; le peuple en était instruit, et l’inquisi¬ tion ne pouvait plus se dissimuler qu’il existait encore des Juifs en Portugal. Le zèle des inquisiteurs se réveilla tout à coup, on choisit, parmi les nouveaux Chrétiens, les plus influents et les plus riches, et les cachots du saint office en furent encombrés. Cepen¬ dant une circonstance favorable leur ménagea quel¬ ques chances de salut. Une conspiration s’ourdissait pour rétablir la domination espagnole, le clergé et les moines y étaient principalement intéressés; le gou¬ vernement sincèrement fanatique des rois d’Espagne leur convenait mieux que les principes vacillants des 358 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. rois de Portugal. Le saint office surtout, y trouvait mieux son compte, aussi ses ministres étaient-ils à la tête de la conspiration. En enrôlant parmi les conspi¬ rateurs tout ce qu’il y avait de mécontents dans le royaume, les inquisiteurs jetèrent les yeux sur les Juifs. L’archevêque de Braga, qui était un des chefs du complot, alla jusqu’à leur promettre de leur faire accorder, par le roi d’Espagne, la liberté de con¬ science, après le succès de leur entreprise. Il n’en fallait pas plus pour déterminer des malheureux don t la plupart étaient déjà au pouvoir de l’inquisition. Les nouveaux Chrétiens acceptèrent donc avec empresse¬ ment le rôle qu’on voulut bien leur donner; d’après \ le plan delà conspiration, on devait mettre le feu à plusieurs maisons de la ville et des faubourgs; dans cet intervalle, et pendant que le peuple serait occupé à éteindre l’incendie, d’autres conjurés devaient assas¬ siner le roi dans son palais. Déjà toutes les mesures avaient été prises, mais la conspiration fut découverte, \ des arrestations eurent lieu; parmi les personnages arrêtés se trouvait un riche négociant juif nommé Baëze; on n’eut pas de peine à lui faire tout avouer; les principaux coupables furent saisis et subirent des peines sévères. Cet événement, qui mit un moment en danger la maison de Bragance, attira les plus grands malheurs sur les nouveaux Chrétiens, qui n’échappèrent à l’in¬ quisition que pour tomber entre les mains de la jus¬ tice. Cependant, si aucune loi ne leur accordait la liberté de pratiquer leur culte, il est vrai de dire qu’à 359 DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. partir du règne de Ferdinand IV les poursuites de l’inquisition s’étaient ralenties. Un des nouveaux Chré¬ tiens, nommé Pachecomor, qui faisait profession de judaïsme, était au commencement du xvnR siècle am¬ bassadeur de Portugal à La Haye; plus tard on vit à Rome plusieurs ambassadeurs du même royaume, vivant publiquement comme Juifs; il y en eut môme un résidant à la cour d’Espagne, ce qui prouve que dans les derniers temps l’inquisition s’était lassée de les persécuter. On les tolérait, il est vrai, sous le nom de nouveaux Chrétiens, on se serait gardé de les reconnaître comme Juifs. En Espagne, même à la fin du xvmc siècle, ce nom était toujours proscrit; les idées de tolérance avaient eu pourtant un peu plus d’accès en Portugal, et les Juifs, à la fin du xvme siècle, commençaient à y reparaître sous leur vrai nom. En Italie ils n'avaient pas cessé d’être tolérés; mal¬ gré quelques exils momentanés qui étaient venus les t frapper dans certains Etals, ils étaient toujours par¬ venus à se rétablir et le Saint-Siège leur offrait tou¬ jours un refuge. Bien que les papes eussent à cœur leur conversion, ils 11’auraient voulu ni les expulser ni les détruire, de peur d’appauvrir leurs finances: Les impôts que les Juifs payaient étaient un des prin¬ cipaux revenus de la papauté. Pie Y ne s’en était pas cacbé lorsqu’il avait déclaré dans ses bulles qu’il main¬ tenait les Juifs d’Ancône pour ne pas détruire le com¬ merce du Levant : et les sommes payées par les négo¬ ciants juifs avaient déterminé Sixte-Quint à les tolérer. 360 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Leurs successeurs se laissèrent guider par les mêmes principes en les colorant cependant d’un vernis de charité chrétienne ou plutôt d’esprit de prosélytisme. A mesure que l’état des Juifs devenait plus calme dans les divers États chrétiens, les papes sem¬ blaient redoubler de zèle pour leur conversion. Des distinctions humiliantes étaient maintenues avec ri¬ gueur, il leur était interdit d’acquérir des immeubles et de fréquenter les écoles; l’obligation d’habiter un quartier séparé était fidèlement exécutée; dans toutes les villes d’Italie les Juifs étaient renfermés dans le Ghetto , et sur la porte de ce séjour de réprobation on avait le soin d’inscrire que le peuple héritier du ciel ne devait plus rien avoir de commun avec celui qui en avait été déshérité. Ne populo regni cœlestis hœredi usus cwn exhœrede sit. Néanmoins, dans les deux siècles qui précédèrent la Révolution, les Juifs n’eurent pas de graves sujets de plainte contre le Saint-Siège. Ce n’était pas contre eux que tonnaient les foudres du Vatican : les pro¬ grès croissants de l’hérésie, ceux non moins redou¬ tables de la philosophie et des lumières étaient des sujets bien autrement dignes d’appeler l’attention des papes; aussi lorsque l’inquisition condamnait Galilée pour avoir osé prouver que la terre tournait, elle n’a¬ vait plus de bûchers pour les Juifs ; et lorsque le pape Innocent XI excitait les princes catholiques contre leurs sujets protestants, il intercédait auprès du sé¬ nat de Venise pour faire rendre la liberté à quelques Juifs que la république retenait prisonniers. DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 361 Cependant Innocent XI ne négligeait pas plus que ses prédécesseurs les moyens de les convertir; il les obligeait à assister périodiquement à des sermons en vue de les amener à la foi catholique, et les prédica¬ teurs, rebutés par ce qu’ils appelaient leur obstina¬ tion, ne se faisaient pas un scrupule de les insulter. Au lieu de leur prouver la vérité du Christianisme, ils se déchaînaient sans mesure contre ce qu’ils appe¬ laient leur mauvaise foi et leur ignorance, chose qu’ils pouvaient faire avec d’autant plus de sécurité qu’il était interdit aux Juifs de répondre. On sent assez que de pareils moyens ne devaient pas être très-efficaces, aussi les souverains pontifes ne s’en tenaient pas là : on allouait une prime aux Juifs qui consentaient à abjurer ; on les y déterminait par des faveurs, et, comme il se présentait toujours quelque aventurier, les papes pouvaient aisément satisfaire leur goût pour les conversions, sans s’em¬ barrasser des moyens qu’il avait fallu mettre en usage pour réussir, et de la qualité du néophyte. Une ah- t jura tion était un jour de fête pour l’Eglise : le converti était vêtu de satin blanc ; on le promenait quinze jours aux acclamations du peuple; on lui donnait un car¬ dinal pour parrain, et ce titre devenait pour lui une source de largesses; quelquefois des malheureux ra¬ massés dans la boue recevaient des titres de noblesse pour prix de leur abjuration, et plus d’une famille noble de l’Italie et de la Provence n’a pas d’autre origine. C’étaitcependantune vraie dérisionquede prodiguer 362 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ainsi les biens temporels pour augmenter le nombre des vrais croyants; aussi ne tardait-on pas à reconnaître que les conversions ainsi déterminées ne donnaient à l’Église que des fourbes et des hypocrites, au lieu de lui amener des fidèles. Le cardinal Barberini, un des plus zélés convertisseurs de son temps, s’en plaignait amèrement et disait, en parlant des convertis, que l’intérêt était leur seul mobile. Cette disposition d’esprit de la part des chefs de l’Eglise finissait cependant par être une source de maux pour les Juifs. Ceux qui désertaient la syna¬ gogue étaient poursuivis par le mépris de leurs frères ; mais, en revanche, ils n’étaient pas plutôt dans le 9 giron de l’Eglise que, par esprit de vengeance, ils devenaient les ennemis les plus acharnés de leurs anciens coreligionnaires. Ils étaient les premiers à leur susciter des vexations, et c’était par le plus ou le moins de haine qu’ils manifestaient contre eux qu’ils s’efforcaient de prouver la sincérité de leur con¬ version. Aussi, quoique les accusations ridicules de tuer un enfant, de percer une hostie, d’empoisonner les fontaines eussent à peu près disparu, les Juifs $ * avaient encore, dans les Etats romains, à se plaindre d’émeutes populaires suscitées par des néophytes. 9 Quoique dans les autres Etats de fltalie l’esprit de prosélytisme ne fût pas aussi fort qu’auprès du Saint- ‘ Siège, les Juifs n’y étaient cependant pas exempts de trouble. La république de Venise, par un contraste bizarre, paraissait au xvne siècle se départir des principes de DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 363 tolérance qu’elle avait constamment suivis; ce n’est peut-être pas le fanatisme seul qu’il faudrait en accu* ser, l’intérêt y avait la plus grande part. L’on con¬ çoit en effet que lorsque les Vénitiens eurent marché sur les traces des Juifs en exploitant le commerce du Levant, ils aient mis tout en usage pour faire cesser la rivalité. C’est ce qui explique comment, dans les derniers temps, les Juifs ne trouvaient plus auprès du sénat de Venise la protection qu’ils en avaient reçue pendant le moyen âge. Au xvne siècle une loi les y obligeait à tenir cinq banques qui devaient prê¬ ter de l’argent au-dessous du taux légal. Devant une telle loi il n’était plus permis d’accuser les Juifs d’u¬ sure, et l’on sent co mbien les négociants chrétiens de- vaientabuser d’une mesure qui forçait les Juifs à avoir toujours de l’argent à leur disposition au-dessous du taux légal. Le sénat ne s’en tint pas à cette loi arbi¬ traire et, vers la fin duxvne siècle, il prononça leur ex¬ pulsion (a). Il paraît cependant qu’ils trouvèrent le moyen de résister, mais ils subirent toutes les distinc- r tions qui les affligeaient dans les Etats romains : relé¬ gués dans le Ghetto , obligés de porter une marque sur leurs habits, là comme à Rome ils durent, selon l’ex¬ pression consacrée, n avoir plus rien de commun avec le peuple héritier du ciel. En Toscane ils éprouvaient un meilleur sort : Cosme Ir et Ferdinand Tr leur avaient accordé une entière liberté pour professer leur culte et se livrer (a) Daru, Histoire de Venise, t. n, p. 522 364 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. au commerce. Ces privilèges leur furent confirmés à la fin du xvir et au commencement du xvme siècle (a). Les édits en faveur des Juifs ne concernaient, dans le principe, que ceux de Livourne; ils furent étendus dans la suite à ceux de Florence et de Pise. Les Juifs étaient nombreux dans cette contrée, et quoique dans l’origine il leur fût enjoint expressément de se livrer au commerce, cependant, sous le grand-duc Léopold, ils pouvaient s’adonner aux arts et métiers; il leur était permis d’acquérir des biens-fonds et de parvenir aux charges judiciaires; les anciennes ordonnances étaient ou abrogées ou tombées en désuétude. A l’abri de la protection dont ils jouissaient, les Juifs de Livourne, de Florence et de Pise s’étaient créé une sorte de gouvernement; la communauté israéli te était régie par un conseil général de soixante membres choisis par le souverain; cinq membres désignés par le sort sortaient tous les ans de ce corps pour former un tribunal devant lequel on portait leurs procès civils, qui étaient jugés suivant la législation hébraïque. Les décisions de ce tribunal avaient une force exécutoire. À Florence, à Pise, il existait un pareil tribunal; à Pise, on appelait dans certains cas de ses décisions aux consuls de mer. On voit d’après ce tableau que, dans aucun pays, avant la Révolution, les Juifs ne jouissaient de plus de liberté que sous les grands-ducs de Toscane. (a) Édits en faveur des Juifs du 31 juillet 1668, 6 mai 1700, 20 décembre 1715, 6 février 1748. DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 365 Les autres villes de l’Italie leur étaient bien moins favorables : Gênes ne les avait reçus qu’en les relé¬ guant dans le Ghetto ; il leur était défendu de s’établir à Parme et à Plaisance; cependant Padoue, Modéne, Mantoue, Ferrare avaient des Juifs, ils y étaient tolé¬ rés, y tenaient des banques et s’y livraient même à l’exercice de la médecine. Les ducs de Savoie Amédée VIII et Charles-Emma¬ nuel avaient porté plusieurs lois les concernant. Au xvne siècle, un édit de Charles-Emmanuel leur per¬ met d’exercer leur culte; ils étaient autorisés à tenir des maisons de banque, et le taux était fixé à 18 pour 100. Ils avaient un conservateur de leurs privi¬ lèges, comme ils en avaient eu jadis sous les rois de France; de plus, la juridiction des rabbins nommés par le roi était reconnue, et c’était devant eux qu’ils faisaient vider leurs procès. L’édit qui contenait tous ces privilèges fut confirmé vers le milieu du xvne siècle, mais le sénat du Piémont, en l’enregistrant, ne voulut reconnaître la juridiction des rabbins que pour les dif¬ férends relatifs à l’exercice du culte; pour le surplus, les rabbins ne pouvaient exercer que les fonctions d’arbitre. Les Juifs du Piémont pouvaient se livrer au commerce, ils professaient même des arts libéraux; plusieurs d’entre eux étaient médecins ou chirurgiens. Il leur était cependant défendu d’acquérir des immeu¬ bles, ils devaient même habiter un quartier séparé. Ces deux dispositions avaient été rigoureusement maintenues dans les constitutions des rois de Sar¬ daigne, qui leur défendaient de bâtir de nouvelles syna- 366 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. gogues (fl), d’avoir des domestiques chrétiens, de prendre des Chrétiennes pour nourrices de leurs en¬ fants, de blasphémer le nom de Dieu ou des saints, de sortir de leur habitation pendant les jours de la Passion de Jésus-Christ; moyennant ces restrictions et l’obligation de porter une marque distinctive sur leurs habits, il leur était permis de célébrer leur culte à voix basse. On devait les garantir de toute insulte à raison de leurs rits religieux; il était défendu de les attirer par force à la foi catholique. A Naples, les Juifs avaient élé chassés vers la fin du xvie siècle; au commencement du xvm% Charles les rappela ; il leur permit de professer librement leur culte, de se livrer au commerce, d’exercer la méde¬ cine, pourvu qu’ils eussent pris leurs grades. Cet édit ne devait avoir son effet que pendant cinquante ans; mais, soit que dans le royaume de Sicile le fanatisme eût encore de nombreux adeptes, soit que les Juifs s’y fussent rendus odieux, l’édit du roi Charles fut révo¬ qué avant l’expiration du terme. lelle était la position des Juifs dans les divers États de 1 Italie; ils soutenaient encore leur rang dans le commerce, mais leur littérature était devenue à peu près nulle. La renaissance des lettres et le progrès des lumières, parmi les Chrétiens, les avaient laissés bien loin en arrière. Aussi les deux siècles dont nous parlons ne nous offrent presque pas d’écrivains juifs dignes d’être cités. On pourrait distinguer cependant (a) 7 avril 1700. / DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 367 le rabbin Mardochée Kolkos, qui écrivait à Venise, et qui ameuta contre lui les rabbinistes, par un traité philosophique qu’il publia contre les traditions thal- mudiques. On citait également, à Rome, Tzaphalon Jacob, qui a écrit plusieurs ouvrages sur la médecine; il exerça son art à Ferraro, où il était regardé comme un habile praticien. Ferrare avait, à la même époque, plusieurs Juifs distingués, et entre autres le prédica¬ teur Judas Azael, dont on vantait les sermons. On pourrait citer, de plus, Judas Muscato, de Mantoue, auteur d’un commentaire sur le Cosri ; Moïse Ilain Luzzato, auteur d’un traité de morale; le savant Azaria Rossi, de Parme, auteur du Dictionnaire critique des écrivains hébreux et arabes; le rabbin Marini, de Padouo, qui a traduit en hébreu les Métamorphoses d’Ovide. À l’époque dont nous parlons, on citait peu t de rabbins écrivant en hébreu. Dans les Etats où ils t jouissaient de quelque liberté (et ces Etats étaient en petit nombre), ils savaient suivre l’impulsion de leur siècle; et si quelques savants se distinguaient, ce n'était plus seulement comme hébraïsants : Léon de Modène, Ménassé-ben-Israël, Spinosa, et plus tard Mendelson, écrivaient dans la langue de leur pays (1). En France, il n’était presque plus question de Juifs au xvne siècle : ceux de Bord eaux et de Bayonne portaient encore le nom de nouveaux Chrétiens; Louis XIV confirma leurs privilèges, et peu à peu ils crurent pouvoir lever le voile sous lequel ils dissimu¬ laient leur croyance; ils cessèrent de se marier devant les curés catholiques, et ne firent plus baptiser leurs i ■ 368 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. enfants. Le clergé ne manqua pas de s’en émouvoir; mais les Juifs s’étaient rendus utiles au commerce, et soit que l’Église eût plus à cœur de poursuivre les Protestants que de persécuter quelques familles juives, soit qu’ils fussent spécialement protégés, ils n’éprou¬ vèrent aucun trouble. Enhardis par ces premiers suc¬ cès, ils ouvrirent publiquement un temple au com¬ mencement du xviic siècle et professèrent ouvertement le Judaïsme. Bientôt de nouvelles lettres patentes ( a ) leur furent accordées; et, cette fois, ils furent désignés sous le nom de Juifs. Ces lettre's patentes furent en¬ registrées au parlement de Bordeaux {b). B en coûta aux Juifs 410,000 francs; mais, moyennant ce sa¬ crifice, il ne put s’élever aucun doute sur la tolérance qu’on leur accordait. Cependant ils étaient soumis à renouveler leurs privilèges au commencement de chaque règne, ce qui ne devait plus être refusé, car ils s’étaient fait dans le commerce une haule position. On signalait parmi eux des maisons puissantes, et à leur tête se plaçait la maison Baba, dont l’opulence et la réputation de probité étaient devenues prover¬ biales. A Bayonne, il s’était également réfugié un grand nombre de nouveaux Chrétiens ; ils habitaient le Saint-Esprit, Peyrehorade, Biarritz, Saint Jean-de-Luz, Bedache et autres bourgs environnants. Dans le prin- (a) Juin 1723. {b) 7 septembre 1723. DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 369 cipe, il leur était interdit de résider dans la ville de Bayonne, ils en avaient été expulsés sous le régne de Henri IV (a), qui avait ainsi payé son tribut aux idées reçues sur les Juifs en cédant aux instigations jalouses de ceux qui redoutaient leur concurrence. On ne pouvait pas cependant soupçonner ce prince d’être étranger aux principes de tolérance, puisque, s’il ex¬ pulsa les Juifs de Bayonne, il confirma les privilèges de ceux de Metz. Après avoir assez longtemps conservé le nom de nouveaux Chrétiens, les Juifs de Bayonne furent enfin reconnus sous leur vrai nom, et les lettres patentes de Louis XIV, relatives à ceux de Bordeaux, leur furent rendues communes. Il y avait aussi plusieurs familles juives à Mar- * seille avant la Bévolution, et les lettres patentes de Louis XIV, en faveur des Juifs de Bordeaux et de Bayonne, furent enregistrées au parlement d’Aix (6) ; ceux d’Avignon et du comtat Venaissin étaient beau¬ coup plus nombreux. Depuis qu’Avignon était devenu le séjour des papes, ils n’avaient pas cessé d’y être to¬ lérés ; ils n’y jouissaient, il est vrai, d’aucun état civil, mais, renfermés dans leurs quartiers, ils formaient en quelque sorte une république. Leurs relations avec les Chrétiens se bornaient aux- rapports que le com¬ merce ou les besoins de la vie nécessitaient ; à cela près, ils vivaient entre eux, étrangers à tous les mouvements qui agitaient le monde, ne recherchant (а) Lettres patentes, janvier 1602. (б) 12 février 1788. 24 370 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. d’autres connaissances, que celles qu’ils puisaient dans leurs livres hébreux, et s’estimant heureux lorsqu’ils pouvaient, en cachette, trouver un maître d’école qui voulût apprendre à lire et à écrire à leurs enfants. J1 n’y avait même que ceux de quelques familles pri¬ vilégiées qui pouvaient aspirer à ces avantages; ils n’auraient pas été reçus dans les écoles publiques et les parents se seraient gardés de les y envoyer, de peur qu’on ne les baptisât. Cette crainte était loin d’être chimérique On allait jusque dans leurs quartiers en¬ lever des enfants en bas âge, et, dès qu’ils avaient reçu le baptême, les inquisiteurs s’en emparaient mal¬ gré les plaintes légitimes de leurs parents. On les élevait ensuite dans les hospices des catéchumènes, érigés par les soins des papes, et des familles déso¬ lées voyaient souvent leur unique espérance s’évanouir par un coupable abus de l’esprit de prosélytisme. Ces dangers, qui se renouvelaient sans cesse, exer¬ çaient la plus grande influence sur l’éducation des jeunes Israélites. Les parents, dans leur sollicitude, avaient sans cesse les yeux sur eux; dans la crainte d’en être privés, ils rétrécissaient leurs idées et les rendaient étrangers à tout ce qui les entourait. Ainsi ils étaient devenus insensibles à tous les avantages sociaux, et ne cherchaient â se distinguer que par la scrupuleuse observation des pratiques religieuses. Dans le comtat Venaissin leur position était la même. Un règlement du recteur du comtat (a) leur (a) 8 octobre 1624. DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 371 avait assigné pour demeure Carpentras, Cavaillon et Lille ; chacune de ces trois villps avait une assez nombreuse communauté. Les membres de ces com¬ munautés étaient divisés en deux classes : l’une pauvre, entretenue par la communauté, l’autre, riche, fournissant à cet entretien Ceux qui composaient la classe riche trouvaient aisément le moyen de grossir leur fortune, le prêt à intérêt était leur domaine; ils pouvaient légalement, dans les derniers temps, por¬ ter le taux de l’argent à 18 pour 100. Avecde pareils privilèges, il était aisé à ceux qui avaient des capi¬ taux de les grossir; ceux, au contraire, qui n’avaient rien, ne pouvaient pas s’enrichir par leur industrie, aussi la communauté enlretenaitune foule de familles indigentes qui, quelquefois par amour pour l’oisi¬ veté, le plus souvent par l’effet des institutions qui leur fermaient tontes les carrières industrielles, n’a¬ vaient aucun moyen de sortir de l’état de misère où elles vivaient. G était pour l’entretien des pauvres, on pour les frais du culte, ou pour faire face aux impôts qui les frappaient sous mille prétextes, que les com¬ munautés étaient souvent réduites à faire des em¬ prunts; elles s adressaient quelquefois à des maisons religieuses, et les couvents, qui prenaient leur part des taxes qui pesaient sur les Juifs, leur prêtaient d’une main ce qu’ils en recevaient de l’autre. Ces dettes, grossies outre mesure, subsistaient encore à l’époque de la Révolution; et, de nos jours, les des¬ cendants des membres des anciennes communau¬ tés ont eu à lutter contre les représentants de ceux 372 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. entre les mains de qui ces créances étaient passées. Quelque déplorable que fût l’état des Juifs du com- tat, on les voyait, dans leur quartier, rivaliser entre eux de luxe et de dépenses dans leurs solennités... Triste compensation des biens qui leur manquaient!... Ce goût pour le faste extérieur, qui avait été reproché pendant le cours du moyen âge aux Juifs de diverses contrées et surtout à ceux d’Espagne, a puissamment contribué à entretenir cette idée de richesse attachée au nom de Juif, et qui, depuis longtemps, n’avait plus de raison d’être. Il pouvait bien y avoir parmi eux quelques fortunes colossales grossies par l'économie, mais le temps était passé où, maîtres du commerce, ils avaient seuls le privilège de s'enrichir. Un grand nombre de Juifs qui habitaient le comtat s’y étaient réfugiés lors de l’expulsion de France ou d’Espagne. On désignait les Juifs d’origine espagnole sous le nom d e sephardim, par opposition à celui d’as- kenasi , appliqué aux Juifs allemands. La Provence, la principauté d’Orange avaient aussi des Juifs : les pre¬ miers avaient été expulsés sons Louis XIII et ils s’étaient retirés dans le comtat; ceux de la principauté d’Orange, expulsés par Louis XIY, y étaient rentrés plus tard sous la protection du prince de Conti, qui avait même accordé à certains d’entre eux le privilège de faire librement le commerce et de porter un cha¬ peau noir, nonobstant les édits contraires (à). Nous (a) 20 mai 1730, diplôme portant concession en faveur de la fa¬ mille Bedarridedu droit de s’établir dans la ville de Courtezon, avec 373 DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. trouvons cependant, vers le milieu du xvme siècle (6), un arrêt du Conseil qui expulse les Juifs de la princi¬ pauté d’Orange. Cette expulsion ne dut pas être rigou¬ reusement exécutée. Les Juifs qui avoisinaient le com- tat trouvaient un refuge dans les États du Pape. Il paraît que la plupart avaient perdu leurs noms de famille, ou que peut-être ils n’en avaient jamais porté. Aussi pour être distingués ils prenaient le nom des villes où ils s’étaient réfugiés; c’est ainsi que le nom V de la plupart des Juifs était un nom de ville. Ces noms sont restés comme noms de famille. Quoique le comtat eût un nombre considérable de Juifs, ils n’y résidaient pas tous constamment; la plu¬ part plaçaient leurs capitaux dans le Languedoc, quel¬ ques-uns étaient marchands ambulants, d’autres fai¬ saient le commerce des chevaux : c’était à peu prés là toute l’industrie qu’on leur permettait. Les gouver¬ neurs des provinces ne les tracassaient pas; on les tolérait parce qu’ils se rendaient utiles ; on avait seu¬ lement soin de leur faire payer un droit de péage qui constituait une des mille humiliations auxquelles ils étaient sujets. Les entraves multipliées dont ils étaient environnés, l’état d’isolement où on les forçait de vivre, faisaient de ces malheureux une nation à part, qui conservait intacts ses mœurs et son langage. On pouvait distinguer pleine liberté d’y faire le commerce et de porter chapeau noir no¬ nobstant tous édits contraires. (a) 19 août 1732, 374 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. un Juif en le voyant; c’est là ce qui a constitué et entre¬ tenu ce préjugé que l’on peut reconnaître un Juif par sa physionomie. C’était dans l’Alsace surtout que ces observations s’appliquaient avec le plus de force. L’état des Juifs dans l’Alsace était encore plus déplorable que dans le comtal; ceux de ce dernier pays, qui fréquentaient la Provence elle Languedoc, vivant plus familièrement avec les Chrétiens, étaient devenus plus sociables; ceux * d’Alsace, au contraire, n’avaient fait qu’éprouver chaque jour de nouvelles vexations. f Au commencement du xvne siècle le duc d’Epernon avait renouvelé, en faveur des familles juives de Metz, la permission d’y résider qui leur avait été accordée par le marquis de Vieuvilie, à la oharge de vendre de vieux habits et de se livrer au prêt d’argent. Ce n’était pas leur laisser une bien grande latitude, mais l’esprit du temps n’en comportait pas davantage, surtout en Alsace. L’ignorance y était au comble. Ce qui le prouve, c’est qu’au xvne siècle, a une époque où dans T tous les Etats on avait fait justice des accusations absurdes que la malveillance avait suscitées aux Juifs, il se trouva dans le parlement de Metz des magistrats disposés à y ajouter foi. Un grave arrêt de ce parle¬ ment (a) condamna plusieurs Juifs à être brûlés pour avoir égorge un enfant du village de Glatigny, à l’oc¬ casion de la pâque. Un arrêt aussi étrange pour l’é¬ poque dispense de toute réflexion; il fait assez con¬ ta) An 1670. DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 375 naître quel était au xvne siècle l’esprit public à l’égard des Juifs d’Alsace. Plusieurs rois, et entre autres Henri IVet Louis XÏU, avaient confirmé leurs privilèges dans la ville de Metz et avaient même étendu la permission à un plus grand nombre de familles (a). Louis XIV donna de l’exten¬ sion à leurs droits et leur permit de faire le commerce sur toutes sortes de marchandises (b) ; en échange de cette concession, le roi percevait un droit de protec¬ tion et d’habitation ( c ) qui s’élevait à 40 francs par an pour chaque famille. C’est sur ce taux qu’il en avait été fait cession au duc de Brancas pour trente ans, cession qui fut ensuite renouvelée pour le même nombre d’années (d). Cependant, comme cette taxe était onéreuse, les Juifs du pays messin firent des réclamations et, par abonnement, la taxe fut fixée à une somme de 2,000 francs. Ils devaient payer de plus 450 francs à l’hôpital Saint-Nicolas, 175 francs à la ville et 200 francs au vicaire; moyennant cet accord, ils rédigèrent un cahier de leurs coutumes qui fut approuvé par le parlement et qui devait leur servir de loi. Les Juifs des autres parties de l’Alsace jouissaient des mêmes privilèges que ceux de Metz. Louis XIV (e) (a) 1615. 24 janvier 1632, enregistré au Parlement de Metz, 3 mai 1635. ✓ (b) 25 septembre 1657. (c) 31 octobre 1715. (d) 15 mai 1747. (e) 29 mai 1681. 376 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET Etf ESPAGNE. les leur avait spécialement conférés; mais là chaque seigneur s’arrogeait le droit de les recevoir ou de les chasser; ils payaient un droit d’habitation et de pro¬ tection au roi ; ce droit était fixé à environ c2l francs par famille; outre cela, les seigneurs exigeaient aussi un pareil droit et quelquefois, après en avoir reçu le payement, ils les expulsaient . Ces abus donnèrent lieu à des plaintes et il fut décidé que lorsque les sei¬ gneurs les auraient une fois reçus et auraient exigé la taxe, ils ne pourraient plus les chasser, si ce n’est pour mauvaise conduite. Ces dispositions n’empê¬ chaient pas les seigneurs de se montrer ingénieux à trouver les moyens d’augmenter les revenus qu’ils tiraient de ce genre d’impôt; les permissions accor¬ dées étaient personnelles et celui qui en était l’objet ne pouvait les transmettre. Ainsi le conseil souve¬ rain d’Alsace décida qu’une veuve qui s’était remariée n’avait pu faire partager à son mari la faculté qu’elle avait elle-même de résider en Alsace ( a ), et le mari fut obligé de délaisser la maison conjugale. Un gendre qui s était rendu auprès de son beau-père infirme et qui, pour lui donner ses soins, habitait la maison, fut impitoyablement expulsé (6). Des fils succédant à leur père étaient chassés de la maison où ils avaient passé leur enfance (c) ; il n’y avait pour eux d’autre refuge que l’avarice des seigneurs qui consentaient (&) Arrêt du conseil du 1 / décembre 1751 (Recueil du président de Boug). (b) Arrêt du conseil 1756 (Recueil du président de Boug). (c) Arrêt du conseil, 1754-1767, DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 377 quelquefois à leur vendre comme une faveur ce qui, aux yeux de la raison et de l’humanité, devait être considéré comme un droit; mais, à cette époque encore, on ne concevait pas que les Juifs pussent avoir des droits. ^ Le Juif (est-il dit dans un des arrêts cités) ( a ) n’a » aucun domicile fixe ; il est condamné à errer per- » péluellement. Cette peine le suit partout et lui dit » sans cesse qu’il ne peut se promettre aucune stabi- » lité nulle part; il est donc révoltant qu’un par ti- » culier de cette nation proscrite veuille forcer un » seigneur à le reconnaître et à lui accorder une sorte » de protection, par la raison que ce seigneur aura bien » voulu recevoir le père de ce Juif dans sa terre et » que ce Juif lui-même y est né. » Le conseil sou¬ verain ne trouvait rien à répondre à ces raisons, il expulsait un fils de la maison de son père, un gendre de celle de son beau-père infirme, sans respect pour les droits sacrés de la nature. Ce n’est pas tout, lorsque les seigneurs voulaient bien 11e pas trouver révoltant un fils ou un gendre vînt habiter auprès de ses parents, les communes leur en contestaient le droit; ainsi la communauté de Vintzenheim soutint un procès contre le seigneur qui avait permis que le nombre des Juifs, qui, dans l’ori¬ gine, était réduit à quatre familles, s’élevât à vingt- cinq. Le conseil souverain reconnut que le seigneur n’avait pas eu le droit d’augmenter ce nombre ; mais (a) De Boug, t. n, p. 461. 378 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. comme les habitants avaient passé diverses transac¬ tions avec les nouveaux venus, qu’ils leur avaient vendu des propriétés, qu’ils avaient traité avec eux pour le pâturage, qu’en un mot ils avaient laissé passer un grand nombre d années sans se plaindre, le conseil maintint les vingt-cinq familles, en leur défendant de faire, à l’avenir, aucune nouvelle acqui¬ sition d’immeubles (a). Cette disposition fut sévèrement exécutée quelques années après, où, sur les plaintes des habitants, onze particuliers juifs furent condamnés à vendre les mai¬ sons qu’ils avaient acquises (b). Ainsi l’on faisait un reproche aux Juifs de ne pas s’attacher au pays qu’ils habitaient, et lorsqu’ils voulaient acquérir des im¬ meubles et se créer ainsi des liens susceptibles de les retenir, on leur en refusait le droit. Si, dans quel¬ ques villes où ils étaient protégés par les seigneurs, les Juifs avaient pu convertir leurs capitaux- en im¬ meubles et se livrer à l’agriculture, cette faculté leur fut bientôt enlevée dans toutes les parties de l’Al&ace. Quelques seigneurs se montraient bienveillants en- verseux; mais le plus gand nombre ne les regardait que comme une matière purement tailla ble. Ainsi, outre le droit de protection qu’ils payaient, on exigeait d’eux un droit de péage toutes les fois qu’ils sortaient des limites de la seigneurie ou qu’ils y rentraient. Ce droit était fixé à 40 sols pour un homme à cheval et (а) Arrêt du conseil, 1732. (б) Arrêt du conseil, 1762. DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 379 20 sols pour un homme à pied; il était indépendant de celui qu’on percevait à la porte de certaines villes. Les Juifs devaient encore s’estimer heureux d’ob¬ tenir en Alsace un asile au prix de toutes ces charges, A Strasbourg, depuis leur expulsion, il ne leur avait plus été permis d’y rentrer; la cause de cette expulsion était une des accusations absurdes d’empoisonner les puits et les fontaines. Une procédure avait été in¬ struite, et 2,000 Juifs avaient été brûlés dans leur propre cimetière, où la populace les avait enfermés. Cette ville leur était interdite depuis, et ce ne fut que vers la fin du dernier siècle que quelques familles privilégiées avaient pu y pénétrer. Au milieu de ces diverses- tribula lions qu’ils subissaient en Alsace, on leur avait crée une sorte de gouvernement que les arrêts du conseil respectaient. Des rabbins étaient institués pour exercer à la fois les fonctions déjugé celles et d’officier de police (a). Toutes les contes- tâtions, soit en matière de religion, soit en matière civile, entre des Juifs, étaient portées devant eux. Ils les jugeaient selon les principes de leur loi; mais leurs sentences devaient être revêtues d’un* paréalis que les juges ordinaires ne pouvaient pas refuser. L’appel de ces sentences était porté au conseil sou¬ verain, sauf dans quelques villes particulières, où l’appel élail porté devant le juge du second degré [b). Ln matière de police, ils prescrivaient à l’égard de (a) Lettres patentes du 21 mai 1661. (b) Recueil de M. de Boug, t, n, p. 765. 380 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE.' leurs coreligionnaires telles mesures que la sûreté publique pouvait exiger; ils infligeaient des peines, et le conseil souverain prêtait à leurs décisions une force exécutoire (a). Il fallait, pour le complément de la juridiction des rabbins, que le conseil sou¬ verain pût êlre fixé sur leur législation; à cet effet, on avait fait rédiger par eux un cahier des cou¬ tumes judaïques, qui avait été enregistré, et dont le conseil faisait l’application. C’est là qu’on avait puisé les formes du serment judaïque que le conseil souve¬ rain faisait observer. Les rabbins jouissaient de cer¬ taines immunités; ils étaient dispensés de payer le droit de protection, de même que les chantres des synagogues et les maîtres d’école (b) ; ils étaient nom¬ més par le roi, sur la présentation des communautés, ou par les seigneurs, dans le cercle de leur juridiction. Quoique dans certaines villes on eût permis aux Juifs d’acquérir des propriétés rurales, dans d’autres il ne leur était permis que d’avoir une maison d’habi¬ tation; dans quelques-unes, ils devaient revendre dans l’année les immeubles qu’ils acquéraient; dans d’autres, ‘il leur était absolument défendu d’en acqué¬ rir (c); il leur fallait une permission expresse pour avoir un cimetière, et, quelquefois, on les forçait à le revendre après l’expiration d’une année (d). (a) Recueil de M. de Boug, arrêt du 2 décembre 1704. Id,} du 1er octobre 1704. (b) Lettres patentes, 1748-1766. (c) Arrêt du conseil, 27 février et 18 mars 1755. Id., Il mars 1757. (d) Arrêt 31 mai 1768 (Recueil de M. de Boug, t. n, p, 459). DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 381 Pour le commerce et l’industrie, leurs droits étaient restreints au prêta intérêt, à la friperie et à la vente de marchandises vieilles en or et en argent (a). On y joignit ensuite le droit d’acheter du bétail pour en revendre la chair à ceux de leur religion, sans que les bouchers pussent se plaindre : ce qu’ils ne débitaient pas à des Juifs, ils devaient le céder aux autres bou¬ chers, quatre deniers meilleur marché par livre (b). Il leur était défendu de tenir boutique et d'exposer en vente quelque marchandise que ce fût, excepté dans les foires et marchés (c). Ils ne pouvaient être reçus dans les corporations des marchands, ni dans celles des artisans. A Metz seulement, vers la fin du xvne siè- cle, il leur fut permis de débiter toutes sortes de mar¬ chandises, et ils furent maintenus dans ce droit mal¬ gré l’opposition du corps des marchands ( d)\ mais on les relégua dans un quartier séparé. L’exclusion des corporations d’arts et métiers fut cependant rigoureu¬ sement maintenue (e). Un exemple mémorable de cette exclusion se présenta à la suite de l’édit de 1767 qui, pour encourager les arts et métiers, voulait que des brevets fussent accordés à tous ceux qui en deman¬ deraient, nationaux ou étrangers. Deux Juifs de Thionville, profitant des termes géné¬ raux de cet édit, avaient obtenu un brevet. Le corps (a) Lettres patentes, 23 mai 1634. (b) Arrêt du conseil, 23 mai 1634. (c) Arrêt du conseil, 1686. (d) Arrêt du conseil, 1657-1658. Lettres patentes, 1718. (e) M.de Boug, t. i, p. 387. 382 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET ËN ESPAGNE. des marchands forma opposition. Les Juifs, condam¬ nés en première instance, se pourvurent par appel devant la cour souveraine de Nancy. Lacretelle, choisi pour leur défenseur, dans un éloquent plaidoyer, sou¬ tint que les lois dont les Juifs réclamaient l’exécu¬ tion les appelaient, comme tous les autres sujets, à la faveur que le roi avait même destinée aux étran¬ gers; que cette grâce leur ouvrait nécessairement les portes de toutes les villes; que c’était un moyen d’a¬ doucir leur sort et d’élever leurs âmes , moyen que la politique, l’humanité et la raison devaient saisir. Dans une péroraison touchante où il peignait la malheu¬ reuse position des Juifs et leur état d’avilissement : « No craignons pas, disait-il, de nous interroger nous- » mêmes, et nous apprendrons du moins à être justes » et indulgents. Quel est l’homme d’une autre nation » qui résisterait à cette épreuve? qui s’enflammerait » pour l’honneur dans le sein de l’opprobre? qui écou- » terflit la voix de la pitié au milieu de la tyrannie? » qui serait confiant, juste et généreux, tandis qu’on » lui fait tout craindre, qu’on l’inquiète dans ce qu’il » a de plus cher; tandis qu’il ne peut voir dans tous » les événements, quels qu ils soient, qu’un nouveau » genre d’oppression? Nous avons, ajoutait-il, sur- » chargé la balance de la justice des défauts trop réels » de la nation juive, ne peut-on pas aussi y faire » entrer quelques vertus? N’y a-t-il pas de compensa- » lions à faire ; On a déjà représenté les heureuses qua- » lités qu’ils apportaient dans le commerce; on leur » doit des découvertes dont tous les siècles les remer- DIX— SEPTIÈME ET DIX-HUITTÈME SIÈCLES. 383 » cient; leur fidélité s’est rarement démentie ; leur sou* » mission pour les puissances paraît chez eux un sen- » timorit, un précepte de religion : aussi est-elle une » douce habitude, un véritable amour de la paix, une » noble résignation aux décrets éternels; leurs mœurs » sont pures et religieuses. La nature, qui a tous ses » droits sur eux, leur fait aussi sentir sa douce impres- » sion; rigides observateurs d’une loi à laquelle leur » infortune les attache davantage, ils s’aident dans » toutes leurs peines, ils se punissent de toutes leurs » fautes. Rebutés et insultés partout, ils n’opposent » que la patience- à l’outrage; enfin, capables de * reconnaissance, ils n’ont jamais méconnu leurs » protecteurs; ils ont donc des vertus ainsi que «• » des vices. Qui nous répondra qu’il ne tient pas » à nous d’extirper les uns et d’augmenter les » autres? » Ces considérations puissantes n’ébranlèrent pas les magistrats de la cour souveraine de Nancy. La sen¬ tence fut confirmée.. L’heure de la justice n’était pas encore venue, et quels que fussent les efforts des Juifs pour secouer l’état avilissant où on les comprimait, ils étaient forcés d’y retomber. Vers la fin du xvui0 siècle, les Juifs d’Alsace virent un moment toutes leurs créances paralysées par une sorte de conspiration our¬ die entre leurs débiteurs. On fabriqua de fausses quit¬ tances, on les répanditavec profusion, et malgré leurs titres de créance, la plupart étaient sans ressources. Des inscriptions de faux furent formées et le gouver¬ nement fut frappé de leur nombre. Des lettres pa- 384 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. tentes du roi [a), considérant qu’un nombre infini de quittances fausses avaient été produites par des débi¬ teurs envers des Juifs, qu’un grand nombre d’inscrip¬ tions de faux avaient été formées, évoquèrent au con¬ seil souverain d’Alsace toutes les causes où il serait question d’usure et de quittances arguées de faux; il fut permis aux particuliers de retirer, dans le délai de trois mois, les quittances fausses par eux produites, sans encourir les peines du faux, dont le roi voulait bien leur faire grâce; enfin, des commissaires furent nommés pour examiner les créances des Juifs, avec faculté d’accorder tous les délais que bon leur semble¬ rait. Ces premières lettres demeurèrent sans résultat. On fut obligé de les renouveler sans pouvoir éteindre la source du mal (b). Les débiteurs ne s’en montraient que plus acharnés. Les fausses quittances se multi¬ pliaient, et de nombreux procès étaient portés devant le conseil souverain. Il suffisait à un débiteur de crier à l’usure pour être cru. Cependant des mesures sé¬ vères avaient été prescrites pour garantir la légitimité des créances des Juifs. On avait défendu aux notaires de passer des actes d’obligation en leur faveur, à moins d’avoir vu compter les espèces. On leur avait en¬ joint de choisir dans ces actes des témoins irrépro¬ chables, sous peine d’une forte amende. Enfin, sur la simple affirmation d’un débiteur, on annulait ou ré¬ duisait arbitrairement les billets privés qui n’étaient (a) 1778. (fr) Lettres patentes, 1779-1780. DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 385 pas entièrement écrits de sa main. Ces mesures n’em¬ pêchaient pas les débiteurs de se récrier, et les quit¬ tances fausses avaient été la dernière manœuvre qu’ils avaient cru pouvoir employer. Ces abus éveillèrent en¬ fin l’attention du gouvernement et des lettres patentes de Louis XVI (a) vinrent fixer le sort des Juifs d’une manière plus spéciale : elles étaient encore bien loin de ce qu’exigeait la justice; mais c’était un premier pas fait vers un ordre de choses meilleur. Ces lettres patentes étaient à peu près le résumé des anciennes dispositions ; il futdéclaré que le nombre des Juifs resterait tel qu’il existait; que tous ceux qui n’étaient pas légalement admis, c’est-à-dire qui ne payaient pas de contributions, seraient tenus de sortir du royaume; que les étrangers ne pourraient parcourir l’Alsace qu’autant qu’ils seraient munis d’un passe¬ port délivré par l’autorité compétente, qui fixerait le temps qu’ils devaient y rester; enfin, qu’excepté dans les cas de mauvaise conduite, les seigneurs ne pour¬ raient pas les chasser, pourvu qu’ils payassent leurs taxes. Ils ne pouvaient se marier sans en avoir obtenu la permission; les enfants nés d’un mariage non autorisé étaient réputés illégitimes; ils ne pou¬ vaient être appelés en témoignage ni être admis au bénéfice de la cession de biens, si ce n’est du consen¬ tement des trois quarts de leurs créanciers. Ils ne pou¬ vaient prêter que le serment judaïque; il leur était défendu d’acquérir des biens fonds, si ce n’est une (a) Juillet 1784. 25 386 LES JUIFS ËN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. maison pour l’habiter; ils pouvaient affermer des biens ruraux, pourvu qu’ils les exploitassent eux- mêmes, entreprendre des défrichements, se charger de l’exploitation des mines, établir des manufactures en se munissant d’une autorisation, le tout, pourvu qu’ils n’employassent pas des domestiques chrétiens. Les notaires ne pouvaient recevoir des actes d’obliga¬ tion en leur faveur qu’autant qu’ils avaient vu comp¬ ter les espèces; les rabbins ne devaient connaître que des matières religieuses, exerçant pour le surplus les fonctions d’arbitres, ce qui dépendait de la volonté des parties Quant aux frais de leur culte, à l’entre¬ tien de leurs synagogues et de leurs cimetières, ils devaient en faire entre eux la répartition; les rôles, dressés par les rabbins, étaient ensuite rendus exécu¬ toires. Ces diverses dispositions n’amélioraient presque en rien le sort des Juifs d’Alsace, seulement elles fixaient à leur égard le jurisprudence flottante et les mettaient à l’abri des caprices des seigneurs. C’était peut-être beaucoup pour ces malheureux qui, dans les diverses provinces d’Alsace, avaient eu tant à souffrir. Dans la Lorraine, ils avaient à peu près subi le même sort; dès le xvie siècle, les ducs de Lorraine r avaient prohibé dans leurs Etats toute autre religion que la catholique; cependant, lorsque ce pays fut occupé par Louis XÏV, cet état de choses changea : quelques familles juives s’y introduisirent; les gou¬ verneurs envoyés par le roi usaient envers elles d’hu¬ manité ; ce prince avait résisté aux sollicitations de la DÎX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES* 387 population d’Alsace qui demandait leur expulsion (a). À dater de cette époque, les Juifs n’avaient eu qu’à se louer des gouverneurs qui s’élaient succédé. Parmi eux on doit remarquer le maréchal de Gontades, qui rendit plusieurs ordonnances en leur faveur. Tant que la Lorraine resta attachée à la France, quelques familles juives s’y maintinrent; un édit les expulsa lorsque cette province fut rendue à ses anciens souve¬ rains. 11 paraît cependant que cet exil ne reçut pas d’execution. Vers le commencement du xvme siècle, on comptait dans cette province cent quatre-vingts familles juives qui furent autorisées à y rester par le duc Léopold. Il leur était permis de commercer. Comme dans le reste de l’Alsace, ils étaient relégués dans des quartiers séparés; là aussi, comme en Alsace, les plaintes des débiteurs se renouvelaient, et ces plaintes firent naître un édit qui annula tous les bil¬ lets sous seing-privé consentis au profit des Juifs ; les lettres de change et effets de commerce furent ex¬ ceptés Le duc Stanislas se montra plus bienveillant en¬ vers eux; il suspendit les effets de cet édit, mais il maintint toutes les anciennes lois qui avaient été por¬ tées (à); il plaça les Juifs de ses États sous la juri¬ diction des rabbins de Metz et les assimila ainsi à ceux d’Alsace. A l’époque dont nous parlons, les Juifs n’avaient (a) Lettre écrite par M. le chancelier, le 13 juin 1613. ( b ) 29 novembre 1733. t 388 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. pas encore pu s’établir légalement à Paris; ils n’y étaient reçus qu’en passant et la police était chargée de les surveiller. Depuis l’expulsion de Charles VI, aucune loi ne les avait admis en France, si ce n’est à Bordeaux et au Saint-Esprit; aussi les voyons-nous, au commencement du xvme siècle, expulsés de la Ro¬ chelle, où quelques marchands s’étaient introduits, ainsi que de Dijon, où des marchands juifs de Bor¬ deaux étaient venus trafiquer. Deux arrêts du Parle¬ ment leur avaient permis de faire leur commerce pendant un mois de chaque saison de l’année; mais ces arrêts furent cassés ( a ). Ce n’est pas que quelques Juifs privilégiés ne fussent tolérés soit à cause de leur position, soit à cause des services qu’ils étaient à portée de rendre. Ainsi on avait pu remarquer, à la cour de Louis XIV, le célèbre Samuel Bernard, qui aida plu¬ sieurs fois l’État de ses finances, et dont la fortune colossale était un nouvel exemple de cette opulence dont les banquiers juifs avaient si souvent offert le spectacle. Quelques autres .s’étaient aussi établis à Paris; ils y possédaient même des propriétés. Le Parlement de Paris eut à décider, vers la fin du xvme siècle, si la nomination à une cure, faite par un Juif propriétaire d’une terre seigneuriale, était valable. La nomination fut validée ( b ) ; ce qui prouve que, quoique les Juifs n’eussent pas en France d’état civil, cependantleurexis* (a) Denisart, Coll, de jurisprudence , v° Juif. (b) Arrêt du Parlement de Paris, 1777. DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLES. 389 tence n’était pas un mystère. Du reste, ils ne tardèrent pas à être légalement reconnus, et sous le règne de Louis XVI nous trouvons un acte qui peut être signalé comme le premier pas vers leur complète émancipa¬ tion. Des lettres patentes de ce prince avaient permis aux Juifs derésideren France (a) , et beaucoup y étaient rentrés. Cependant les corporations étaient jalouses de maintenir à leur égard les anciennes exclusions. Ainsi nous trouvons, en 1777, un arrêt du Conseil qui rejette la demande qu’ils avaient formée pour être autorisés à faire le commerce de draperie et de merce¬ rie à Paris. C’était encore beaucoup que de ne pas faire revivre les vieux édits qui les expulsaient. Mais si les Juifs reparaissaient sur le sol de la France, combien leur nombre était restreint, eu égard à ceux qui avaient autrefois habité ce pays! Dans presque toutes les parties de la France et prin¬ cipalement dans le Midi, il n’est pas de ville an¬ cienne qui n’ait son quartier appelé la Juiverie. Paris a plusieurs rues qui portent ce nom; et, s’il faut recon¬ naître que ces quartiers étaient autrefois habités par des Juifs, il n’est pas douteux que la France ancienne en était couverte. Les massacres, les exils les avaient fait disparaître, et ils étaient en bien petit nombre lorsque le jour de la justice se préparait pour eux. • (a) 1776. 390 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. CHAPITRE XV DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS En se reportant à l’état de la société en France vers la tin du xviii* siècle, on voit la révolution s’opérer dans les esprits avant d'être proclamée de fait. Dès le commencement du règne de Louis XVI, un nouvel ordre de choses s’annonçait; les vieilles idées avaient beaucoup perdu de leur force et chaque jour leur arrachait de nouvelles concessions. Les Protes¬ tants et les Juifs en ressentaient l’influence. L’intolé¬ rance n’était plus de bon ton. Les lois qui proscri¬ vaient les hérétiques ne s’exécutaient plus qu’à regret, et un magistrat qui avait concouru à un de ces arrêts du Parlement qui, déclarant illégitime un fils né d’un mariage qui n’avait pas été béni par l’Eglise, faisait passer tous ses biens sur la tête d’un parent, disait à ce dernier qui se présentait pour le remercier : C'est bien assez de vous avoir jugé; je rejette avec horreur votre reconnaissance (a). Lorsque de pareilles idées étaient répandues, la législation devait nécessairement subir leur influence. Il ne tenait pas au sage Males- herbes qu’il n’en fût ainsi; mais il avait de puissants préjugés à vaincre, et il avait sans cesse à lutter contre (a) Aignan, De l'état des protestants en France, p. 60. DEPUIS LA. RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 391 des hommes qui croyaient le flétrir en lui donnant le nom de ministre patriote. Cependant les Protestants durent à ses elforts de recouvrer en France un état civil. Le préambule de Ledit qui restitue un état civil aux Protestants est digne de remarque. « Nous pros¬ crivons, y est-il dit, toutes les voies de violence qui sont aussi contraires aux principes de la raison et de l'humanité qu’au véritable esprit du ehrislianisme . Une assez longue expérience a démontré que ces épreu¬ ves rigoureuses étaient insuffisantes pour les convertir; nous ne devons donc plus souffrir que nos lois les pu¬ nissent inutilement du malheur de leur naissance en les privant des droits que la nature ne cesse de récla¬ mer en leur faveur. » Cetédi*, qui semblait ne s’adresser qu’aux Proles¬ tants, embrassait tous ceux qui ne faisaient pas pro¬ fession de la religion catholique. 11 était le précurseur de l’émancipation complète des Juifs. Déjà, par un premier édit, Malesherbes avait aboli les droits de péage qui les assimilaient à des bêtes de somme. Ce ne fut pas à ce premier bienfait que ce ministre arrêta ses pensées bienveillantes : la question de leur réhabilitation politique occupait son esprit; il crut devoir s’entourer de lumières et réunit auprès de lui plusieurs Israélites de diverses parties de la France. Furtado, Gradis de Bordeaux et Cerfberr de Stras¬ bourg furent appelés à Paris, et ils fournirent au ministre qui les consultait des documents sur l’état social de leurs coreligionnaires. 392 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Cette généreuse pensée de Malesherbes trouvait déjà des échos en France, et l’académie de Metz mettait au concours la question de l’amélioration du sort des Juifs (a). Plusieurs mémoires furent envoyés, où la cause de la justice était énergiquement plaidée, et la palme académique fut partagée entre un Israélite, Orvvitz, Thierry, et l’abbé Grégoire. Ce dernier surtout se montra, dans toutes les occasions, le défenseur d’une classe trop longtemps opprimée, et l’on est heureux de voir un ecclésiastique concourir de tous ses efforts à effacer les maux que le fanatisme avait causés. Cependant les événements politiques qui se succé¬ daient avec rapidité, les graves intérêts qui s agitaient, ne permirent pas h Malesherbes de mettre à exécu¬ tion le projet qu’il avait conçu : la Révolution éclata et les Juifs n’avaient pas encore en France d’état civil, quoique depuis plusieurs années ils fussent publique¬ ment tolérés et qu’on leur eût même accordé le droit de naturalisation (6). La Révolution mit en mouvement tous les esprits, les Juifs firent entendre leurs plaintes, et elles ne pou¬ vaient manquer d’être accueillies. Dans une première séance, l’Assemblée consti¬ tuante déclara qu’elle s’occuperait du sort des J u ifs (c). A la séance du 14 janvier suivant, il fut question de savoir si les comédiens, les Juifs et les Protestants (a) 1788. (b) Lettre patente, 1776. (c) Séance du 28 septembre 1789. DEPUIS LA. RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 393 seraient éligibles à toutes les fonctions civiles et mili¬ taires. Un député, M. de Beaumetz, demandait l’ajourne- ment en ce qui concernait les Juifs. 11 prétendait qu’ils ne voudraient peut-être pas des emplois civils et militaires. Mirabeau prit la parole , et s’élevant avec force contre les suppositions présentées par le préopinant, il lut la requête dans laquelle les Juifs demandaient à être déclarés citoyens. La question futajournée; mais quelques jours après, le 23 janvier 1790, elle fut solennellement débattue. Des voix éloquentes se tirent entendre. Mirabeau, » Grégoire, Clermont-Tonnerre, Rabaud-Saint-Etienne défendirent avec vigueur les droits de la justice et de l’humanité, et un décret accorda les droits civils aux Juifs portugais, espagnols ou avignonnais seulement, ce qui bornait le bienfait à ceux du Midi. Des réclamations légitimes s’élevèrent; les Juifs du Nord, et principalement ceux de l’Alsace, firent valoir leurs droits; ils peignirent l’état déplorable où ils étaient réduits par l’effet de la malveillance qui, attri¬ buant à tous les fautes de quelques-uns, ne leur te¬ nait aucun compte de la funeste direction que des lois injustes leur avaient imprimée; ils demandèrent justice. Ces plaintes furent entendues ; un premier décret, suivi d’une proclamation du roi (a), mit les Juifs d’Al- (a) 16 avril 1790. 394 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. sace sous la sauvegarde de la loi. Bientôt un autre décret (a) supprima toutes les redevances qu’on exi¬ geait d’eux, à quelque titre qu’elles fussent payées.* Enfin un dernier décret mettant un terme à de f⬠cheuses hésitations (b) révoqua toutes les réserves et exceptions et accorda indistinctement à tous les Juifs le droitde citoyen, après avoir prêté le sermentcivique. Ainsi s’évanouirent pour toujours ces distinctions odieuses que le fanatisme avait créées et qui avaient pu se soutenir pendant dix-huit siècles. Les préjugés qui poursuivaient les Juifs s’écroulèrent, et cette vic¬ toire de la raison sur les vieilles erreurs fut un des plus beaux triomphes d’un peuple libre. La liberté des cultes était devenue un des prin¬ cipes du droit public : tous les Français, sans distinc¬ tion, remplissaient les devoirs de citoyens et en exer¬ çaient les droits. Quelque nouvelle que fût pour les Juifs cette tâche, ils l’embrassèrent avec enthou¬ siasme. Depuis longtemps leur cœur était français, leur unique ambition était de posséder légalement ce titre. Fiers des bienfaits des lois, ils rivalisèrent d’efforts pour s’en rendre digues ; on les vit participer les établissements utiles, se dévouer avec ardeur au service de la patrie, et (chose digne de remarque), bien qu’ils dussent saisir avec empressement les idées de l’époque, qui leur étaient favorables, au milieu de (a) 20 juillet 1790, 7 août suivant. [b) 28 septembre 1791 et31 novembre suivant. DEPUIS LÀ RÉVOLUTION JUSQU’à NOS JOURS. 395 l’effervescence générale, aucun d’eux ne se fit signa¬ ler par de coupables excès. Si quelques jours avaient suffi pour changer leur état politique, leur élat moral s’améliorait visiblement. La patrie comptait déjà leurs enfants parmi ses défenseurs; ils accouraient dans les écoles dont on leur avait autrefois interdit l’en¬ trée; les arts, l’industrie, qui les avaient autrefois repoussés, étaient témoins de leurs premiers efforts, et déjà, dans la génération nouvelle, on ne pouvait plus distinguer un Juif d’un Chrétien. Quelques ves¬ tiges de l’ancienne persécution devaient cependant encore se faire sentir chez les hommes parvenus à un âge avancé; ainsi, Ton pouvait remarquer chez eux une certaine hésitation à se produire, un attachement marqué pour de vieilles routines qui avaient pour elles la foi •ce de l’habitude; cette influence des idées anciennes, ils la conservaient encore dans les actes memes où ils n’avaient qu’à user de leurs droits On a pu les voir pendant longtemps enterrer leurs morts au milieu de la nuit, comme s’ils avaient dû craindre d’être troublés dans l’exercice de ce pieux devoir. Le souvenir des persécutions (lassées les agitait de crainte ; bien que les lois leur fussent favorables, ils n’osaient pas en réclamer l’exécution («). C’est ainsi que des préjugés et des abus ont pu se maintenir longtemps. (a) Les Juifs, dans la plupart des villes, sont restés longtemps privés de lieu de sépulture. Cependant le décret du 23 prairial an XII y avait pourvu en déclarant que, dans les communes où l’on professe plusieurs cultes, chaque culte aurait un lieu d’inhumation particulier. 396 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. On conçoit que des hommes pliés à un genre de vie, façonnés dès leur enfance à un état précaire, en¬ vironnés de vieilles préventions, poursuivis par de vieux préjugés, ne pouvaient pas dépouiller tout à coup le caractère qu’ils avaient revêtu depuis leur enfance : leur éducation, leur position, leur fortune, leur imposaient des nécessités qu’il fallait subir; la régénération ne pouvait s’opérer que peu à peu, et l’élan donné à la génération nouvelle, partagé même par une partie de celle qui la précédait, dépassait les espérances qu’il était permis de concevoir. L’on fut donc injuste envers eux lorsque, en les déclarant ci¬ toyens français, on crut devoir maintenir pourcertains d’entre eux un régime d’exception. L’Assemblée con¬ stituante elle-même n’avait pas échappé à cette injus¬ tice. Des plaintes s'élevaient de diverses parties de 1 Alsace au sujet des créances des Juifs; des débiteurs, quelquefois malheureux, le plus souvent de mauvaise foi, portaient contre leurs créanciers les accusations les plus graves; des abus coupables avaient pu être commis, mais la passion avait tout exagéré et la pré¬ vention ne permettait pas d’examiner avec calme. Quelque déplorables que fmsent les excès, l’action des lois générales aurait dû suffire pour les réprimer. Au lieu de s’en référer au droit commun, on eut re¬ cours à des mesures d’exception; l’Assemblée consti¬ tuante, le lendemain du jour ( a ) où elle avait décrété 1 émancipation des Juifs, avait enjoint à ceux de la (a) 28 septembre 1791. DEPUIS LÀ RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 397 ci-devant province d’Alsace dedonnerauxdirectoires de district l’état détaillé de fleurs créances, tant en prin¬ cipal qu’intérèts, sur des particuliers non Juifs. Cette mesure n’était peut être que le résultat d’une ancienne prévention, Pour rendre les Juifs d’Alsace odieux, on avait avancé que le pays était ruiné parleurs exactions, on avait grossi le chiffre de leurs créances, on les éva¬ luait à plus de 40 millions. Les états fournis aux di¬ rectoires vinrent détruire ces exagérations; il en résulta que les créances des Juifs d’Alsace ne dépassaient pas 10 millions ; ainsi, trente mille individus environ, que l’on persécutait comme usuriers, dont tout l’avoir consistait en capitaux, n’avaient à eux tous que 10 millions de créances. Ce fait répondait assez aux déclamations dont les Juifs d’Alsace étaient l’objet, sans rien préjuger cependant sur les usures dont plusieurs d’entre eux pouvaient s’être rendus coupables. Aussi, il ne fut donné aucune suite aux mesures que le gouvernement paraissait vouloir pren¬ dre contre eux. Un autre objet relatif aux Juifs d’Alsace occupa bien¬ tôt son attention. Avant la Révolution, les Juifs étaient divisés en communautés qui, soit pour fournir à leurs dépenses, soit pour faire face aux impôts variés qui les grevaient, étaient souvent réduites à contracter des dettes. 11 est à présumer que ceux qui prêtaient à des Juifs, usant peut-être de représailles, leur faisaient payer cher l’argent qu’ils leur livraient. Beaucoup de ces dettes existaient encore lorsque les communautés furent dissoutes; les créanciers de la 398 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. communauté de Melz réclamèrent et le gouvernement, considérant cette communauté (a) comme existante encore, quoique dissoute depuis longtemps, ordonna qu’une commission serait nommée pour liquider ses dettes et en faire la répartition. Celte mesure pouvait avoir quelque apparence d’équité en faveurjles créan¬ ciers, mais elle s’éloignait du droit commun, en même temps qu’elle était injuste envers les débiteurs. Aucune analogie ne pouvait exister entre la commu¬ nauté israélite existant à Metz en l’an X et celle qui existait avant la Révolution : les individus n’étaient plus les mêmes, les fortunes avaient été bouleversées, et la répartition qu’on opérait mettait souvent la plus forte portion de la dette à la charge de celui qui depuis peu s’était fixé dans le pays, ou avait acquis sa fortune depuis que les communautés étaient dissoutes. Otle considération aurait dû peut-être empêcher que le gouvernement intervînt et fit une loi d’exception. Il n’y avait pas plus de raison pour ressusciter les communautés israél i tes qu’il n’y en aurait eu pour ressusciter celle des barbiers ou des marchands, dans la vue de les rendre à l’action de leurs créanciers. Toutefois, les Juifs d’Alsace n’en furent pas quittes à ce prix; chaque année on voyait se renouveler les plaintes de leurs débiteurs; les faits étaient présentés sous les couleurs les plus noires. Les pouvoirs qui s’étaient succédé durant la Révolution avaient résisté à ces manœuvres. Le gouvernement impérial, dont les (a) 5 nivôse an X. * DEPUIS LX DÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 399 bonnes intentions à l’égard des Juifs ne pouvaient être suspectes, se laissa cependant entraîner dans des me¬ sures exceptionnelles. Un premier décret (fl) ordonna qu’il serait sursis, dans les departements de l’Alsace, à l’exécution de tous les jugements rendus en faveur des Juifs contre des cultivateurs: cependant, avant de sévir contre les Juifs, Napoléon, dans son esprit de justice, voulut le* interroger et recevoir d’eux publiquement une profession de foi. Cette pensée, digne du puissant génie qui réglait alors le sort des empires, devait donner naissance à l’événement, le plus saillant que nous offre l’histoire des Juifs modernes. Le même décret qui ordonnait le sursis relativement aux Juifs d’Alsace convoquait à Paris une assemblée d’Israé¬ lites, à l’etïet de répondre aux questions qui leur se¬ raient adressées au nom du gouvernement (b). Les Israélites des divers départements de la France et de l’Italie, réunie alors à l’Empire, envoyèrent à Paris leurs députés, qu’ils choisirent parmi les plus no¬ tables d’entre eux, et ces députés, au nombre de cent douze, furent constitués en assemblée. Une salle leur était préparée h l’Hôtel de ville, et c’est là qu’ils furent installés par les ordres du ministre de l’inté¬ rieur. Les premières séances furent consacrées à la nomination du président et à la formation du bureau. M Abraam Furfcado, de Bordeaux, réunit la majo- (a, 30 mai 1806. (6) 30 mai 1806, convocation (le l’assemblée israélite. 400 LÉS JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. rité (les suffrages, et il présida l’assemblée avec une dignité, une élévation de sentiment et une éloquence qu’on n’aurait peut-être pas eu l’espoir de trouver chez des hommes dont l’éducation n’avait véritable¬ ment commencé que depuis un petit nombre d an¬ nées. L’assemblée étant constituée, trois commis¬ saires du gouvernement, MM. Molé, Portalis fils et Pasquier, se transportèrent dans son sein et lui sou¬ mirent les questions que l’on désirait éclaircir. « Vous le savez, leur disait M. Molé, la conduite » de plusieurs de ceux de votre religion a excité des » plaintes qui sont parvenues au pied du trône; ces » plaintes étaient fondées, et pourtant 1 Empereur » s’est contenté de suspendre le progrès du mal, et » il a voulu vous entendre sur les moyens de le gué- » rir. Les lois, ajoutait-il, qui ont été imposées aux » individus de votre religion ont varie par toute » la terre. L’intérêt du moment les a souvent dic- » tées; mais, de même que cette assemblée n’a point » d’exemple dans les fastes du christianisme, de » même, pour la première fois, vous allez être jugés » avec justice et vous allez voir par un prince chrétien » votre sort fixé. » Les questions qui étaient soumises à l’assemblée consistaient' à savoir :s’il était licite aux Juifs d’é¬ pouser plusieurs femmes; si le divorce était permis par la religion juive; s’il était valable sans qu il fut prononcé par les tribunaux et en vertu de lois con¬ tradictoires à celles du Gode français; si une Juive pouvait se marier avec un Chrétien et une Chrétienne DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 401 avec un Juif, ou s’il était prescrit aux Juifs de ne se marier qu’entre eux; si aux yeux des Juifs les Français étaient leurs frères ou des étrangers; quels étaient, dans l’un et l’autre cas, les rapports que leur loi leur prescrivait avec les Français qui n’étaient pas de leur religion; si les Juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens regardaient la France comme leur patrie; s’ils se croyaient obligés de la défendre, d’obéir aux lois et de suivre les dis¬ positions du Gode civil; par qui les rabbins étaient nommés; quelle juridiction de police exerçaient les rabbins parmi les Juifs et quelle police judiciaire ils exerçaient parmi eux ; si les formes de l’élection des rabbins et leur juridiction de police judiciaire étaient voulues parles lois ou seulement consacrées par l’usage ; s’il est des professions que la loi des Juifs leur défend; si cette loi leur défend de faire l’usure. En recevant la communication de ces questions, le président répondit au discours de MM. les com¬ missaires. « Organe, disait-il, des sentiments de cette assem» » blée, je dois vous dire, au nom de tous ceux qui » la composent, que nous avons vu avec une joie » inexprimable cette occasion comme un moyen de »> dissiper plus d’une erreur et de faire cesser bien » des préjugés. Nous n’avions entrevu que dans un » avenir éloigné le moment où des habitudes, con- » tractées par l’effet d’une longue oppression, se- » raient effacées : maintenant cet avenir se rapproche » de nous. » 20 402 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Après cette communication les travaux de l’as¬ semblée commencèrent; une commission fut nom¬ mée pour procédera l’examen des questions; plu¬ sieurs séances furent consacrées à leur discussion, et, pendant tout le cours des délibérations, l’ordre le plus parfait, la plus grande harmonie régnèrent constamment parmi des hommes qui apportaient dans l’assemblée des mœurs différentes et des lan¬ gages divers, qui avaient vécu, les uns en Italie, les autres en France, et qui devaient être tout étonnés d’une tâche qu’ils remplissaient pour la première fois, avec un appareil imposant, sous les yeux de tout ce que la France avait de plus éclairé. Mais si l’assemblée des députés israélites, compo¬ sée en très-grande partie d’hommes dont l’éducation avait été négligée, par le résultat des lois sous 1 em¬ pire desquelles ils avaient passé leur jeunesse, sut cependant se faire remarquer par le calme qu’elle apportait dans ses délibérations et par la pureté des vues qui l’animaient, la sagesse de ses réponses était bien susceptible de détruire les funestes impressions qui paraissaient encore les poursuivre. Conciliant le respect qu’ils devaient à leur religion avec le devoir que leur qualité de citoyen français 0 leur imposait et qu’ils étaient fiers de remplir, les députés israélites dissipèrent tous les nuages dont on avait environné leur croyance; ils répondirent aux douze questions qui leur étaient posées avec une pré¬ cision digne des plus grands éloges. « Les députés israélites, dirent-ils en tête de leurs DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 403 » réponses, déclarent que leur religion leur ordonne » de regarder la loi du prince comme loi suprême, >< en malière civile et politique; qu’ainsi, lors même » que leur Code religieux ou les interprétations qu’on » lui donne renfermeraient des dispositions civiles » ou politiques qui ne seraient pas en harmonie avec » le Code français, ces dispositions cesseraient dès » lors de les régir, puisqu’ils devraient, avant tout, » reconnaître la loi du prince et lui obéir. » Ce principe posé, l’assemblée déclarait que les Juifs étaient tenus de regarder les Français comme leurs frères; que leur premier devoir était d’exercer envers les Chrétiens des actes de charité, et qu’il n’y avait à cet égard aucune différence entre les Chrétiens et les Juifs. « Oui, s’écriaient-ils, la France est notre » patrie, les Français sont nos frères ! Ce titre glo- » rieux. en nous honorant à nos propres yeux, est » un sur garant que nous ne cesserons jamais de le » mériter. » « Les rapports, ajoutaient-ils, que la loi judaïque » permet avec les Chrétiens sont les mêmes que ceux » avec les Juifs; nous n admettons d’autre différence t> que celle d’adorer l’Etre suprême chacun à sa ma- ’> ni ère. » Vérité consolante, pleine de charité, pure expression du véritable esprit de la loi de Moïse, trop longtemps calomniée. Passant ensuite aux diverses autres questions, les députés israéî i tes ne faisaient que développer les conséquences de ces principes. Ils déclaraient qu’il n était pas permis aux Juifs 404 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. d’épouser plusieurs femmes; que la loi de Moïse, qui permettait la répudiation, était subordonnée à la loi civile; que les mariages entre Juifs et Chrétiens n’étaient pas défendus; que les rabbins ne tenaient de la loi de Moïse aucune autorité sur leurs coreli¬ gionnaires ; que ce titre, connu seulement depuis la dispersion, ne constituait autre chose qu’une marque de déférence donnée aux docteurs de la loi, qui se faisaient remarquer par leur mérite ; qu’ils n’avaient aucune juridiction, mais que seulement on s’adres¬ sait volontairement à eux comme versés dans la loi; que si, dans certains États, les lois ont donné quelque force à la juridiction des rabbins, leur autorité décou¬ lait alors de la loi civile et non de la loi religieuse ; qu’aucune profession n’était défendue aux Juifs et que leur morale religieuse leur faisait au contraire une loi de se donner un état; enfin que l’usure ne pou¬ vait être autorisée par la loi de Moïse, qui n’avait jamais entendu parler que d’un intérêt légal ; que sur¬ tout sur ce point aucune distinction ne pouvait être faite entre le Juif et l’étranger; que, vis-à-vis de l’un et de l’autre, la charité faisait un devoir de prêter quel¬ quefois sans intérêt à celui qui était dans le besoin; mais que, si un intérêt pouvait être exigé de celui qui emprunte pour son commerce, il n’était permis, dans aucun cas, de percevoir plus qu’un intérêt légal. A cet égard, l’assemblée réfutait les injustes reproches adressés aux Juifs et interprétait sagement la loi de Moïse, qui repousse, par son esprit et par ses termes, les préventions dont elle a été l’objet. La DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 405 religion juive était donc énergiquement vengée, et cette antique croyance, poursuivie comme intolé¬ rante et anti-sociale, apparaissait enfin sous son vrai jour; la persécution perdait ainsi son excuse, la mé¬ disance était dépouillée de son plus puissant ali¬ ment, et si quelques Juifs avaient pu armer contre eux la sévérité des lois, il était impossible de faire rejaillir sur leur croyance religieuse les méfaits qu’on leur imputait. Cependant la sollicitude du gouvernement impérial n’était pas entièrement rassurée, et il manquait aux réponses de l’assemblée une sanction qui devait en accroître le poids. Les députés israélites avaient dé¬ veloppé les principes de leur religion, mais rien ne constatait que ce qu’ils avaient déclaré fût autre chose que l’expression de leur conviction person¬ nelle; il fallait donner à leurs opinions une force doctrinale qui leur manquait. C’est là ce qui ins¬ pira la pensée de convoquer un grand Sanhédrin, c’est-à-dire une assemblée de docteurs de la loi, ressuscitant en quelque sorte cet ancien pouvoir dont les arrêts suprêmes étaient regardés à Jérusalem comme des lois. Les commissaires du gouvernement se transportè¬ rent au sein de l’assemblée pour lui communiquer ce dessein. « Sa Majesté, dit M. Molé, a vu avec satisfaction » vos réponses; elle nous a chargés de vous faire con- » naître qu’elle avait applaudi à l’esprit qui les a » dictées. 406 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. » En nous présentant de nouveau dans cette en - » ceinte, ajoutait-il, nous y retrouvons les impres- » sions et les pensées qui nous agitèrent lorsque vous » nous y avez reçus pour la première lois. En effet, » qui ne serait saisi d’étonnement à la vue de cette » réunion d’hommes éclairés, choisis parmi les des- » cendants du plus ancien peuple de la terre ? Si » quelque personnage des siècles écoulés revenait » à la lumière, et qu'un tel spectacle vînt à. frapper » ses yeux, ne se croirait— 1 1 pas transporté dans les » murs de la cité sainte, ou ne penserait-il pas qu’une » révolution terrible a renouvelé les choses humaines » jusque dans leurs fondements?... » Les Juifs, accablés du mépris des peuples et » souvetit en butte à l’avarice des souverains, n’ont » point encore été traités avec justice. Leurs cou- » tûmes et leurs pratiques les isolaient des sociétés, » qui les repoussaient à leur tour, et ils n’ont cessé » d’attribuer aux lois humiliantes qui leur étaient » imposées les désordres et les vices qu’on leur re- » proche. Aujourd’hui même encore ils expliquent » l’éloignement de quelques-uns d’entre eux pour » l’agriculture et les professions utiles, par le peu » de confiance que peuvent prendre dans l’avenir des » hommes dont l’existence dépend, depuis tant de » siècles, de l’esprit du moment et du caprice de la » puissance. Désormais, ne pouvant plus se plaindre, » ils ne pourront plus se justifier. » Sa Majesté a voulu qu’il ne restât aucune excuse « à ceux qui ne deviendraient pas citoyens; elle vous DEPUIS LA. RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 407 » assure le libre exercice de votre religion et la pleine » jouissance de vos droits politiques; mais en échange » de l’auguste protection qu’elle vous accorde, elle » exige une garantie religieuse de l'entière observation » des principes énoncés dansvos réponses. Cette asscm- « blée, telle qu’elle est constituée aujourd’hui, ne » pourrait à elle seule la lui offrir; il faut que ses » réponses, converties en décisions par une autre » assemblée d’une forme plus imposante et plus reli- » gieuse, puissent être placées à côté du Thalmud et » acquièrent ainsi, aux yeux des Juifs de tous les pays » et de tous les siècles, la plus grande autorité pos- » sible. » La foule de commentateurs de votre loi en a, » sans doute, altéré la pureté, et la diversité de leurs » opinions a dû jeter dans le doute la plupart de ceux » qui les lisent. Il s’agit donc de rendre à l’universa- » lité des Juifs l’important service de fixer leurs » croyances sur les matières qui vous ont déjà été » soumises. Pour rencontrer dans l’histoire d’Israël » une assemblée revêtue d’une autorité capable de » produire les résultats que nous attendons, il faut » remonter jusqu’au grand Sanhédrin. C’est ce grand »> Sanhédrin que Sa Majesté se propose de convo- » quel* aujourd hui. Ce corps, tombé avec le temple, » va reparaître pour éclairer par tout le monde le » peuple qu’il gouvernait; il va le rappeler au véri- » table esprit de la loi et lui en donner une expli- » cation digne de faire disparaître toutes les inter- » prétations mensongères; il lui dira d’aimer et de 408 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. » défendre le pays qu’il habite; et il lui apprendra » que tous les sentiments qui l’attachaient à son » antique patrie, il les doit aux lieux où, pour la pre- » mière fois depuis sa ruine, il peut élever sa voix. » A ce discours remarquable le président de l’assem¬ blée répondit avec dignité. « Asservis, disait-il, depuis leur dispersion, à une » politique également fausse et incertaine, jouets des » préjugés et des caprices du moment, on remarque » avec surprise que parmi tant de princes qui ont f » régné dans les différents Etats, que parmi ceux » meme qui ont paru animés du désir d’améliorer » notre condition, nul n’ait conçu avec force et gran- » deur l’idée et le moyen d’arracher des hommes » sobres, actifs, industrieux, à la nullité civil'e et poli- » tique dans laquelle ils étaient retenus. » Toujours en dehors de la société, en butte à la » calomnie, victimes innocentes de l’injustice, se taire » et souffrir, telle fut, durant bien des siècles, leur » triste destinée. » Les attributions importantes, ajoutait-il, que Sa » Majesté daigne nous donner en nous imposant des » devoirs plus difficiles à remplir, auraient de quoi *> nous effrayer, si vous ne nous promettiez. Messieurs » les commissaires, de nous aider du concours de vos » lumières, afin de répondre dignement aux grandes f » vues do Sa Majesté. Eloignés par notre situation >» passée, par la nature de nos occupations, des études » relatives à un objet d’un ordre si relevé, nous n’y » pouvons porter que les simples lumières du bon DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 409 » sens, des intentions pures et un zèle soutenu. Mais » ces dispositions ne suffisent pas, nous avons besoin » de toute votre indulgence, et nous la réclamons. » Après ce discours, MM. les commissaires se reti¬ rèrent et rassemblée, délibérant sur les nouvelles communications qui lui étaient faites, arrêta qu’il serait adressé à toutes les synagogues de l’empire français, du royaume d’Italie et de l’Europe une cir¬ culaire pour leur annoncer qu’un grand Sanhédrin allait s’ouvrir à Paris; que MM. les rabbins, membres de l’assemblée, seraient invités à faire partie de ce grand Sanhédrin; que vingt-cinq des députés, mem¬ bres de l’assemblée, en feraient également partie ; qu’il serait donné les ordres nécessaires pour que vingt-neuf rabbins, choisis dans les synagogues de l’empire et du royaume d’Italie, pussent se rendre à Paris; qu’une commission de neuf membres serait formée pour pré¬ parer avec MM. les commissaires du gouvernement les matières qui seront soumises au grand Sanhédrin; qu’enfin, l’assemblée ne se séparerait pas jusqu’à ce que le grand Sanhédrin eût clos ses séances. Le jour où l’assemblée allait terminer ses travaux pour se réunir au grand Sanhédrin arrivait. Avant de se séparer, l’assemblée offrit encore plusieurs séances dignes d’intérêt; on y discuta le projet de règlement relatif à l’établissement des consistoires : il y fut ques¬ tion des mesures projetées par le gouvernement contre les Juifs de l’Alsace, mais on put remarquer que ras¬ semblée, appelée à donner son avis sur des mesures législatives, n’y apportait ni cette maturité qu’une 410 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. longue expérience des affaires peut seule donner, ni cette indépendance et cette énergie qu’il devait être difficile d’atteindre à des hommes placés tout à coup dans une sphère aussi élevée. Cependant on doit rendre à l’assemblée des députés israélites cette justice que les idées généreuses trouvèrent constamment un écho dans chacun de ses membres, et les discours pronon¬ cés par MM. Avigdor, de Nice (a) et Furtado annon¬ çaient des hommes qui, en dépit des lois flétrissantes, avaient su marcher avec le siècle. Les travaux de l’assemblée des députés étaient arrivés à leur terme et le grand Sanhédrin allait s’ou¬ vrir. Les hommes appelés à en faire partie n’étaient pas seulement ceux qui, nés avec la Révolution, et partageant l’élan qu’elle imprimait, étaient imbus des idées nouvelles, c’étaient, avant tout, des hommes religieux qui, versés dans les études théologiques, décorés du nom de rabbins, avaient été l’objet de la vénération de leurs frères. Réunis au nombre de soixante-dix, ce n’était plus une assemblée politique qu’ils formaient, c’était un corps éminemment reli- » gieux qni, sous la protection des lois, dans un Etat (a) Séance du 5 février 1807. ■ — Dans cette séance, après un dis¬ cours remarquable de M. Avigdor, l’assemblée, sur sa proposition, consigna dans son procès-verbal l’expression de sa reconnaissance envers les membres du clergé qui, dans les divers pays et les divers siècles, s’étaient montrés bienveillants envers les Juifs. Lorsque pour la première fois ce travail était écrit je n’apparte¬ nais pas à M. Avigdor par des liens de famille. J’ai pu apprécie r depuis tout ce qu’il y avait d’élévation dans son esprit et de gran¬ deur dans son caractère. DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 411 chrétien, s’installait avec tout le cortège des cérémo¬ nies judaïques. Dans l’histoire de 1 Empire, cet évé¬ nement est peut-être un de ceux qui méritent le plus de fixer l'attention. Les Juifs semblent avoir été jetés au milieu des nations pour marquer par leurs vicissi¬ tudes les progrès de la raison humaine. Quel progrès immense n’avait-il pas dû s’opérer en France pour que l’on pût voir dans son sein ressuscite! avec toute sa pompe l’assemblée la plus respectable de l’antique Jérusalem ! ‘ Pour que rien ne manquât à la vénération dont le grand Sanhédrin devait être environné, on voulut suivre toutes les formes établies par la loi judaïque. Le grand Sanhédrin se composait de soixante-dix membres, dont un chef (a), deux rapporteurs (6), deux scribes. Un écrivain qui s’est tait depuis remar¬ quer par de nombreuses productions, M. Michel Berr, avait été adjoint comme scribe-rédacteur. Avant leur installation, les membres du grand SanJiédrin se réunirent dans le temple israélite pour implorer la protection divine, une prière appropriée à la circonstance fut récitée à haute voix par le chef; tous les membres étaient couverts ; la même céré¬ monie se renouvelait au commencement de chaque séance. Aucune discussion ne pouvait avoir lieu dans le sein de l’assemblée, un rapport était fait sur cha- ( a ) Nassy (prince). (b) L’un, ab-beth-din (père de la maison de Jugement), l’autre, chachain (savant). 412 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. que objet mis en délibération; on renvoyait ensuite à huitaine, et chaque membre pouvait remettre des observations par écrit, sur lesquelles il était fait un nouveau rapport. Les délibérations avaient lieu par appel nominal, chaque membre répondait oui ou non , un des secrétaires recueillait les votes affirmatifs, l’autre les votes négatifs; le chef proclamait le ré¬ sultat d’après la majorité absolue des suffrages. L’ordre et le recueillement présidaient aux délibé¬ rations du grand Sanhédrin; le chef, M. Sinthzeim, MM. Furtado et Gracovia prononcèrent plusieurs dis¬ cours. M. Furtado, dans une des premières séances, s’ex¬ primait ainsi : « En contemplant cette assemblée d’hommes re¬ commandables par leur piété, leur savoir et leurs vertus, nous nous croyons transportés dans cette an¬ tiquité vénérable si bien décrite dans nos livres saints. Saisis d’étonnement et de respect pour la majesté de la religion et rappelant à notre mémoire tout ce que nos annales y ont laissé de souvenirs sur les beaux jours de la cité sainte, il nous semble re¬ trouver en vous, après un si long cours de siècles et de révolutions, cet aréopage auguste institué pour aider l’interprète de la volonté de Dieu à supporter le poids de sa mission. » Si notre existence parmi toutes les nations de la terre, si l’antiquité de notre origine, si nos longues adversités présentent un de ces phénomènes poli¬ tiques qui fixent l’attention et commandent, pour DEPUIS LA. RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 413 ainsi dire, la surprise, notre convocation dans la ca¬ pitale de la France, et sous, la protection du plus grand des princes chrétiens, l’existence inattendue d’un Sanhédrin, de ce corps antique dont l’origine se perd dans la nuit des temps, cet intérêt de bien¬ veillance qui se fait remarquer de toutes parts en faveur des restes dispersés d’Israël, des circonstances si nouvelles et si rares n’offrent pas un phénomène moins remarquable. Un événement si extraordinaire ajoute un nouveau trait au caractère de grandeur et de force qui imprime au règne de Sa Majesté im¬ périale et royale le sceau d’une éternelle mémoire...» Le président avait déjà exprimé la même pensée, et le Sanhédrin rendait un éclatant hommage à cette nôble inspiration qui avait permis à un prince chré¬ tien de réunir sous ses yeux l’assemblée la plus impo¬ sante de l'antiquité juive. Pénétrés de la grandeur de leur mission, les mem¬ bres du Sanhédrin se livrèrent avec le plus grand recueillement à l’examen de chacune des réponses faites par la précédente assemblée aux questions qui lui avaient été adressées. Ces réponses, fruit d’un consciencieux examen, furent converties en décisions doctrinales, et reçurent ainsi la sanction religieuse qui leur manquait. En tête de cette décision, le Sanhédrin plaça une déclaration de principes qui devait éclaircir bien des doutes. « Nous déclarons, disaient les rabbins assemblés, » que la loi divine, ce premier héritage de nos an- 4U LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. » cêtres,. contient des dispositions politiques et des » dispositions religieuses; que les dispositions reli— » gieuses sont, par leur nature, absolues et indépen- » dantes des circonstances et des temps; qu’il n’en » est pas de même des dispositions politiques, c’est- » à -dire de celles qui constituent le gouvernement et » qui étaient destinées à régir le peuple d’Israël dans » la Palestine lorsqu’il avait ses rois, ses pontifes et » ses magistrats. » Cette déclaration ne laissait plus à la malveillance aucun prétexte pour supposer que la loi de Moïse empêchât les Juifs de jouir des bienfaits des lois. L’assemblée la plus imposante pour les Israélites, celle qui, comme elle le déclare elle-même, avait seule qualité pour interpréter la loi de Moïse et fixer les conséquences qui en découlent, déterminait quelle était la partie de cette législation qui était obliga¬ toire, quelle était celle qui avait cessé de l’être. Cette assemblée consacrait ce principe que les Juifs de- r vaient, avant tout, obéissance aux lois de l’Etat; en un mot, le Sanhédrin constatait ce fait que les Israé¬ lites, appelés à devenir citoyens, n’avaient à reculer devant aucun des devoirs que cette qualité leur im¬ posait. « Quoique l'Israélite orthodoxe, disait M. Furtado, » puisse croire que toutes les dispositions dont le » Code mosaïque se compose ont été également ré- » vélées, il n’est pas tenu de croire que toutes sont » également obligatoires. » Les unes fixent et déterminent les rapports entre DEPUIS LÀ RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 415 » l’homme et son Créateur, les autres entre l’homme » et son semblable, considérés l’un et l’autre comme » membres de la même société politique, les troisièmes » entre les sujets et leur souverain. » Les premières, qui appartiennent au domaine » des consciences, sont par cela même indépen- » dantes des événements temporels et jusqu’à un cer- » tain point de la jurisprudence civile; les secondes » et les troisièmes ne pouvant, par la nature des objets sur lesquels elles statuent, jouir de la meme » permanence, delà même immuabilité, n’enchaînent » qu’aux circonstances des lieux, des temps et de » l’ordre politique auquel elles s’appliquent; cet » ordre politique, renversé ou dissous par des révo- » lutions lentes et inopinées, élie nécessairement » de tous les devoirs qui naissaient de son existence » et se conservaient par sa durée. .. Combien, ajou- » tait-il, n'est-il pas d’observances tombées en dé- » suétude? que sont devenues ces grandes solennités » de Jérusalem? que sont devenues tant de lois sur » les sacrifices, sur les conventions matrimoniales, » sur les successions, sur l’année sabbatique et l’an- » née jubilaire, sur la pureté et l’impureté, et sur » tant d’autres pratiques dont le souvenir seul » s’est conservé dans l’histoire ?... Le culte général » s’est maintenu, les rits particuliers ont cessé quand » ils sont devenus impraticables par le transport de » cette religion d’un seul pays dans tant de climats » divers? » Les mêmes principes étaient confirmés par le pré- 416 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. siclent 611 Sanhédrin, le rabbin Sintzheim, et son autorité était bien susceptible de rassurer les con¬ sciences les plus scrupuleuses sur la vérité de la pro¬ fession de foi faite par l’assemblée. Les décisions du Sanhédrin furent reçues avec respect par toutes les synagogues de France; celles de Hollande, celle de Francfort, lui avaient envoyé des députés qui donnèrent leur adhésion à ses tra¬ vaux (a). Cette distinction entre la partie politique et la partie religieuse de la loi de Moïse était suscep¬ tible de renverser une foule d’observances pratiques comme comprises dans la partie politique et dépen¬ dant des temps et des lieux ; mais le Sanhédrin s’était borné à constater un fait dont la vérité ne pouvait être méconnue; il appartenait à la conscience des Juifs éclairés d’en déduire les conséquences, sans se dépar¬ tir d’un sentiment de respect pour ce que les anciens docteurs avaient établi comme une haie à la loi. Cependant l’événement important qui venait de se consommer, la sagesse qui avait présidé aux réponses de l’assemblée 11e mirent pas les Juifs français à l’abri de toute espèce de trouble. Le sursis prononcé contre les Juifs d’Alsace subsistait toujours, et le gouverne¬ ment avait à prendre un parti. Dans un mouvement d’indignation contre ceux d’entre les Juifs à qui des exactions usuraires étaient (a) Parmi les députés d’Amsterdam 011 remarquait MM. Asser, avocat, depuis conseiller d’État dans le royaume des Pays-Bas; de Léman, docteur en médecine, et Litwak, mathématicien distingué. » DEPUIS LÀ RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 4*17 reprochées, l’assemblée avait, en quelque sorte, ap¬ pelé sur eux des mesures spéciales. Le gouverne¬ ment céda, il faut le dire, à l’impulsion qui lui élàit donnée, et lorsque les lois générales suffisaient pour atteindre les coupables, il fut créé un régime d’ex¬ ception qui contrastait avec les espérances légitimes qu’il était permis de concevoir à la suite de l’acte so¬ lennel qui venait de s’accomplir. Le Sanhédrin avait à peine terminé ses travaux qu’un décret (a) déclara que tous les engagements pour prêt, consentis au profit des Juifs par des mi¬ neurs, des femmes, ou des militaires sans l’autorisa¬ tion de leurs chefs, seraient nuis de plein droit; que le payement d’aucune lettre de change, bijlet, obliga¬ tion ou promesse, souscrit par un non-commerçant au profit d’un Juif, ne pourrait être exigé sans que le porteur prouvât que la valeur en avait été fournie ; que les créances reconnues usuraires seraient annu¬ lées ; que pour celles qui ne le seraient pas, les tri¬ bunaux étaient autorisés à accorder un délai. Il était défendu à tout Juif de se livrer au commerce sans prendre une patente qui ne pouvait être accordée que sur des informations précises et des certificats constatant sa moralité. Tous actes de commerce faits par des Juifs non patentés étaient déclarés nuis ; les hypothèques prises par eux en vertu d’une lettre de change étaient an¬ nulées. * • (a) 17 mars 1808. 27 41 8 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Toute obligation consentie au profit d’un Juif non patenté pouvait être révisée par les trib.unaUx ; le dé¬ biteur était admis à prouver qu’il y avait usure. Ces dispositions étaient applicables à l’avenir comme au passé. Aucun Juif non domicilié dans les départements du Haut et Bas-Rhin ne pouvait à l’avenir y prendre domicile. Aucun Juif ne pouvait être admis à prendre domi¬ cile dans d’autres départements qii’autantqu’il y aurait fait l’acquisition d’uné propriété rurale et se livrerait à l’agriculture, sans se mêler d’aucun négoce ni trafic. Les Juifs n’étaient plus admis à Fournir des rem¬ plaçants pou** l'armée. Ce décret devait avoir son effet pendant dix ans, sauf à en proroger la durée si les mesures prises n'obtenaient pas le résultat qu’on attendait. Quelle était donc la défiance qui avait surgi dans l’esprit du chef de l’État ? Les principes religie ix des Juifs ne pouvaient lui être suspects après les décisions si remarquables de leurs docteurs les plus respectés? Comment légitimer alors la résurrection, même pas¬ sagère, des humiliantes distinctions d’un autre âge? Le décret du 17 mars avait été conçu avec tant de prévention, que bien que le sursis prononcé par u i décret antérieur ne s’appliquât qu’aux départements dé l’Alsace, ^celüi du 17 mars semblait embrasser dans ses dispositions la France entière. Aussi les débiteurs des Juifs saisirent-ils avec empressement .ce prétexte, et dans un État où l’intolérartce religieuse DEPUIS LA. RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 419 semblait avoir expiré, après avoir reçu des lois la plus éclatante protection qui leur eût été accordée dans aucun siècle, les Juifs éprouvèrent tout à coup dans leur fortune et dans leur personne une violente secousse. Cependant de toutes les parties de la France de justes réclamations s’élevèrent, les autorités locales vinrent attester la moralité des Juifs de la plupart des départements. Le gouvernement impérial était mu par de trop hautes pensées, il était entouré de trop de lumières, il avait fait preuve d’un trop grand esprit de justice pour persister longtemps dans une erreur commise. Le décret du 17 mars fut modifié; mais ses effets furent maintenus pour les départements de l’Alsace (a). Ainsi les Juifs du département du Nord restèrent soumis aux lois d’exception et les tri¬ bunaux furent forcés d’appliquer un décret qui faisait des Juifs une classe à part pour certains actes de la vie civile. Cette législation devait, il est vrai, ne durer que pendant dix ans; mais ce terme n’effaçait pas le vice qui l’entachait. Toutefois, cet acte regrettable du gouvernement impérial ne doit pas affaiblir ce que les Juifs lui doivent de reconnaissance. La convoca¬ tion du Sanhédrin par l’empereur Napoléon restera à jamais comme le plus éclatant témoignage des senti¬ ments de haute raison et de justice qui animaient ce prince, qui imprimait le cachet de sa grandeur à (a) Décret des 16 et 22 juillet 1808, 11 avril 1810, 26 décembre 1813. 420 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. toutes les conceptions que lui suggérait son génie. A côté du décret dont nous venons de parler, mar¬ chait un autre décret ( a ) qui organisait le culte is- raélite. Des consistoires furent créés ; il fut ordonné qu’il serait établi une synagogue et un consistoire dans chaque département renfermant deux mille Israé¬ lites ; qu’il y aurait un grand rabbin dans chaque sy¬ nagogue consistoriale ; que les consistoires devraient veiller à ce que les rabbins ne pussent donner aucune instruction ou explication de la loi qui ne fût con¬ forme aux décisions du Sanhédrin, surveiller l'admi¬ nistration des synagogues particulières, encourager les Israélites à b exercice des professions utiles, faire connaître ceux qui n’auraient pas de moyens d’exis¬ tence. Les consistoires départementaux devaient re¬ lever d’un consistoire central établi à Paris ; le consis¬ toire central était chargé de proposer la nomination des rabbins et de les confirmer. Les rabbins étaient chargés d’enseigner la religion et la doctrine du San¬ hédrin, de rappeler l’obéissance aux lois, et surtout à celle de la conscription ; de faire considérer le service militaire comme un devoir, de prêcher dans les syna¬ gogues, de célébrer les mariages. Les autres articles fixaient le traitement des rabbins dont le payement, ainsi que les frais du culte, devaient être répartis sur les Israélites d’après les tableaux dressés par les con¬ sistoires. Les rabbins devaient jurer sur la Bible (a) 17 nws 1808. DEPUIS LÀ RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 421 d’être fidèles aux lois et de faire connaître tout ce qu’ils apprendraient de contraire aux intérêts du sou* t verain ou de l’Etat (a). Cette création des consistoires était sans doute un premier pas fait vers une organisation régulière. Mais il restait à établir des écoles, des séminaires d’où pussent sortir des hommes instruits, capables de diriger leurs coreligionnaires dans les voies tracées parles décisions du Sanhédrin. En créant les consistoires israélites, le gouverne¬ ment ne voulut pas en supporter les charges, et une taxe particulière fut établie pour subvenir aux frais de cette nouvelle institution. Ainsi les Juifs, soumis aux impôts publics, contribuant pour leur part à l’en¬ tretien de tous les cultes chrétiens, étaient réduits à supporter eux seuls les frais de leur propre culte. Telle était la position des choses en 1815. Les Juifs, à quelques exceptions près, n’avaient rien perdu des droits que la Révolution avait fixés sur leur tête; Napoléon les avait vus accourir dans ses armées, la plupart s’y étaient couverts de gloire, plusieurs d’entre eux étaient parvenus aux grades les plus élevés; tous justifiaient par leur éducation, leur po¬ sition ou leurs habitudes, les bienfaits de l’émanci¬ pation. Le gouvernement impérial s’était fait un de¬ voir de se montrer fidèle à ce grand principe de la liberté des cultes qui était une précieuse conquête de la révolution de 89. Les hommes de mérite arrivaient fa) Décret du 19 octobre 1808. 422 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. aux fonctions publiques, quelle que fut leur croyance; la régénération ne datait pas encore d’assez loin pour que les sujets pussent être nombreux parmi les Juifs, On en citait cependant plusieurs dans diverses car¬ rières, quelques-uns exerçaient des fonctions adminis¬ tratives dans les cités les plus populeuses. De ce nombre était M. Furtado de Bordeaux; il fut même question de l’élever aux fonctions de sénateur. Quelques membres du Sénats et notamment l’abbé Grégoire, évêque de Blois, qui s’était toujours montré le protecteur zélé des Israélites, avaient exprimé le désir que, de même qu’il y avait dans le Sénat des Catholiques et des Protestants, il y eût aussi des Israélites. Ce vœu ne put pas se réaliser, mais il con¬ state que la fusion était complète et que les nuances d opinions religieuses disparaissaient pour toujours. Ce fut en cet état que la Restauration trouva les Juifs. La France fut démembrée et les Juifs de di¬ verses provinces, qui, sous l’empire, avaient partagé le sort des Juifs français, retombèrent tout à coup sous le joug de l’oppression. Les diverses provinces de l’Italie, rendues à leurs anciens souverains, virent renaître leur ancienne lé¬ gislation. Ainsi, le roi de Sardaigne renouvela les lois qui les obligeaient à se renfermer dans le ghetto et leur défendaient de posséder des immeubles Cepen¬ dant quelque précises que fussent les lois portées à cet égard, leur exécution ne fut pas rigoureuse, et, bien que légalement, dans plusieurs des États de l’I¬ talie, les Juifs n eussent pas le plein exercice des DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 423 droits civils, cependant ils y vécurent aussi paisible¬ ment que s’ils étaient regardés comme citoyens; on ne songea nulle part à les contraindre à porter des marques distinctives sur leurs habits, bien que les lois qui le prescriva eut ne fussent point abrogées; généralement on leur permettait de loger ailleurs que dans le ghetto , et, quoique la tolérance ne fut pas encore partout écrite dans les lois, elle semblait avoir pénétré dans les esprits. C’est lorsque l'ilalie en masse présente ce specta¬ cle, que le Saint-Siège semble seul suivre une marche opposée; lorsque [Europe entière était intolérante, Rome prêchait la charité et donnait des exemples de douceur envers ceux qui se trouvaient hors du giron 9 de l’Eglise. Ce n’est pas que le Saint Siège ait jamais proclamé la liberté des cultes : les papes accueillaient t les Juifs dans leurs Etats, mais c'était toujours avec l'arrière-pensée de les convertir au Christianisme; à cet égard, Rome est aujourd’hui ce qu’elle était du¬ rant le moyen âge ; elle tolère les Juifs dans son sein, mais ce n’est que pour qu’ils puissent servir de preuve vivante de la vérité du Christianisme, ce qui amè¬ nerait à dire que si les papes veulent couvert r les Juifs, ils ont intérêt à en laisser subsister quelques- uns. Depuis 1815, Pie Vil, et après lui Léon X!l, avaient renouvelé les lois qui ordonnaient aux Juifs de se renfermer dans le ghetto et les avaient soumis à en¬ tendre toutes les semaines un sermon dans lequel on leur prêchait la nécessité de se convertir, Les 424 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Juifs orthodoxes se rendaient autrefois à ces sortes de sermons en se bouchant les oreilles, pour n’être pas exposés à entendre ce qu’ils appelaient des blasphè¬ mes. Aujourd’hui que plus de lumières sont répan¬ dues parmi les Israélites des Étals romains, il faudrait se faire une bien grande illusion pour penser que de semblables moyens puissent amener quelque résultat. La demi-tolérance des papes est en contradiction avec le siècle; puisse le Saint-Siège, en ne refusant plus aux Juifs l’exercice de tous les droits civils, se mon¬ trer accessible à des idées de justice que l’on est géné¬ ralement disposé à ne plus contester ! Celui de tous les États de l’Europe qui a persévéré avec le plus de ténacité dans ses principes, c’est l’Espagne ; à la veille du xixc siècle (a) une ordon¬ nance du roi défendait de délivrer des passe-ports aux Juifs pour entrer en Espagne, quel que pût être le motif de leur voyage; elle enjoignait aux gouverneurs des frontières de leur interdire l’entrée du territoire espagnol et d’en chasser ceux qui pourraient s’y être introduits. « Depuis longtemps, disait l’auteur de » cette ordonnance, les lois du royaume refusaient » aux Juifs le droit d’y passer ou de s’y établir. Une » infraction récente prouve la nécessité de rendre à » ces lois une nouvelle vigueur. » Grâce à l’ancienne influence de l’inquisition, le caractère espagnol est peut-être encore, à cet égard, ce qu’il était il y a deux siècles; vainement les idées libérales avaient- (a) 22 juillet 1800. DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 425 elles pénétré en Espagne; au moment où elles pa¬ raissaient triompher, où les prêtres et les moines avaient perdu leur pouvoir, la liberté des cultes n’a¬ vait pas trouvé accès même dans la constitution des Cortès. Cependant ces idées rétrogrades se sont modifiées, et la présence en Espagne d’individus professant la religion juive paraît ne plus exciter la sollicitude du gouvernement. Lorsque après tant de boulever¬ sements ce malheureux pays pourra recouvrer le calme après lequel il soupire depuis si longtemps, peut-être les idées de justice et de tolérance répan¬ dues chez tous les peuples voisins pénétreront-elles dans ses lois. Mais si l’Espagne a encore beaucoup à faire pour marcher avec le reste de l’Europe, le Portugal tend à se dépouiller des principes de fanatisme que le voisinage de l’Espagne avait peut-être soufflé dans son sein. Avant la Révolution, un grand nombre de Juifs y avaient reparu ; aujourd’hui on en compte une assez grande quantité à Lisbonne, et leur présence y est tolérée: là la masse des esprits est ouverte aux idées de liberté et de tolérance. Après avoir jeté les yeux sur les divers Etats où la position des Juifs est encore en suspens, le cœur se repose avec satisfaction en se reportant sur la France. La Restauration n’apporta aucun changement à l’état des Juifs français. La Charte de Louis XVIII proté¬ geait les Juifs comme les Chrétiens, Mais, en procla- ■% mant la liberté des cultes, elle déclarait que les mi- 426 LES JUIFS m FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. - nistres des cultes chrétiens seraient seuls salariés par l’Etat. L’organisation des consistoires resta donc telle que le gouvernement impérial l’avait créée. Quelque fût le mérite des rabbins placés à leur tête, parmi lesquels on pouvait remarquer M. de Co- logna, il n’était pas en leur pouvoir de hâter le mo¬ ment où l'on pourrait entourer le culte Israélite des institutions qui devaient concourir à son développe¬ ment et à l’amélioration morale de ses membres. Heureusement la philanthropie de quelques hommes éclairés a suppléé à ce que les lois avaient de dé¬ fectueux. Dans l’espace de quelques années, les départe¬ ments du Nord, qui étaient ceux où la civilisation avait marché ie plus lentement, se sont couverts d’écoles entretenues aux frais des Israélites ; la classe pauvre a pu venir y puiser l’instruction; elle y a reçu même le don d’un état, bienfait non moins grand, qui peut seul fournir aux populations juives le moyen de désarmer la calomnie et d’éteindre les préventions qui ont été pour elles une source de si grands maux. Les écoles élémentaires, les sociétés des amis des arts, soutenues par des Israélites, seront désormais la plus belle réponse que les Juifs puissent opposer à leurs détracteurs. Une chose digne de remarque, c’est que ces institutions ont pris naissance dans le pays que l’on avait présenté dès longtemps comme étranger à toutes les idées généreuses. C’est au cœur de l’ Al sace, c est à Metz, que des Juifs éclairés, sou¬ tenus par la protection bienveillante des autorités, DEPUIS LÀ RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 427 ont créé les premiers ces établissements, qui se sont répandus ensuite dans le Nord, et principalement à Paris. Ainsi, dès qu’on a voulu permettre aux lu¬ mières de s’introduire parmi les Juifs, on les a vus se régénérer; et l’Alsace, qui les signalait autrefois comme de vils usuriers, a pu les voir s’associer à loutes les institutions utiles, se livrer à l’agriculture, s’adonner au culte des sciences et des arts, se dis¬ tinguer dans la médecine et le barreau, La législa¬ tion exceptionnelle qui devait régir pendant dix ans la population d’Alsace arriva à son terme, et lorsque quelques voix malveillantes s’élevèrent pour en soîli citer la prorogation, le gouvernement opposa une géné¬ reuse résistance aux clameurs de quelques débiteurs. Les Juifs prouvèrent bientôt qu’une législation spé¬ ciale était inutile. Sous le ministère de M. de Yi Hèle, dans toutes les parties de la France les usuriers furent poursuivis avec rigueur, et sur un nombre infini d’u¬ suriers condamnés, à peine put-on citer quelques Juifs dans le pays même où, il y a vingt ans, un décret les avait déclarés tous usuriers. Mais si la position morale des Juifs n’a fait que s’améliorer, ils ont pu désormais en France vivre à l’abri de toute espèce de crainte. Ainsi les pouvoirs législatifs se sont refusés à créer des lois d excep¬ tion (a); ainsi la justice a annoncé par ses nombreux arrêts que dans son sanctuaire il ne pouvait être éta- (a) La Chambre des députés refusa, sous la Restauration, son auto¬ risation à la perception des sommes réparties sur les Juifs du Com- tat pour la liquidation des anciennes dettes de leur communauté. 428 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. bli aucune distinction entre les croyances, et que la loi, égale pour tous, devait être appliquée à tous in¬ distinctement (a). Les préventions qui semblaient poursuivre les Juifs ont été flétries, et, à l’abri des lois protectrices, les Israélites ont pu aborder avec succès toutes les carrières. La révolution de 1830 n’a fait que consacrer ces heureux résultats. Il ne restait qu’un pas à faire pour effacer le der¬ nier signe de démarcation qui existait entre le culte juif et les divers cultes chrétiens. La Charte de la Restauration reconnaissait une re¬ ligion dominante et déclarait que les cultes chrétiens r seraient seuls salariés par l’Etat. La Charte de 1830 ri’admit pas de religion domi- nante et supprima le mot seul , qui mettait obstacle r à ce que l’Etat salariât le culte juif. Cette barrière levée, une loi fut promulguée qui r mettait à la charge de l’Etat les frais du culte israélite. Lorsque la législation a fait ainsi disparaître toutes les barrières qui séparaient les Juifs des Chrétiens, lorsqu’il n’y a plus en France que des citoyens parti - (a) C’est par respect pour ce principe que la cour de Nîmes, l’une des premières, décida, sur la plaidoirie d’un avocat à qui il a élé donné d’êtrel’une des plus grandes illustrations israéli tes, M. Cré- mieux, qu’on ne pouvait exiger d’un Juif que le serment ordinaire. Un autre avocat israélite, M. Oulif, faisait consacrera Metz la même doctrine. Depuis la question s’est représentée et a été jugée dans le même sens. Voir le remarquable plaidoyer de Me Crémieux devant le tribunal de Saverne, et, en dernier lieu, l’arrêt de la cour de Cassation du 3 mars 1846. DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 429 cipant aux mêmes prérogatives, soumis aux mêmes devoirs, il est superflu de constater les nombreux progrès qui se développent chaque jour dans la popu¬ lation israélite. Ce n’est plus désormais comme Juifs que les Israé¬ lites doivent se distinguer ; il ne leur suffit plus d’être les premiers parmi leurs coreligionnaires, c’est comme Français que la patrie peut leur tenir compte de leurs efforts. Cette tache, les Israélites français l’ont noble¬ ment comprise, et, bien qu’un reste d’un vieux pré¬ jugé qui s’éteint, semble encore se réveiller par in¬ tervalle, ceux d'entre eux qui ont eu le courage de lui tenir tête ont fini par obtenir justice. C’est ainsi que, dans les fonctions qui sont le fruit de l’élection, les suffrages libres de leurs concitoyens sont venus les chercher. , Ce n’est pas que, dans le principe, l’avénement d’un Israélite à la représentation nationale n’ait dû susciter des scrupules ; mais si quelques-uns, parmi lesquels je me suis trouvé moi-même (a), ont ren¬ contré dans le préjugé religieux une barrière qu’il ne leur a pas été donné de franchir, d’autres n ont pas été arrêtés par cet obstacle. Les noms honorables des Fould, des Crémieux, des CerfBerr, ont pu être inscrits parmi les membres de la Chambre des députés. Le gouvernement de Louis-Philippe ne pouvait (a) On a pu voir à cette occasion, au scrutin de ballotage, des bul¬ letins nommant un des candidats parce qu'il n’était pas juif \ excluant l’autre parce que juif. (Élections de 1833.) 430 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. admettre de distinction de culte, et l’histoire doit en¬ registrer ces magnifiques paroles adressées par le chef de l’Etat au président du Consistoire israélite, à l’oc¬ casion du 1er janvier : « Ainsi que l’eau qui tombe goutte à goutte finit » par percer le rocher le plus dur, de même l’in - » juste préjugé qui vous poursuit s’évanouira devant » le progrès de la raison humaine et de la philoso- » phie. » Lorsque les gouvernements marchent résolument dans la voie d’une sage liberté et d’une égale justice pour tous, il n’est pas de préjugé qui soit capable de résister. L’état des Juifs en est une preuve vivan'e. Lorsqu’en 1848 la souveraineté du peuple a été poussée jusqu’à ses dernières limites, des. noms israélites ont surgi dans les plus hautes régions du pouvoir. Les sceaux de France ont été confiés à des mains israélites; les finances ont été administrées par un Israélite* Si du chapeau jaune imposé aux Juifs par les papes, de la rouelle de saint Louis, de la répulsion des con¬ ciles, des humiliations du moyen âge, nous nous trans¬ portons au temps présent, quelle immense carrière l’esprit humain n'a-t-il pas dû parcourir!*.. Le problème est aujourd’hui résolu* et ce n’est pas sous un gouvernement aussi éclairé, aussi ami de la justice et de la liberté de conscience que le gouver¬ nement actuel, qü’un retour vers le passé pourrait être à craindre* DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 431 Les Juifs doivent à l’empereur Napoléon une des plus belles pages de leur histoire: la convocation du Sanhédrin, les remarquables décisions de cette as¬ semblée sont une date précieuse pour leur régénéra¬ tion. L’héritier du plus grand nom des temps mo¬ dernes devait se montrer fidèle aux principes qui avaient guidé le chef de sa dynastie. Sa haute raison n’y a pas failli. Le noble exemple donné par la France a trouvé des imitateurs. Le Piémont qui, à l’instar des autres États de 1 Italie, se courbait sous l’esprit d’obscurantisme, où les idées de tolérance et de progrès étaient énergique¬ ment refoulées, a, grâce à l’énergie de la nation, ré¬ pudié son passé pour admettre les principes de la liberté la pins large. Pour la première fois les sectateurs des cultes dis¬ sidents ont pu aspirer au titre de citoyen, et la Cham¬ bre des députés a pu donner accès à deux Israélites, membres de la famille Àvigdor, qui me touchent de trop près- pour que je puisse en faire l’éloge, et qui se sont montrés les dignes continuateurs de leur père, un des hommes les plus éminents parmi les Israélites qui siégeaient au Sanhédrin. Lorsque le respect pour la liberté des cultes a pé¬ nétré aussi avant dans le Piémont, on doit s’attendre à voir tomber partout les distinctions de culte. L’Espagne elle-même n’a pu sè soustraire à l’in¬ fluence de ces idées, et lorsque, dans ces derniers temps, une nouvelle constitution a été promulguée. 432 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. si le principe die la liberté des cultes n’a pu y trou¬ ver place, du moins on a consacré le principe que nul ne pouvait être inquiété pour l’exercice de son culte. C’est là un pas immense qui présage dans un avenir prochain la reconnaissance d’un principe qu’aucun homme de sens n’ose contester aujourd’hui. Une sorte de respect pour de vieilles idées, qu’on décore de raisons politiques, peut bien retenir encore quelques gouvernements, mais les peuples ont pro¬ noncé et les lois qui maintiennent un régime d’excep¬ tion pour les Juifs ne sont plus sanctionnées par les mœurs. Ainsi, dans une nation voisine, qui se glorifie de son alliance avec la France et qui doit rivaliser avec elle dans tout ce qui touche aux idées de liberté et de progrès, lorsque les lois refusaient aux Israélites l’entrée du Parlement, la cité de Londres a, par deux fois, confié à un Israélite le mandat de la représenter, et un des membres de cette famille illustre, dont le nom se mêle à tous les grands événements financiers et industriels de notre siècle, a vu sa noble persistance couronnée du plus éclatant succès. Dans quel but un gouvernement sérieux maintien¬ drait-il un système d’exclusion? Les adversaires de l’émancipation complète des Juifs devraient méditer ce passage sorti de la plume d’un éminent publiciste anglais, M. Disraëli (a). (a) Archives Israélites, t. xm, p. 32. DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 433 « Le monde a découvert de nos jours qu’il est im¬ possible de détruire les Juifs ; la tentative de les ex¬ tirper a été faite sous les plus favorables auspices et sur la plus large échelle. » De temps immémorial les moyens les plus puis¬ sants dont l’homme puisse disposer ont été employés à cette fin. Pharaons égyptiens, rois assyriens, empe¬ reurs romains, croisés, Scandinaves, princes goths, saints inquisiteurs, tous ont déployé toute leur éner¬ gie pour arriver à ce but . Bannissements, expul¬ sions , captivités, confiscations, tortures raffinées, massacres immenses , tout ce curieux système de coutumes dégradantes et d’ignominieuses prescrip¬ tions qui auraient brisé le cœur de tout autre peuple, voilà ce qu’on a employé... et en vain ; les Juifs, après tous ces coups, sont probablement encore plus nom¬ breux aujourd’hui qu’ils ne l’étaient à Jérusalem, à l’époque du règne de Salomon. On les trouve dans tous les pays et par malheur prospérant dans presque tous. La conséquence à tirer de ces faits, c'est que l’homme ne peut manquer d’échouer quand il lente de violer l’immuable loi naturelle qui veut qu’une race supérieure ne soit jamais détruite ou absorbée par une race inférieure (1). » Il ne faudrait pas se méprendre sur le sens de ces mots race supérieure ; les Juifs ne sont pas, ne préten¬ dent pas être individuellement supérieurs au roste des hommes, mais ils sont dépositaires d’une loi qui, remontant au berceau du monde, se trouve, quand on la considère dans son essence, quand on l’examine 28 434 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. dans sa pureté, au niveau de la civilisation la plus avancée. Que leur importaient dés lors les révolu¬ tions qui ont bouleversé le monde? Pouvaient-ils abandonner celte loi qu’ils avaient le droit de regar¬ der comme supérieure pour en adopter une qui, à leurs yeux, n’en était qu’une copie? Voilà l ecueil contre lequel les persécutions sont venues se briser; voilà ce qui explique la merveilleuse résistance des Juifs. Ces vérités finiront par être comprises de tous; elles ont déjà reçu en Fralice la plus éclatante sanc¬ tion. FI N NOTES CHAPITRE PREMIER (1) La dispersion des juifs sous les rois Assyriens avait été plus absolue que celle opérée plus tard par les Romains. Salmanasar avait amené captives hors de Jérusalem les dix tribus. La Judée avait été peuplée par des colonies persanes et mèdes. Si l’on remarque que lors du retour en Judée à la suite de la cap¬ tivité de Babylone, Esdras ne ramena que 40,000 individus, on comprendra que tous les autres débris de la nation avaient dû se disperser sur tous les points du globe. C’est à ce fait qu’il est fait allusion dans le livre de Tobie : « Dieu vous a dispersés parmi les nations qui ne le connaissaient pas, afin que vous pussiez leui; raconter ses merveilles et que vous leur fissiez savoir qu’il n’y a pas d’autre Dieu tout-puissant si ce n’est lui.» Quoniam D eus disp ersit vos inter g entes quœ ignorant eum , ut vos eno.rretis mirabilia ejus et faciatis scire eis quia non est alius Deus omnipotens prœter eum. Tobie, ch. 13, v. 4. Des explorations récentes ont fait découvrir un grand nombre de Juifs dans la Chine; ils y étaient établis près de 700 ans avant l’ère chrétienne. Les premiers missionnaires envoyés en Chine eurent connaissance d’une colonie juive établie à Kai-Fong-Fon, capitale du Honan. En 1704 le père Cozani les visita, il fut introduit dans leur syna¬ gogue, put examiner les manuscrits hébreux et les inscriptions qui s’y trouvaient. Sur ses indications la mission de Chine envoya deux pères Jésui¬ tes versés dans la langue hébraïque pour compléter ces explorations. Leur travail servit de base à un mémoire sur les Juifs de Chine inséré dans le tome 24 des lettres édifiantes . Il résulte de diverses recherches auxquelles on s’est livré que les Juifs se seraient établis en Chine 700 ans environ avant l’ère chrétienne. 438 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. La captivité de Babylone remontant à 740 ans avant J.-C., on peut admettre que c’est à la suite de la dispersion qui date de cette épo¬ que que les Juifs seraient arrivés dans ce pays. Us ne tardèrent pas à s’y répandre et à fixer l’attention par leurs doctrines et leur savoir. D’après le père Gaubil ( Chronologie chinoise, p. 267) , plusieurs » d’entre eux avaient été employés dans les charges militaires. Il y » en a eu qui sont devenus gouverneurs de provinces, ministres » d’État, bacheliers et docteurs. » La conséquence de ces faits c’est la connaissance qu’ont eue les Chinois des livres de Moïse. Dans un écrit publié en 1837 par l’abbé Sionnet, on constate l’influence de l’apparition des Juifs en Chine sur la littérature chinoise (a). Confucius s’est inspiré des enseignements contenus dans les écrits des Juifs; et c’est un fait digne de remarque que la religion juive, qui est la base du christianisme et de l’islamisme, a exercé aussi son in¬ fluence sur la religion des Chinois. Dans le Tsot Chouen, commentaire sur le Tchun - Tsieou, œuvre d’un des disciples de Confucius, il est dit que l’historien du royaume de Tchou connaissait d’anciens livres en caractères que les savants ne pouvaient déchiffrer, mais que l’historien du Tchou entendait. Ces livres comprenaient trois divisions : cinq livres, huit pierres précieuses, neuf descriptions. L’auteur cité voit dans ce passage la preuve que les livres saints écrits en hébreu étaient connus des Chinois. On trouverait en effet dans les divisions indiquées les cinq livres de Moïse et des Prophètes, neuf des hagiographes. Parmi les livres révérés des Chinois et contenant leurs préceptes de religion et de morale, il y en a un intitulé Livre des vers, Chi- ' King (5). L’abbé Sionnet cite une foule de passages de ce livre qui sont la traduction à peu près littérale de divers versets de l’Écriture. Le philosophe, Lao-tseu dans le livre intitulé Tao-te-King , en- (a) Essai sur les Juifs de la Chine et sur l’influence qu’ils ont eue sur la litté¬ rature de ce vaste empire avant l’ère chrétienne , par l’abbé Sionnet de la so¬ ciété Asiatique. Paris, Merlin, libraire. 1837. (b) Le père Lacharme a fait une traduction latine de ce livre qui a été publiée par M. J. Molli, en 1830. NOTES. — CHAPITRE PREMIER. 439 seigne que: « le Tao ou le principe a un nom ineffable et qu’il n’a » cependant pas de nom (a). » Le Tétragramme est parfaitement indiqué par Lao-tseu. « Celui que vous regardez (dit-il) et que vous ne voyez pas se nomme I ; celui que vous écoutez et que vous n’entendez pas se nomme Hi; celui que votre main cherche et ne peut saisir se nomme Wei. .. » Ces trois syllabes ne doivent former qu’un seul mot. « Si l’on est forcé de nommer celui qu’on ne voit pas, qu’on n’en- » tend pas, qu’on ne peut toucher, on dit : I-Hi-Wei. » L’allusion au mot hébreu mm qui exprime le nom ineffable n’est- elle pas certaine? « Ce fait (dit M. Rémusat) d’un nom hébraïque dans un ancieu » livre chinois, ce fait inconnu jusqu’à présent est, je crois, complé- » tement démontré. Il est impossible de douter (continue M. Rémusat) » que ce nom ne soit, sons cette forme, originaire de la Syrie.» Ce savant auteur fait bien remarquer que Lao-tseu aurait fait sur la fin de sa vie un voyage en Occident, mais son livre était écrit longtemps avant. «Avant son voyage (dit M. Rémusat) Lao-tseu connaissait le » nom de 1 II V: l avait-il appris des Juifs qui durent, vers ce temps » même, se répandre en Asie par un effet de la dispersion des tribus » et qui purent pénétrer dans la Chine ?...» Le doute émis par M. Rémusat est aujourd'hui levé par les dé¬ couvertes des missionnaires et leurs explorations au sujet de la co¬ lonie juive de Kai-fong-fou. (a) Abel Rémusat, Mémoire sur Loo-Tseu, p. 19. MO LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. CHAPITRE II Vme SIÈCLE (1) Les écrits récents publiés en Allemagne constatent ce fait que les chrétiens primitifs n’entendaient pas rompre avec le Judaïsme (a). « Le Christianisme n’était pas pour eux une religion nouvelle; il » avait posé simplement le couronnement de l’édifice dont Moïse » était les fondements et dont les prophètes et les docteurs avaient » élevé les murailles. » % _ Aussi les premiers disciples et les apôtres eux-mêmes suivaient scrupuleusement les prescriptions judaïques. Si le Christianisme avait du se propager seulement parmi les Juifs, cet état de choses aurait pu se maintenir; mais il fallait appeler les Gentils. C’est là la tâche qu’entreprend saint Paul, disciple de Gamaliel, imbu des principes de l’école d’Hillel. Son langage est celui des docteurs juifs, sa religion est celle d’Hillel. Hillel avait dit : Aime ton prochain comme toi-même , voilà toute la religion. Saint Paul répète les mêmes paroles : Omnis lex in uno sermone impletur, dilige proximum tuum sicut te ipsum. Galat. XV. Pour universaliser le Judaïsme il n’y avait qu’à le spiritualiser, c’est-à-dire le délivrer des liens de cette haie à la loi que l’école pharisienne avait dressée en vue de conserver la nationalité juive. C’est là ce que poursuivaient les Juifs hellénistes longtemps avant l’ère chrétienne. . (a) Michel Nicolas, la Théorie des apôtres, Revue germanique, année 1858, 12e livraison, p. 456; Credner, DasNeve Testament, t. 2, p. 20-25; Reus, Ms- ioire de la théologie chrétienne, t. 2, p. 287-288; Neander, le Siècle aposto¬ lique, t. 11, p. 21-22; Baur, das Christenthum and die Christt. kirche. NOTES. — CHAPITRE II, CINQUIÈME SIÈCLE. 441 Saint Paul est le représentant de cette doctrine qui devait trouver à Jérusalem, dans l’école pharisienne, de nombreux adver¬ saires. C’est à Antioche que la lutte s’engage. A Antioche le christianisme se propage parmi les païens. « Tandis que dans le centre du Judaïsme les disciples de Jésus- » Christ, sortis de la famille de Jacob, observaient encore toutes les » prescriptions de la loi, les Chrétiens d’Antioche, païens d’origine, » ne pratiquaient aucune des cérémonies juives (a). » Que résulte-t-il de ce fait, si ce n’est que la doctrine de l’Évangile pouvait se concilier avec le Judaïsme, qu’il y avait identité dans le fond et que la division n’existait que dans la forme? Saint Pierre soutenait fortement que les païens, pour se convertir à la foi nouvelle, devaient se soumettre aux prescriptions judaïques, même à la circoncision (b). Saint Paul affranchissait les néophytes de toutes les anciennes prescriptions (c), et malgré cela saint Paul ne déniait pas sa qualité d’Israélite (cü). Dans la discussion qui s’élève à Antioche entre saint Pierre et saint Paul, le premier demande le maintien des cérémonies juives, le second soutient qu’elles doivent être supprimées. Saint Paul se rend à Jérusalem, accompagné de Barnabas, pour s’entendre avec les apôtres qui y résidaient, c’est-à-dire avec les Juifs chrétiens. Là il aurait été convenu que les païens pourraient être admis dans l'Église chrétienne sans avoir besoin d’être circoncis, mais à condition de se soumettre à certaines prescriptions mosaïques (e). (a) Michel Nicolas, loc. cit. ( b) Creditum est mihi Evangelium præputii , sicut et Petro circumcisionis. Galat. 2. (c) Neqae circumcisio neque prœputium aliquid valet, sed fides quœ per cha- ritatem operatur. Galat. V. (d) Numquid Deus repulit populum suum f absit ; nam et ego Israelita sum ex semine Abrahœ de tribu Benjamin. Rom. ep. XI. Si radix sancta et rami; quod si aliqui ex ramis fracti sunt, tu autem in- sertus es in illis, et socius radicis factus es, noli gloriari adversus ramos ; quo si gloriaris non tu radicem portas, sed radix te. Rom. ibid. (a) Actes apost., XV. Jacques est d’avis: non inquietari eos quia gentibus convertuntur ad Deum, sed scribere ad eos ut abstineant se a contaminatio- nibus simulacrorum et suffocatis et sanguine... 442 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Plus tard cette décision resta sans effet. Saint Paul, laissant de côté les entraves qui pouvaient arrêter l’élan des païens vers la doctrine nouvelle, s’attache essentielle¬ ment à rendre les abords de cette doctrine faciles. C’est la foi qui sauve et non les œuvres. Mais, on le voit, la division ne porte pas sur le fond de la religion, elle ne s’élève que sur la partie cérémonielle ( a ). C’est toujours la loi de Moïse, la révélation d’Abraham (5), l’upité de Dieu, qui forme le fond, la base de la doctrine nouyelle. Saint Paul ouvre aux païens une voie de salut, mais il n’exclut pas les Juifs qui pensent que le spiritualisme de sa doctrine se con¬ cilie avec l’esprit de la loi de Moïse et n’est pas autre chose que la doctrine d’Hillel évangélisée. Saint Pierre, saint Jacques, saint Jean résistent énergiquement à saint Paul. D’après eux on peut rester les apôtres de Jésus-Christ sans se séparer du Judaïsme. Saint Paul lui-même se garde bien de rompre avec le Judaïsme. Il dit à ses adversaires : « Êtes-vous Hébreux? je le suis aussi (c); êtes-vous Israélites? je » le suis; êtes-vous de la postérité d’Abraham? j’en suis de » même... » ** V * ' ‘ ' • • » Après une lutte acharnée on cherche un terme moyen. La conciliation se fait jour dans la première épître de saint Pierre. « Le Christianisme n’est pour lui qu’un Judaïsme transformé, » qu’une nouvelle puissance, et pour ainsi dire une forme spiritua- » lisée de la théocratie mosaïque (d). » Dans les Actes des apôtres on sent le travail qui s’opère. Exiger / Le parti de la conciliation maintenait donc une portion des prescriptions pharisiennes. Il y a plus : saint Paul lui-même, adyersaire de la circoncision, circumcidit Timotheum propter Judœos qui erant in Mis lotis. Acta, XVI. (a) Quæ utilüas circumcisionis. Rom. III. An Judœorum Deus tantum nonne et gentium ? imo et gentium. Ibid., in fine. (b) Qui ex fuie sunt ii sunt filii Abrahœ. Galat. V. (c) Corint. X, XL, XII. Philip. III, 5-9. Uebrœi sunt et ego, Israélites sunt et ego, semen Abrahœ et ego. ( d ) Nicolas, 40 et suiv. INOTES. — CHAPITRE II, CINQUIÈME SIÈCLE. 443 l’accomplissement des cérémonies mosaïques, c’est éloigner les païens. « L’auteur du livre des Actes est bien d’avis avec saint Paul, que » la loi cérémonielle a perdu par l’Évangile sa valeur absolue, mais » il lui reconnaît üne valeur relative. S'il ne convient pas de l’im- » poser aux païens qui embrassent la foi chrétienne, ce serait une » apostasie que de vouloir en dispenser les Chrétiens d’origine » juive (a). » Cependant les vues spiritualistes de saint Paul ne pouvaient pas être complètement acceptées. Concevoir par la pensée une religion sans astreindre ses sectateurs à des formes, à des lois cérémonielles, c’était méconnaître le caractère de l’humanité. On pouvait détruire les cérémonies juives, les prescriptions pha- risiennes, mais à la condition d'y substituer d’autres formes, d’autres cérémonies. Aussi si le christianisme parvient à se dégager en grande partie des formes juives, il emprunte certaines formes païennes. Ainsi à ce phariséisme ancien qui formait une haie à la loi, s’est substitué parmi les Chrétiens un phariséisme tout aussi envahissant, régle¬ mentant les actions humaines, s’emparant des Chrétiens depuis la naissance jusqu’à la mort; de même que les prescriptions judaïques suivaient le Juif dans tous les actes de la vie [b). Toujours est-il que la division entre saint Pierre et saint Paul, entre les Juifs et les Chrétiens, ne portait que sur la partie cérémo¬ nielle ; le fond de la religion était le même, la morale était la même, et lorsque le Mosaïsme marchant vers l’accomplissement de ses des¬ tinées, se propageait dans le monde entier, le Christianisme devenait son plus efficace propagateur. C’est par le Christianisme que les nations diverses ont connu la loi de Moïse et se sont converties à ce dogme de l’unité de Dieu, à (a) Michel Nicolas, 100 et suiv. (b) Michel Nicolas, loc. cit: «Si la forme particulière duJudéo-Christianisme » disparut, sou esprit passa tout entier, dans le parti moyen et par lui dans » l’Église chrétienne des siècles suivants. Si le salut ne dépendit pas de la cir- » concision etc..., il eut pour condition les jeûnes, les abstinences, les mortifi- » cations, etc., le Christianisme fut transformé en un gouvernement de con- » science, dont la réglementation morale a pu marcher de pair avec le Thal- » mud. » 444 LES JUIFS EN FRANGE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. cet esprit de charité qui a brisé les barrières qui séparaient les hommes appartenant à des cultes divers. Ainsi se réalise cette unité de foi que les prophètes ont fait en¬ trevoir, unité de foi qui laisse à chacun son langage et son culte, mais qui, réunissant les- hommes dans la même pensée, les élève tous vers l’intelligence suprême qui a réglé l’ordre de l’univers et qui confond tous les êtres dans le même amour et la même solli¬ citude. (1 bis) Cod. Theod., tit. xvi, leg. 20, p. 412: Honorius, dans le commencement de son règne, avait également renouvelé la défense de contraindre les Juifs à violer le Sabbat, même pour cause d’uti¬ lité publique. (1 ter) Dohm, De la Réforme politique des Juifs; — Origène, liv. vi , et i ; Epist. ad Rom. (2) Cod. Theod., tit. xvi. leg. 28. (3) Cassiod., liv. n, ch. 27, p. 33, id. p. 70, id. p. 73, id. p. 91. (4) Luzzato, Discorso circa el stato de gl'Hebrei in Veneta. (5) Plantavit, Florilegium rabbinicum , p. 138, n° 669. — Thalmul babyl.; f° 95. — Le fameux rabbin José, une des lu¬ mières de son siècle, exerçait la profession de corroyeur. (6) Villalpent, Explanat. in Ezech., liv. v ; — Diss. 3 et 58, t. n, p. 544; — Higuerra, Histor. de Toleda , t. m,p. 185; — don Pedro de la Rojas, Histor. de ' Toleda , t. iii, p. 52, p. 2; — Barthol., Ribliotheca rabbinica , t. iii. En 1480, on déterra à Sagonte une pierre tumulaire sur laquelle on lisait une inscription hébraïque ainsi conçue : « Ici est le tombeau d’Adoniram, serviteur du roi O Salomon, qui était venu pour lever l’impôt, et qui est mort le jour . (la suite manque). » On a découvert, également dans la même ville, d’autres tom¬ beaux qui attesteraient qu’il y avait des Juifs du temps du roi Omatia. (7) Concil. illiber., can. 49,50, 78;— Mendoza, t. iii, chap. xxvir, p. 129. (8) Dom Bouqilkt, Rec. des historiens de France , t. i, p. 746. (9) Boissi, Diss. sur les Juifs, t. n, p. 1. Une inscription de Fan 352 indique que sous l’empereur Constance des assassins, parmi lesquels il y avait un Juif, tuèrent un préfet d’Illyrie. Tillemont, Hist. des Empereurs, t. iv, p. 381. NOTES. — CHAPITRE II, CINQUIÈME SIÈCLE. 445 (10) An 480. Boissi, Diss., t. n, p. 2. (11) An 449, id. id. (12) Concile de Vanne, canon xii. (13) Leges Recessuindi, Sisebuthi , Ervigii et aliorum regum Wisigothorwn latœ sub die 6 Kal. febr. an. 441', usque ad an- num 681 ; — D. Bouquet, Rec. des hist. de Fr., t. iv, p. 439 à 460. Les lois des Visigoths contre les Juifs peuvent se réduire à une seule, que chaque prince renouvelait à son avènement au trône . Cette loi, que Montesquieu (tit. xxvm, chap. vu) a flétrie du nom d 'effroyable, est un modèle de barbarie et de fanatisme. Le préam¬ bule annonce assez quel est l’esprit qui 1 a dictée ; 1 intitulé des chapitres subira pour en donner une idée. Les chapitres i, n et ni traitent de la nécessité de détruire toutes les hérésies et de la confirmation de toutes les lois précédemment portées contre les Juifs. Le chapitre iv est intitulé : De cunctis Judœorum erroribus extirpandis. « Qu’aucun Juif, y est-il dit, ne profane le baptême » qu’il aura reçu ; tout délinquant sera puni de mort. » Chap. v. Que les Juifs ne puissent pas célébrer la pâque à leur manière. Chap. vi. Défense de se marier d’après leurs coutumes religieuses ; obligation de suivre celle des Chrétiens. Chap. vu. Défense de circoncire leurs enfants. Chap. vm. Défense de s’abstenir de certaines viandes. Cahp. ix. Défense de mettre un Chrétien à la question pour un crime commis envers un Juif, parce quil seiait tiop piofane préférer des infidèles aux fidèles et de livrer les membres de Jésus- Christ aux tortures que lui imposeraient ses ennemis. Chap. x. Défense aux Juifs de porter témoignage contre les Chrétiens. Chap. XI. La peine contre les infracteurs est la lapidation ou le feu. A ces premières dispositions, les rois visigoths en ajoutèrent d’autres à diverses reprises. La continuation de la loi citee porte la défense aux Juifs de blasphémer contre la Trinité, de soustraire leurs enfants au baptême, de faire aucun don aux Chrétiens, d avoir des esclaves; - elle règle la profession de foi à faire par les Juifs qui se convertissent, le serment à prêter; - elle defend aux Juits 446 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. d’avoir rien à démêler avec les Chrétiens, d'administrer les biens des familles catholiques; elle ordonne à tout Juif venant, d’une autre province appartenant au royaume de4 se présenter à l’évêque ou à un prêtre pour lui donner des preuves qu’il ne tient à aucune des ob¬ servances judaïques, par exemple en travaillant le jour du Sabbat, en mangeant des viandes défendues, etc.; il ordonne de plus à tous les Juifs de se rendre chaque Sabbat auprès d’un Chrétien pour lui prouver qu’ils travaillent. Le soin de punir les infractions est confié aux prêtres arbitrairement; les prêtres sont punis eux-mêmes s’ils négligent de sévir contre les Juifs. Le roi se réserve le droit de faire grâce à ceux qui se convertiront ; enfin, il est ordonné que lecture de la loi sera faite à tous les Juifs pour qu’ils ne puissent prétendre qu’ils l’ignorent. (14) Leg. Wisigoth., tit. ni, ch. xix. (15) Sismonde de Sismondi, De la Littérature du midi de l’Europe, t. i, p. 19. Depuis le ve siècle on écrivait peu en Occi¬ dent. Les matériaux mêmes pour l’écriture manquaient, le parche¬ min était d’un prix exorbitant, le papyrus d’Égypte n’arrivait plus en Occident depuis la conquête des Arabes, et le papier n’avait pas encore été inventé, ou porté en Europe par le commerce ; aussi voyons-nous, pendant le moyen âge, les moines, pour écrire leurs chroniques, raturer quelquefois un Virgile ou un Tite-Live, dont ils étaient loin de connaître le prix. (16) Barthol., BibL rabb., t. m, p. 71. (17) Cette vérité a cependant bien souvent été méconnue : lors¬ que les plus cruelles persécutions pesaient sur les débris d’Israël, l’on sentait le besoin de rechercher des causes qui pussent, sinon les justifier, du moins les rendre en quelque sorte pardonnables. On n’osait pas attaquer ouvertement la loi de Moïse, parce que le christianisme lui devait quelques ménagements; mais on publiait que le Thalmud, regardé comme la seconde loi des Juifs, était un ouvrage anti-social, rempli d’imprécations contre toutes les na¬ tions; qu’il ordonnait à leur égard le vol, l’homicide, en un mot qu’il n’était pas de crime auquel les Juifs ne fussent excités par les thalmudistes; ce jugement, une fois porté, avait acquis une telle autorité que les plus grands génies, sans avoir lu une seule page du Thalmud, se faisaient une loi de le reproduire. C’est ainsi qu’on condamnait les rabbins sans les entendre. C’était bien le cas de NOTES — CHAPITRE II, CINQUIÈME SIÈCLE. 447 dire avec J. -J. Rousseau : « Je ne croirai jamais avoir bien entendu » leurs raisons, qu'ils n'aient un état libre, des écoles, des univer- » si tés où ils puissent parler et discuter sans risques, alors seule- » ment nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire.» (Emile, liv. iv.) Cette réflexion aurait pu mettre un frein aux calomnies dont les rab¬ bins étaient l’objet. On serait bien embarrassé, en effet, si l’on était obligé de prou¬ ver que le Thalmud enseigne autre chose que la pratique de toutes les vertus ; ce n’est pas que dans cet ouvrage on ne trouve des choses que l’homme éclairé, que l’homme de bon sens ne peut avouer. Mais il faut remarquer que le Thalmud est un recueil des opinions d’une multitude de rabbins ; et dans quel pays trouvera- t-on une multitude d’hommes dont quelques-uns ne déraisonnent pas ? Les théologiens chrétiens n’auraient pas beau jeu si on vou¬ lait, sous ce rapport, les mettre en parallèle avec les rabbins. On pourrait se demander en effet si les Pères de l’Eglise ont toujours professé un grand respect pour la morale, lorsqu’ils ont parlé des hérétiques, si tout est digne d’être approuvé dans les écrits des Escobar, dès Sanchez, des Molina et certes, s’il était échappé des erreurs graves à quelque rabbin, on se sentirait bien disposé à les lui pardonner. Heureusement, si l’on peut citer dans le Thalmud des opinions blâmables, elles sont rachetées par une masse de vérités qui le justifient entièrement sous le rapport de la morale ; c’est à cette masse que les hommes éclairés doivent s’attacher, parce que ce ne sont pas les aberrations de quelques esprits qui peuvent être considérées comme la morale d’un peuple. Si l’on fait cette réflexion, on sera forcé d’avouer qu’il n’est pas de vertus dont le Thalmud 11e prescrive la pratique, et que la morale que l’on appelle évangélique se retrouve tout entière dans les sentiments professés par les rab¬ bins longtemps avant l’apparition de l’Évangile. Ainsi, par exemple, ôn s’habitue à répéter que la religion chrétienne a inventé une vertu nouvelle, l’amour du prochain; c’est une vieille erreur. La loi de Moïse et le Thalmud enseignent qu’il faut aimer son prochain comme soi-même ; aucune distinction n’est faite entre le Juif et celui qui ne l’est pas : « Aime ton semblable comme toi-même (dit la loi de Moïse, Lévit., ch. xix, v. 34); ne maltraitez point l’é— » tranger et ne lui faites point de tort} aimez-le, fournissez-lui des » vêtements dans le besoin (Deut. 12, Lévit. 29, Exode, 22 et 23).» 448 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Les livres saints sont remplis de ces principes de charité et de tolérance. « Le Seigneur (dit David) est plein de bonté, sa miséri- » corde s’étend sur toutes ses œuvres. » — r « Jéhovah (est-il dit » dans le Livre des Rois, vin, 41-43), écoute aussi l’homme venu » d’un pays lointain et qui n est pas de ton peuple d’Israël, daigne » exaucer sa prière. » — « Qu’exige de vous le Seigneur (dit » Michée, ch. vi, v. S), rien de plus que d’être justes et d’exercer 1a, » charité. Un jour (ajoute-t-il ailleurs) tous les peuples vivront en » paix; ils marcheront invoquant chacun le nom de son Dieu, » Israël toujours celui de Jéhovah. » Voilà ce qu’enseigne la loi de Moïse. Le Thalmud ne déroge sous ce rapport à aucun des prin¬ cipes de cette loi. « Les hommes vertueux de toutes les nations » (est -il dit dans le Thalmud, guettim 63) ont part aux récompenses » de la vie éternelle; l’homme compatissant aux maux de son sem- » blable est à nos yeux comme s’il était issu du sang d’ Abraham. — » (Ibid.) Ceux qui observent les Noachides (a), quelles que soient » d’ailleurs leurs opinions, nous sommes obligés de les regarder » comme nos frères, de visiter leurs malades, d enterrer leuis » morts, d’assister leurs pauvres comme ceux d’Israël. — Un païen » (est-il dit dans le même ouvrage) demandait au rabbin Hillel en » quoi consistait la religion juive, Hillel répondit : Ne fais pas à » ton semblable ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Voilà, » dit-il, toute la religion, le reste n’en est que la conséquence. » (Plantavitius, Florilegium rabbinicum, p. 261, n° 1393.)— Mon » frère (dit un autre thalmudiste) regarde tous les hommes ( bene » Adam ) comme tes pères, tes frères ou tes enfants bien-aimés, afin » que de toutes tes forces tu respectes tes pères, tu chérisses tes » frères et tu aies compassion de tes enfants (Plantav., Flor., p. 189, » n° 1019).— La volonté de Dieu (répète un autre) est que tu veuilles » à ton prochain le bien que tu voudrais pour ton âme et que tu » repousses de lui ce que tu voudrais repousser de ton âme.— Par- » donne (dit un troisième) à celui qui t’a maltraité, et donne à celui » qui t’a refusé ; si tu cherches à te venger, tu l’attristeras et tu te » repentiras du mal que tu auras fait. Si, au contraire, tu pardonnes » et tu te montres libéral, tu t’en réjouiras en tout temps et à tout (a) Les Noachides sent les préceptes donnés à Noé, ce sont les principes de la loi naturelle : ne point voler, ne point tuer, ne point blasphémer. NOTES. — CHAPITRE II, CINQUIÈME SIÈCLE. 449 » moment (Plantav., p. 216, n° 1428). » Telle est dans toute sa force la morale des rabbins. On pourrait se demander maintenant ce que contient de plus l’Évangile. On a prétendu que le Thalmud était un ouvrage anti-social ; cependant on y lit : Vis en société ou meurs (ibid. , p. 5, no 27). On accuse les rabbins d’être intolérants; cependant ils ont écrit cette maxime : « Sois toujours du nombre » de ceux qui souffrent la persécution et jamais du nombre de ceux » qui persécutent. » On avance que le Thalmud fait aux Juifs un précepte de l’usure; il n’est rien dans le Thalmud qui justifie cette assertion. Comme la loi de Moïse, il défend de recevoir un intérêt quelconque de son frère qui est dans le besoin ; mais il permet d exiger un intérêt de celui qui emprunte, non par besoin, mais par spéculation. Là-dessus tous les hommes, quels qu’ils soient, sont placés sur la même ligne ; et si la loi de Moïse a employé le mot frère par opposition à celui V étranger, c’est que l’étranger seul était alors commerçant, et que le frère n’était dans le cas d’emprun¬ ter que pour ses besoins. Sur ce point comme sur tant d’autres, le grand Sanhédrin, convoqué en 1807, dans ses réponses lumineuses aux questions qui lui avaient été proposées, a levé tous les doutes qui auraient pu obscurcir la vérité. (Voir ces réponses, Merlin, Ré¬ pertoire de Jurisprudence, v° Juifs; voir de plus Salvador, Loi de Moïse, p. 1, sect. y, ch. i. et sect. viii.) Maintenant on a reproché au Thalmud de contenir de nombreuses imprécations contre les Chrétiens. On a parlé de prières contre les autres nations, insérées dans la liturgie des Juifs. S’il est vrai que quelques rabbins, oubliant le véritable esprit de la loi de Moïse, ou plutôt entraînés par un esprit de haine et de vengeance contre leurs oppresseurs, aient péché contre la charité envers tous les êtres, qui est la base de cette loi, on pourrait répondre à ce reproche par un exemple fameux. Il a été un temps où, à l’office divin du jeudi saint, le chef de - l’Église récitait cette prière: « Nous, en vertu d’un usage ancien et » solennel, nous excommunions et anathématisons, au nom du Dieu » tout-puissant, du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et en notre nom, » tous les hérétiques . » Nos igitur vetustum et solemnem hune morem sequentes , excornmunicamus et anathematisamus , ex parte Dei omnipo - lentisPatris et Filii et S piritûs- S ancti, etnostrâ omnes herre- 29 450 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ticos ac omnes f autores et receptatores et generaliter quoslibet defensores illorum. {Bull, magn., Luxemb., 1741, t. i, p. 718.) Cette prière anti -évangélique a subsisté jusqu’à l’époque où le pape Ganganelli la supprima. Il ne serait doue que trop facile de rétorquer contre les Chrétiens la plupart des reproches que depuis tant de siècles on adresse aux Juifs. Mais les esprits éclairés savent faire la part des hommes et celle des institutions, et ramenant ces dernières à leur pureté, ils se gardent bien de faire rejaillir sur elles les erreurs dont quelques hommes ont pu se souiller en leur nom. Il faut donc rendre au Thalmud plus de justice que l’on n’a fait jusqu’ici. Si à côté d’un précepte bon on a pu en trouver un mau¬ vais, si par voie d interprétation on a pu arriver à mettre les thal- mudisteà en contradiction avec eux-mêmes, ou à détruire le sens des passages les plus clairs, il n’est pas d’esprit sérieux qui puisse vouloir donner au Thalmud, qui n’a été que le développement de la loi de Moïse, une interprétation opposée à cette loi. Il faut donc accepter ce qu’il y a de bon dans le Thalmud, dans le sens le plus large, et n’attribuer ce qu’il peut y avoir de mauvais qu’à l’aberra¬ tion de quelques esprits. Indépendamment des passages que nous en avons extraits, on peut remarquer dans le Thalmud une foule de pensées qui méritent d’être retenues. Quelques-unes choisies au hasard pourront en donner une idée. « Si tu veux que tout le monde t'aime, sacrifie tes affections à celles des autres, et dépose ta volonté devant la leur. (Plantavit, Floril. rabb., p. 47, n° 291.) — Si ton ami a commis une faute, garde-toi de la divulguer. ( Ibid p. 46, n° 288.) — La moitié de ton projet est dans le cœur de ton ami, va le lui demander. (Ibid., p. 288, n° 1011.) — Que les biens de ton prochain te soient aussi sacrés que les tiens propres. ( Ibid ., p. 197, n° 1063.) — Si ton en¬ nemi tombe, ne te réjouis pas, et que ton cœur ne tressaille pas de joie à cause de sa ruine. [Ibid., p. 236, n° 1262.) — La puissance des hommes s’accroît par trois choses • en acquérant des amis, en ayant pitié des autres et en pardonnant à ses ennemis. [Ibid., p. 238, n° 1488.) — Il vaudrait mieux qu’un homme se jetât dans une fournaise ardente que de faire rougir son ami en présence de témoins [Ibid., p. 391, n° 1534.) - Soyez des disciples d’Aaron qui aimait la paix, la recherchait et chérissait les hommes. [Ibid., p. 43, NOTES. —CHAPITRE II, CINQUIÈME SIÈCLE. 451 n° 68.) — Celui-là est vaillant qui dompte ses passions, celui-là est riche qui est content de ce qu’il possède, celui-là est respectable qui respecte les créatures ( Pirké Aboth); une bonne œuvre en at¬ tire une autre, et un crime conduit à un autre crime. {Ibid.) — Ne jugez personne avant que vous soyez à sa place. (Ibid.) — Le sage ne parle jamais devant celui qui est plus grand que lui en sagesse et en âge, il n’interrompt jamais le discours de son prochain, il ne se presse jamais de répondre, il demande selon le propos, il répond comme il convient, et sur ce qu’il n’a point entendu il dit : Je ne l’ai pas entendu. L’ignorant fait tout le contraire. {Ibid.) — Sur la porte d’un hôtel vous ne manquez ni d’amis ni de frères; sur la porte d’une prison vous ne trouvez ni frères ni amis. (Plantavit, p. 1.) — Une parole lâchée ne revient plus. {Ibid., p. 156. n° 842.) — Que l’homme soit toujours souple comme un roseau, et qu’il ne soit jamais dur comme le cèdre. {Ibid.,. p. 250, n° 1334.) — Apprends un peu de celui-ci, un peu de celui-là, et tu sauras beaucoup. {Ibid., p. 254, n° 1363.) — Ne te fie pas à un prosélyte jusqu’à la dixième génération. {Ibid., p. 445, n° 1318.) — Le peintre ressemble à celui qui écrit, le sculpteur à celui qui parle. » {Ibid., p. 154, n° 140.) (18) Il est important de constater, pour fermer la bouche à tous ceux qui s’érigent en détracteurs de la foi judaïque, que s’il a plu à quelques rabbins de considérer le Thalmud comme la seconde loi des Juifs, de faire marcher les prescriptions que cet ouvrage ren¬ ferme sur le même pied que les prescriptions contenues dans la loi de Moïse, cette doctrine n’a jamais été admise comme un article de foi. Dans les cérémonies du culte mosaïque, c’est le Pentateuque que le ministre delà religion présente aux fidèles, en disant : « Voilà la loi que porta Moïse aux enfants d’Israël. » On n’aurait pas manqué d’ajouter à cette cérémonie l’exhibition du Tbahnud, s’il n’eût formé qu’un seul tout avec la loi de Moïse. Dans les articles de foi de Maimonide, qui ont obtenu l’approba¬ tion de tous les Juifs, on lit : « Toute la loi qui est aujourd’hui dans nos mains (et il ne peut être question là que du Pentateuque) nous a été transmise par Moïse. » Aucune autre loi ne nous a été transmise par le Créateur. Enfin, à toutes les époques, les plus savants rabbins se sont ex- 452 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. primés avec liberté sur le Thalmud, ce qu’ils n’auraient pas fait si c’eût été une portion de la loi révélée. Ainsi Judas Lévy, dans le Cozri, déclare qu’il y a dans le Thal- mud des choses qu’on n’aurait pas écrites de son temps. Maimonide, dans le More hanevokim, critique de nombreux pas¬ sages du Thalmud ; et, lorsque quelques obscurantins veulent l’ex¬ communier, une foule de savants rabbins s élèvent poui adoptei et justifier ses opinions : ainsi les deux Iiimchi et une foule dauties rabbins d’Espagne. Ainsi Aben-Ezra, Joseph Albo, et la généralité des docteurs qui ont mérité le nom de savants, tout en rendant aux traditions qui se trouvent dans le Thalmud, le tribut de respect qu’elles méritent, n’ont pas hésité à déclarer qu’il y a des choses qu’il n’est pas pos¬ sible d’admettre. On ne peut donc pas se prévaloir contre la religion juive des choses puériles, erronées ou contraires à la saine morale, que cette compilation peut contenir ; le Thalmud est l’ouvrage des hommes, d’hommes surtout qui écrivaient dans un siècle peu éclairé, sous l’empire de funestes impressions ; il n’est donc pas étonnant que cet ouvrage soit empreint du cachet de son origine.. Mais quel que soit le jugement que l’on soit obligé de porter sur ce monument scientifique, la loi judaïque, renfermée dans la loi de Moïse, expliquée et développée par les traditions du Thalmud, ne peut souffrir aucune atteinte de ce qu à côte de préceptes sages et raisonnables, quelques rabbins, payant leur tribut à la faiblesse hu¬ maine, en auront recueilli d’autres qui le sont moins. CHAPITRE III VIme SIÈCLE (1) Subripiendo principum animos. Leg. Wisig ., chap. xiv. I) Bouquet, t. iv, p. 440. (2) An 588, concile de Tolède, ch. xn. Fleury, Hist. eccl. , t. vu. NOTES. — CHAPITRE III, SIXIÈME SIÈCLE. 453 (3) Omnino præterea admirati sumus cur in regno vestro Judæos christiana mancipia possidere permittitis. Quid enim sunt christiani, nisimembra Christi? — Ep. sancti Gregorii papæ Theodorico Theodoberto, reg. Franc. D. Bouquet, t. iv, p. 26. (4) Saint Grégoire, Ep . ; Fleury, Hist. ecclés ., t. vm, p. 43. (5) Défense aux Chrétiens de manger chez les Juifs; sixième con¬ cile d’Adge, can. xxxiy, Conciliorum coll., t. iv, p. 1389; id. Concil. epaonense , can. xv. (6) Troisième et quatrième conciles, id ., p. 1804. Fleury, Hist. eccl ., t. vin. (7) Sixième concile de Mâcon, can. cvi. (8) Concile de Clermont d’Auvergne, can. vi, an 535, et concile de Mâcon, can. xm, Concil. coll., t. v. (9) Lors du siège d’Arles, par Clovis, les Juifs font partie des sol¬ dats qui défendent la ville. Boissi, Diss., t. n, Cyprianus invita sancti Cœsarii, liv. î, ch. xv. (10) Des marchands juifs d’Italie, qui allaient à Marseille pour leur commerce, furent chargés par les Juifs de cette ville de se plaindre à saint Grégoire de la conduite de leur évêque, ainsi que de celui d’Arles; saint Grégoire écrivit à ces prélats plusieurs lettres pour les exhorter à la douceur; il leur défendit surtout de forcer les Juifs à recevoir le baptême, parce que, dit-il, ce sacrement imposé par violence leur cause la mort au lieu de leur donner la vie, et que leurs rechutes deviennent plus scandaleuses que leur conversion ne peut être édifiante. Greg., ep. xlv, 458. (11) Le poète Venantius-a composé une pièce de vers pour louer la douceur de l’évêque Avitus, et il ne craint pas de raconter les événements tels qu’ils se sont passés. On y voit que l’évêque dit aux Juifs : Vis hic nulla premit : quo vis te collige liber, Aut meus esto sequax, aut tuus esto fugax. Mais, après cette exhortation, il a le soin de les faire saisir et en¬ fermer, et il ne leur laisse de choix qu’entre le baptême et la mort. Vid. Yenantius, ep.v; — Basnage, t. iv, p. 1423. (12) Childebert avait deux motifs : d’abord, il craignait que le peuple, fanatisé par les prêtres, ne se soulevât contre eux; en second 454 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. lieu, il voulait éviter que les Juifs ne profitassent du moment où les rues étaient désertes et les églises pleines, pour exécuter quelque mauvais dessein. Cette loi était publiée à Paris; elle fait présumer que les Juifs devaient y être nombreux. Basil., t. iv. (13) Vita Ferreol; —* Lecomte, Annales pour servir à l'histoire ecclésiastique. (14) Ce Juif se nommait Prisque. Malgré sa conversion, qui n’était que simulée, il ne cessait pas d’aller à la synagogue : un nouveau converti, filleul du roi, l’assassina, et Chilpéric fit grâce à l’assassin. Boissi, Dissert ., t. n, p. 15. (15) Loi de Gondebaud; Boissi, t. n, p. 16. (16) En France, les marchands formaient entre eux des sociétés, ils voyageaient par bandes et étaient obligés de s’armer pour se dé¬ fendre lorsqu’ils étaient attaqués, ce qui leur arrivait souvent. Gré¬ goire de Tours, Hist. de Fr., liv. vu, chap. xlvi. (17) Grégoire de Tours, Hist., liv. v, ch. xi, et liv. vi, ch. xvn. Get historien appelle Marseille la ville des Hébreux; — Carlier, Dissertation sur l'état du commerce en France , sous les rois de la première et deuxième races , p. 52. (18) Greg. Magn., ép. 45, t. n, p. 416; — Marini, lstoria civile e politica dell commercio de Veneziani, 1789. (19) Le code de Justinien contient de nombreuses dispositions hostiles aux Juifs, à qui on paraît ne laisser qu’à regret quelques lambeaux de leurs droits. (20) Fleury, Hist. eccl. , t. vin; — Cod., nov. 146. (21) Déjà, sous Auguste, les Juifs étaient en possession de faire le métier de devins. Juvénal, satire vi, en fait la description. Cophino fœnoque relicto Arcanam Judæa tremens mendicat in aurem Interpres legum Solymarum, et magna sacerdos Arboris est summi fida internuntia cœli, Implet et ista manum; sed parcius ære minuto Qualiacumque volet Judæi sumnia vendunt. L’empereur Adrien disait qu’il n’avait pas vu en Égypte un seul Juif qui ne fût mathématicien .c’est-à-dire nécromancien); les Juifs s'étaient perpétués en Occident dans cette réputation. Basnage, t, iv, p. 1212. NOTES. — CHAPITRE IV, SEPTIÈME SIÈCLE. 455 CHAPITRE IV VIIme SIÈCLE (1) Quatrième concile de Tolède, canon lvi. Non enim taies inviti salvandi sunt sed volentes, ut integra sit forma justitiæ. Barlh., Bibl. Rabb., t. ni; — Fleury, ffist. Eccl ., t. vm, p. 320. (2) Dix.-septième concile de Tolèdê. Fleury, t. ix, p. 111. (3) Le sixième concile de Tolède, approuvant les lois de Chintila, pour contraindre les Juifs à embrasser le christianisme, ordonne que chaque prince, à son avènement au trône, jurera d’en faire ob¬ server les dispositions. D’Aguirre, Concil. hispan., t. n, p. 518. (4) C’était le dix- septième concile de Tolède, le dernier qui ait été assemblé par les rois visigoths. Le concile donne à cette persé¬ cution plus violente que toutes les autres le prétexte banal d’une conspiration dont les Juifs auraient été les fauteurs. V. d’Aguirre, Concil. hisp., t. n, p. 352. v5) Lorsque l’Espagne passa sous la domination des Sarrasins, les prêtres ne manquèrent pas de publier que Dieu l’avait ainsi or¬ donné, pour punir Vitisa de ce qu’il avait manqué à son serment de persécuter les Juifs. (6) D’Aguirre, Concil . hisp., t. ii, p. 752. (7) Don Pedro de la Rojas, Hist. de Toleda, p. 483 — En aquel tempo eran diez lenguas las qué se hablavan en Espâna comtno y tempo de Augusto y Tyberio: la primera, la antigua espagnola, se- gunda la cantabrica, tercera la grieca, quarta la latina, quinta ara- biga, sexta caldea, septima hebrea, octava Celtibera, nona Valen- ciana, décima Catalana, de las quales habla eslrabon en el libra tercero. (8) Catel, Mémoires pour servir à l’histoire du Languedoc, t. ni, p. 308 et suiv. (9) Chorier, Histoire de Bourgogne , 1. 1, p. 524; — Carlier, Diss . sur l’état du commerce en France. Les Juifs tiennent la foire du 456 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Landit, établie à Saint-Denis par Dagobert ; ils y apportent des par¬ fums, des habits et toutes sortes de petits ouvrages d’or et d’ar¬ gent. (10) Conciliorum collet, xm, p. 648 ; — Boissi, Diss., t. n ; — Clotaire II, édit de l’an 625; — D. Bouquet, t. iv. (11) . Boissi, Diss., t. h; — Basnage, Hist. des Juifs, t. iv; — Gesta Dagoberti regis, ch. xxxm.— Les Juifs affermaient les péages; ils exerçaient presque partout les fonctions de telonarii (receveurs d’impôts). Les conciles se plaignirent souvent de ce qu’on leur confiait dépareilles charges; leurs défenses n’empêchèrent pas que les Juifs ne s’y maintinssent pendant fort longtemps. Le concile de Mâcon, entre autres, à la fin du vie siècle, contenait des dispo¬ sitions formelles à cet égard, ce qui n’empêcha pas qu’au commen¬ cement du vne siècle un Juif, nommé Salomon, était receveur du péage à la porte Glaucin, à Saint-Denis. Voyez Gesta Dagoberti , ch. xxxm. (12) Baluze, Capital, t, i, coll. 23 ; — D. Bouquet, Rec. des hist. de France, t. iv ; —Edict., Clotarii II, in concil. Parisensi 5, dat. ann. 615. Art. 10 : Judœi super christianos actiones agere non debeant. (13) Lois des Ripuaires, tit. xlvi ; — Montesquieu, Esprit des Lois, liv. xxx, ch, 20. (14) Conciliorum coll., Labbe, t. v, p. 1649; — Gesta Dago¬ berti, p. 580; — Fredegarii chronicon , Hist. fr., t. i, p. 758 (15) Greg. magn., ep., t. vii, p. 638. (16) Lois des Lombards, liv. i, ch. xxi, § 3, édit, de Lindembrock. (17) Dans l’ignorance profonde dans laquelle l’Occident était plongé, Je charlatanisme tenait lieu de savoir. Quiconque savait lire, et surtout quiconque avait quelque teinture d’astronomie, passait aux yeux du vulgaire pour un être surnaturel qui pouvait opérer des miracles par la seule force de sa science. Cette opinion que l’on avait de tous les hommes instruits était si forte, que l’on imposait au mé¬ decin qui traitait un malade l’obligation de donner caution qu’il le guérirait. Si le malade venait à mourir, le médecin était livré aux parents, qui pouvaient en faire ce qu’ils voulaient. Vid. Leg. Wisi- goth. Lindembrock, Cod. leg. antiq. Franc., 1612, 204-205. Si quis (dit la loi ii, tit. i, liv. n) medicum ad placitum infvrmo curando visitando aut vulnere curando proposcerit, ut viderit NOTES. — CHAPITRE Y, HUITIÈME SIÈCLE. 457 vulnus medicus aut dolores agnoverit, statirn sub certo placito cautione emissd infirmum suscipiat.— Si quis medicus infir- mum ad placitum susceperit, cautionis emisso vinculo, infir- mum restituât sanitati ; certe si periculum contigerit mortis mercedem placiti penitus nom equirat. — Si quis medicus dum phlebotomum exercet ingenuum debilitaverit centum solidos exsolvat , si vero mortuus fuerit continuo propinquis traden- dus est ut quod de eo facere voluerint habeant potestatem. CHAPITRE V VIII me SIÈCLE (1) Don Pedro de la Rojas, Historia de Toleda , t, m, p. 285 ; — Higuera, Histoire de Tolède, liv . m. (2) Obscuro tamen eo seculo septimo exeunte , cœptum est Grçecorum opéra arabice reddi a Jndœo Syro medico , cujus nomen integrum est Maser Javaich (Haller, Biblioth. medic. prat., lib. n, p. 338; — Abulpharag, Hist. compend ., dynast. lat., vers, ab ed. Pococke, Oxon., 1660, p. 126; Diction, biograph , v° Aaroun ; — Cabanis, Révolutions de la médecine, ch. n.) (3) Il y avait à Gondisapor , ou Dschondisabour , une école cé¬ lèbre pour l’enseignement de la médecine. Cette école était peuplée de Nestoriens et de Juifs. Les Nestoriens étaient des Chrétiens qui avaient éprouvé de violentes persécutions pour avoir voulu soutenir que Marie était devenue mère du Christ comme homme, et non comme Dieu. Le concile d’Éphèse, présidé par saint Cyrille, les avait anathématisés, et les empereurs s’étaient chargés du soin de mettre à exécution cet anathème, de même qu’ils le faisaient toutes les fois qu’une hérésie nouvelle venait agiter l’Église régnante, ce qui arrivait alors fréquemment. Les Nestoriens avaient été réduits à déserter les écoles qu’ils faisaient fleurir dans la Grèce, et ils 458 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. s’étaient réfugiés en Perse. C’est là, à l’école de Gondisapor, que, conjointement avec les Juifs, ils rendirent d’éminents services aux Arabes. Sous les règnes d’Almanzor, d’Almamoun et de Motavakel, on en vit paraître un grand nombre qui, à l’exemple, de Maserja- vaich, traduisirent en arabe les ouvrages grecs qui étaient alors les plus connus, et principalement les ouvrages de médecine; quelques- uns étaient traduits directement du grec en arabe; d’autres, avant de passer dans cette dernière langue, furent traduits en syriaque ; d’autres enfin furent traduits en meme temps en l’une et l’autre de ces deux langues. V. Casiri, Bibl. arab. hispan., p. 255-286-306- 308. — Parmi ces traducteurs, qui ont marqué les premiers pas des Arabes dans les sciences et qui, par l’intermédiaire de ces der¬ niers, ont conservé à 1 Europe le dépôt précieux des travaux de la Grèce, figuraient des docteurs juifs (Abulpharag, Hist., p. 99 et suiv.) ; la plupart ont été confondus avec les Nestoriens ou les Arabes; de ce nombre était la famille des Honain, si féconde en hommes laborieux, et qui occupe le premier rang parmi les savants de cette époque. Abulpharag (p. 171) a fait d’Honain un Chrétien ; il dit que ce médecin de Motavakel fut excommunié par les Chré¬ tiens pour avoir deshonoré une image ; mais, ainsi que l’observe Basnage (liv. vu, ch. il, t. v, p. 1474), il est probable qu’Abul- pharag a commis une erreur et que Honain était Juif. Les raisons que Basnage en donne, c’est que Honain était sorti de la ville d’Hira, où il y avait un très-grand nombre de Juifs, et en Second lieu qu’on rappelait rabbin. Cette dernière raison paraît sans ré¬ plique, surtout si l’on considère que Honain s’appelait Honain ben Isaac, nom qui ne pouvait convenir qu’à un Juif ou un Musulman, et nullement à un Chrétien. Ce que nous disons de la famille des Honain, on pourrait le dire de beaucoup d'autres savants Juifs dont on fait des Arabes ou des Chrétiens lorsqu’ils ont écrit en une autre langue que l’hébreu. (4) Abulcacim, Histoire de la conquête d’Espagne par les Maures, p, 120. (5) Nicolaus Antonius, Bibl. hyspan., in pref., p. 9. Vix credibile est quâ mentis contentione et virtutis amore, hoc genus hominum in bonas disciplinas præcipueque sacrarum littera- rum explicationem, philosophiam ac medicinam et omnes liberales artes incubuerint, quorum doctissimæ etiam Academiæ ditatæ fruun- NOTES. — CHAPITRE VI, NEUVIÈME SIÈCLE. 459 turque monutnentis ; fere enini quidquid in sacris libris elucubratum est eo tempore ex hebraicis fontibus; quidquid in medicinæ et phi- losopliiæ arcanis entendis mens humana insumpsit, laboris et vigi- iiarum a fmibus Hispaniæ et ex scholis utriusque hujus gentis prodiisse illorum nemo inficiabitur qui eorum bibliotheeas sedulo excusserit ; plane hebraïcæ synagogæ tam apud Mauros quam apud Christianos fréquenter et inter ipsos cæterarum potiores et nobiliores existimatæ, celeberrimos illos protulere divinorum librorum veteris testamenti enarratores quorum testimoniis innitantur sæpe noviores et Christiani interprètes, ad eruendos sanctæ linguæ sensus, eno- dandan bibliorum phrasim. iilustrandas hebraïcæ gentis antiquitates. (6) Basnage, Hist. des Juifs , t. y, p. 1487. (7) Le pape Zacharie délia les Français du serment de fidélité quils avaient prêté à Childéric; il confirma la couronne sur la tête de Pépin, qui lavait usurpée, et qui en reconnaissance fonda le royaume temporel des papes, en leur faisant don d’une partie de l’Italie, qu’il avait conquise. (8) Concil. coll. , ed. reg., t. xm, p. 430. (.9) La prohibition des mariages entre Chrétiens et Juifs se re¬ trouve dans plusieurs conciles tenus en France. (10) Fantin Desodoart, Hist. d’ Italie , t. ii, p. 409. (11) Cabanis, Révolution de la Médecine , ch. n, § vm. (12) Annal, franc., t. n ; — Duchesne, p. 42; — Vita Caroli magni, ab autore incerto, p. 60; — Boissi, Dissertations, t. n, p. 37 (13) Mably, Observ. sur V Histoire de France, t. n, p. 72. CHAPITRE VI IXme SIÈCLE (1) Caroli magni capitula re agui agrense, liv. i, cap. i. De Accusatione v ilium per sonar um, art. 44: Placuit ut omnes servi.... etc..., ad accusationem non admittantur, omnes etiam in- 460 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. famiæ maculis aspersi, ac turpitudinibus subjectæ personæ, here- tici etiam sive pagani sive Judæi. (2) Additio 3, cap. xv : Non liceat Christianis Judæorum neque paganorum res emphyteosis, vel conductionis titulo habere neque suorum similiter eis accommodare. (3) Charlemagne engageait le clergé à faire des efforts pour la conversion des Juifs. Boissi {Diss., t. il) rapporte une lettre de l’évêque de Lyon qui lui rend compte de ses démarches à cet effet. — V. Singularités historiques et littéraires , publiées par le Père Liron, t. n, p. 450. (4) Additio 4, cap. n: Nulli Christianorum, vel Judæorum liceat matrimonium contrahere nisi præmissa dotis promissione. lllud tamen observandum fore præcipimus ut si quis Christianus vel Christiana, aut Judæus vel Judæa nuptiale feslum celebrare volue- rint non aliter quam sacerdotali benedictione intra sinum sanctæ Dei ecclesiæ percepta, conjugium cuiquam ex his adiré permittimus. Quod si absque benedictione sacerdotis quisquam Christianorum vel Hebreorum noviter conjugium duxerit , aut 100 principi solidos exsolvat, aut 100 verberatus publiée flagella suscipiat. (5) Le règne de Charlemagne est une des époques les plus inté¬ ressantes, par la propagation des lumières en France. Ce prince manifestait sans cesse le désir (comme le dit Alcuin, lettre x) de faire de la France une nouvelle Athènes : Ut Athenæ novœ perfice- rentur in Francia. Sa cour offrait, sous ce rapport, une grande ressemblance avec celle du kalife Aaroun, quoique les sciences y fussent à un degré bien inférieur, qu, pour mieux dire, y fussent arrivées à peine à leurs premiers éléments. Cependant Charlemagne faisait tous ses efforts pour les développer. Il avait fait établir des écoles dans plusieurs villes, et de cela qu’il en avait également éta¬ bli une à Paris, on a tiré la conséquence qu’il était le premier fon¬ dateur de l’Université de Paris, ce qui est loin de pouvoir être n regardé comme un fait certain. Charlemagne, en effet, avait fait tout ce qu’il était possible de faire de son temps ; il avait disséminé dans les diverses parties de ses États les hommes à qui il supposait du savoir, afin qu’ils le transmissent aux autres. Mais ces sortes d’en¬ seignements n’avaient aucun des caractères des institutions connues de nos jours. Ce qui le prouve, c’est que l’école qui aurait dû fixer plus particulièrement son attention, celle qui était destinée à in- NOTES. — CHAPITRE VI, NEUVIÈME SIÈCLE. 461 struire la noblesse du royaume, était attachée à sa cour et voyageait avec lui ; ainsi elle se trouve successivement à Thionville, à Ratis- bonne, à Mayence, à Francfort, à Aix-la-Chapelle. Alcuin, qui en était le directeur, se plaint, dans une de ses lettres, de ces déplace¬ ments continuels ; cela n’empêchait pas que ses leçons ne fussent très- suivies; les filles de Charlemagne elles-mêmes ne dédaignaient pas d’y assister. Du reste, les connaissances qu’on y enseignait n’étaient ni très-variées ni très-profondes; on savait tout lorsqu’on connais¬ sait les sept arts libéraux. Ces sept arts étaient : la grammaire, la dialectique, la rhétorique, le plain-chant, l’arithmétique, la géomé¬ trie et l’astronomie ; c’est ce qu’on exprimait par ces deux vers la¬ tins, où les sciences étaient désignées par les initiales de leur nom. m Gram, loquitur, Dia. vera docet, Rhet. verba colorât, Mus. canit, Ar. numerat, Geo. pondérât, Ast. colit astra. Les trois premières sciences formaient ce qu’on appelait le tri¬ vium; les quatre autres formaient le quadrivium. On passait pour instruit lorsqu’on avait suivi tous les cours du trivium ; mais c’était le nec plus ultra que d’avoir suivi ceux du quadrivium. (V. Al- cuini opéra; Paris, 1617, ép. viii, col 1492.) On voit par là que les savants du règne de Charlemagne étaient loin de pouvoir pré¬ tendre à ce titre, surtout si on les compare aux Arabes et aux Juifs, qui étaient déjà au niveau des connaissances de l’ancienne Grèce. (6) D. Bouquet, Recueil des historiens de France, t. vi, p. 624 à 654. (7) D. Bouquet, Recueil des historiens de France , t. vi, p. 649. (8) D. Bouquet, id. id. t. yi, p. 364 et 365 ; Agobardi, ép. ; — Baluze, t. i. (9) Cet Evrard avait été constitué par Louis conservateur des pri¬ vilèges des Juifs. C’est la première fois qu’il est question de ces sortes de fonctions, qui furent renouvelées plus tard et confiées quelquefois aux personnages les plus éminents. (10) La haine d’Agobard contre les Juifs éclate dans tous ses écrits. Son traité De Insolentia Judœorum est rempli d’invectives et de calomnies contre cette nation. Dans une de ses lettres écrites à Ne- budius, évêque de Narbonne, il s’emporte avec fureur contre les Juifs : 462 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. « Tous ceux qui vivent encore sous la loi mosaïque (y est-il dit) » sont revêtus de malédiction comme d’un habit : la malédiction » entre dans leins os, dans leur moelle et dans leurs entrailles, » comme l’eau et l’huile coulent dans le corps humain. Les Juifs » sont maudits à la ville et à la campagne, au commencement et à la » fin de leur vie; les troupeaux, les viandes qu’ils mangent, lesgre- » niers, les caves et les magasins qu'ils occupent sont maudits... . » Telle est la modération avec laquelle s exprimait Agobard, réputé I un des plus savants éveques de son siècle. On ose ensuite repro¬ cher à quelques rabbins d’avoir mal parlé des Chrétiens!... (Il) Il est impossible de se faire une idée de l’ignorance du clergé sous les rois de la première et de la seconde race ; la plupart des curés ne savaient pas même lire. Dans les actes du concile de Trosly, ptés Soissons. il est fait mention de plusieurs abbés qui, lorsqu’on leur présentait les règles de leur ordre, répondaient nescio litteras. Du reste, on était si peu exigeant lorsqu'il s’agissait d’admettre quelqu’un à la prêtrise, qu’on trouve dans les capitulaires de Ro¬ dolphe, parmi les questions les plus ardues à faire aux candidats, celle-ci : « Quomodo in baptismo discernis sexum masculinum et fæminum. » (Manuscr. de la Bibl.imp. de Paris, n° 4439.) Les plus éclairés parmi les curés savaient lire, écrire et chanter au lutrin. Charlemagne, dans un de ses capitulaires, recommande aux évêques de ne choisir les curés que parmi les membres du clergé qui peu¬ vent réciter convenablement les psaumes et expliquer l’oraison domi¬ nicale. (Baluze, t, i, col, 236). Leydrade, archevêque de Lyon, voulant donner à l’empereur Louis une idée avantageuse de l’instruc¬ tion de son diocèse, lui écrivait que son église avait des lecteurs capables de lire sans faire de fautes et de comprendre les Évangiles et le Psautier. ( Leydradi opéra inter, ep. Agobardi, p. 115.) D’après cette composition du clergé, on sent que les prédicateurs devaient être fort rares. Les Juifs qui faisaient des sermons devaient donc être îegardés avec admiration, et comme ils connaissaient à fond les livies saints, il est naturel qu’ils dussent être préférés aux curés. II était si rare de savoir lire qu’un condamné obtenait sa grâce en prouvant qu’il n’était pas illettré: c’est ce qu’on appelait le privi¬ lège de clergie. C’était un moyen d’assurer l’impunité à tous les membres du clergé, et il n’y avait pas à craindre que le privilège profitât beaucoup à d’autres. NOTES — CHAPITRE VI, NEUVIÈME SIÈCLE. 463 (1*) Meneslrier, Hist. ie Lyon , üv. vu. p. 219; — Agobard, De Insol. jud.; — Basnage, liv. vu, t. iii. (13) vie siècle. Concile de Mâcon, canon cvi. (14) Concile de Reims, Dagobert II; la reine Bathilde, pendant sa régence, fut la première qui défendit le trafic des esclaves. Bien des siècles s’écoulèrent avant que ses vues philanthropiques pussent se réaliser. (15) Capitul. Caroli Calvi., t. lu, chap. n. (16) Boissi, Diss., t. ii, p. 85. (17) An 845. Concile de Meaux. (18) Ex chronico senonico Odorani monachi sancti Pétri vivi. — D. Bouquet, Hist. de France, t. viii, p. 237. — Anno 883 Anse- gisus senonensis episcopus postquam primatum totius Galliæ obti- nuit, et supremâ moderatione secundus papa apellari meruit, Judæos certa de causd ab urbe expulit. (19) Boissi, Diss. sur les Juifs, t. n. (20) D. Bouquet, Historiens de France, t. vii. (21) A raison de l’affaire de Toulouse, ils offraient au roi « infi¬ ni ta auri et argenti pondéra. » (D. Bouquet, toc. cit.) (22) Boissi, Diss. Caroli Simplicis diploma ex archivis ecclesiæ Narbonnensis (D. Bouquet, t. ix, p. 840.) (21) Les médecins de Charlemagne, celui de Charles le Chauve. (Cabanis, Révolutions de la Médecine, ch. ii, § vu i. (24) Régnier, Économie politique et rurale des Arabes et des Juifs. L’état agricole de l’Espagne n’a jamais été aussi prospère que pendant la domination des Arabes. On cultivait alors en Andalousie tous les fruits et toutes les plantes de l’Afrique. Les Arabes savaient tirer un grand parti de l’art hydraulique appliqué à l’irrigation des terres; ils avaient un grand nombre d’écrits sur l’agriculture; il existe surtout un traité d’Abou-Zacharia-Jahia ben-Mohamed-ben- Ahmad, qui (selon Casiri, Bibl. Arab. Hisp.,) t. i, p. 321) serait encore le meilleur que les Espagnols pussent suivre. Les Juifs, qui déjà sous les Visigoths s’étaient adonnés à la cul¬ ture des terres, s’appropriaient toutes les connaissances des Arabes-. Leur langue leur était en quelque sorte commune, car, ainsi que le remarque Maimonide, quiconque sait l’hébreu sait l’arabe, et l'une et l’autre de ces deux langues sont voisines du syriaque. (Casiri, t. i, p. 292.) 464 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. (25) Amoroux, Hist. de la médecine des Arabes. (26) Quelques auteurs ont fait d’Avenzohar un Musulman; d’au¬ tres assurent qu’il professait la religion juive. Avenzohar n’ayant écrit qu’en arabe, il n’est pas étonnant qu’on ne l’ait pas cru Juif; il paraît cependant qu’il l’était. C’est parmi les écrivains juifs que le classe Prunelle. ( Discours sur V influence de la médecine sur la renaissance des lettres, n° 13.) Du reste, le respect que Aven- zohar professe dans ses écrits pour les médecins juifs ferait assez connaître son origine. — V. Eloy, Dict. de la Médecine; — Amo¬ roux, Histoire de la Médecine des Arabes. (27) C’est ainsi que Avenzohar qualifie les professeurs juifs. (Eloy, Dict. de la Médecine; — Amoroux, ouvrage cité.) CHAPITRE Y 1 1 Xme SIÈCLE (1) Cabanis, Révolution de la Médecine, ch. ii; — Astruc, Hist- de la Faculté de médecine de Montpellier. (2) Astruc, loc. cit. (2 bis ) Idem. (3) Salomon ben Yirga, Sebeth Jehuda; — Basnage, liv. ix. (4) Basnage, Hist. des Juifs, liv. îx, p. 131. (5) Basnage, ibid. (6) Bartholoccius, Bibliotheca rabbinica, t. ni ; — David, Gantz Tzemach David, p. 130; — Juchassim, p. 126. (7) Rossi Dizionario degli autori ebrei, t. n, p. 49; _ Bar¬ tholoccius, Bibl. rabb. — Le Lexique de Menachen est intilulé Michabiroth. C’est le premier ouvrage de ce genre qui ait paru en Espagne. Le rabbin Juda avait déjà donné en Italie son Sepher Hasceraschim (livre des racines) NOTES. — CHAPITRE Vil, DIXIÈME SIÈCLE. 465 Moïse vêtu de sac était ainsi nommé parce qu’il couvrait sa tête d’un sac en signe de deuil ; il était sorti de l’Orient et avait été jeté par hasard sur les côtes d Espagne; il vint à Cordoue, où les écoles juives étaient déjà florissantes; il y trouva aisément l’occa¬ sion d’étaler les connaissances qu’il avait apportées de l’Orient, et 1 on fut si frappé de son mérite que le chef de la synagogue lui céda sa place, quil occupa avec distinction jusqu’à sa mort; il enseigna publiquement le Thalmud, et il eut pour disciple le rabbin Joseph, qui traduisit cet ouvrage en arabe. (8) Benjamin de Tudèle, Itinerar ., ch. i. (9) Astruc, Histoire de l'École de Médecine de Montpellier; — Prunelle, Discours sur l'influence de la médecine , p. 55. Les rapports commerciaux de l’Espagne avec le midi de la France s’opéraient par les Juifs. La fabrication des étoffes de soie était répandue en Espagne ; à Séville, cette industrie occupait un grand nombre d’ouvriers arabes ou juifs. On exploitait en Espagne des mines d’or, d’argent, de fer, d’anti¬ moine. On allait y chercher des laines pour la fabrication des étoffes. On pêchait du corail sur les côtes de l’Andalousie, des perles sur celles de la Catalogne. « Les Juifs répandaient ces marchandises sur toutes les parties de l’Occident (Prunelle, p. 44). Par suite de cette fraternité qui unissait les Israélites de tous les pays, ils étaient alors comme les courtiers et les uniques agents du commerce du monde. » (Id., p. 45.) La ville de Montpellier était alors le centre du commerce; on y fabriquait des draps désignés sous le nom de panni de Monlepes- sulano. La Provence n’appartenant pas à la France, tout le commerce du royaume se faisait par Montpellier, qui était alors ce que Mar¬ seille est aujourd’hui. (Astruc, Histoire de la Faculté de médecine de Montpellier, p. 14.) Les Juifs y étaient en grand nombre (a), attirés autant par le com- (a) Benjamin de Tudèle dit, en parlant des Juifs de Montpellier : Il y en a parmi eux d’extrêmement riches. » Les tailles qu’ils payaient faisaient une des meilleures portions des revenus des seigneurs de Montpellier. (D’Aigrefeuille loc. cit., i, 31 39.) Montpellier passait pour une ville très-opulente. Ses richesses étaient pas¬ sées en proverbe. « Tout l’or de Montpellier (dit un troubadour, en parlant de 30 466 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. merce que par la renommée des écoles qui florissaient alors dans le midi de la France. Ils contribuèrent puissamment à la fondation de l’Ecole de médecine. (Ibid.) Il en fut de même pour l’école de Salerne, dont l’origine se rattache à la domination des Maures dans la Sicile. « La fondation de l’école de Salerne, d’après une chronique très- » ancienne, est due à quatre médecins, dont l’un était Sarrasin, » l’autre Juif, le troisième Grec, et le dernier Napolitain. » (Pru¬ nelle, p. 50.) Dans l’enseignement qui se faisait à Montpellier, on employait la langue hébraïque. « Les médecins de Montpellier qui, par les Juifs, venaient direc- » tement des Arabes, durent se servir de l’hébreu et surtout du pro- » vençal. » (Prunelle, p. 60.) Les écrits de Rabelais, qui avait étudié à Montpellier, attestent la connaissance qu’il avait de l’hébreu; un grand nombre de mots pas¬ sés dans la langue romane trouvent leur étymologie dans l’hébreu. « La réputation des médecins juifs était si grande que l’on a cru, » à une certaine époque, que, pour bien faire la médecine, il fallait » être d’extraction hébraïque. » (Prunelle, p. 55.) « Les Juifs se rendirent si habiles dans l’exercice de cet art que » bientôt on ne put se passer d’eux. Ils acquéraient beaucoup d’au- » torité avec des richesses immenses, et l’on peut dire qu’il a été » une époque où ils ont eu pour ainsi dire, en leurs mains, la vie » de tous les Chrétiens de quelque distinction. » Malgré les défenses des conciles, la plupart des souverains des » xme et xive siècles n’avaient auprès d’eux que des médecins juifs.» (Prunelle, ibid., note.) Quoique les infidèles fussent vus avec une sorte de répulsion par les Chrétiens, certains d’entre eux visitaient les écoles d’Espagne. Ainsi on citait au xe siècle Gerbert, qui avait acquis une grande réputation par sa science et qui, appelé successivement à l’archevêché de Reims et à celui de Ravenne, fut élu pape sous le nom de Sylvestre II. Pierre Vidal) ne le garantira pas de mes coups. » (Millot, Hist. des Iroub., n, 90.) Dans tout le midi de la France, au rapport de Benjamin de Tudèle, les prin¬ cipales manufactures d'étoffes étaient entre les mains des Juifs. Dans quelques localités ils jouissaient du privilège exclusif de teindre les étoffes. (Prunelle, f . 54, note.) NOTES — CHAPITRE VII, DIXIÈME* SIÈCLE 467 Mais son savoir paraissait si surprenant pour l’époque, qu’il ne put échapper, malgré sa qualité de souverain pontife, à l’accusation de magie (1). Au 11e siècle, on citait Constantin l’Africain, moine du mont Cassin, qui avait étudié chez les Maures d’Espagne, et qui fut obligé de fuir sous l’accusation de magie. L école de Cordoue avait été visitée par plusieurs autres moines ou évêques chez qui l’amour de la science avait fait taire les préjugés. Du reste, il existait en Espagne une secte de Chrétiens qu’on ap¬ pelait mu z arabes ou Arabes adoptifs. Ils avaient adopté plusieurs rits arabes. La liturgie des chrétiens muzarabes , condamnée par les papes, est encore en usage dans une chapelle de la cathédrale de Tolède! (Fleury, Histoire ecclésiastique, xii, 91.) La langue arabe était devenue familière aux chrétiens espagnols. Il fut fait au xe siècle une version arabe des canons ecclésiastiques, à l’usage du clergé catholique des provinces maures. (Casiri, loc. cit., t. i, p. 547; — Pruneile, p. 42.) Alvaro de Cordoue se plaint de l’ardeur avec laquelle ses contem¬ porains se livrent à l’étude de l’arabe. « A peine (dit-il) en trouverions-nous un sur mille qui connaîtrait le latin, tandis qu’un grand nombre étudient la langue chaldaïque. » (Andres, t. i, p. 274; — Prunelle, loc. cit.) Cès circonstances doivent expliquer comment les lumières répan¬ dues chez les Arabes d’Espagne ont pu pénétrer parmi les Chré¬ tiens. Il faut cependant reconnaître que le soin extrême que mettait le clergé à empêcher le contact des Chrétiens avec les infidèles, devait taire obstacle à ce que les connaissances acquises par quelques-uns d’entre eux pussent se répandre. (10) An 922. D. Bouquet, Recueil des historiens de France, t. îx, p. 535. (11) An 922. D. Bouquet, Recueil des historiens de France , t. ix, p. 92. (12) D. Bouquet, t. ni, p. 686. (13) Codex Italiœ diplom., t. m, p. 815. Judæi inter alias feudi pertinentias in investituram comprehensi. .(14) Muratori, Annali d’Italia, Romæ, 1753, t. vi, p. 23 et 468 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. suiv.; — Giannone, t. i, c. xcxiy; — Muzza, c. lxiii ; — Prunelle, De Vin fluence de la médecine sur la renaissance des lettres, p. 50. CHAPITRE VIII XIme SIÈCLE (1) « Le xie siècle (dit Charles Villers, Esquisse de l* histoire de » l’Église, p. 359) porte encore dans l’histoire la déshonorante épi- » thète de siècle d’ignorance, qu’à bon droit on lui donna par- » dessus tous les autres. Durant son cours, ajoute-t-il, il ne s’éleva » aucune hérésie; — l’hérétique est celui qui pense autrement que » l’orthodoxe, alors on ne pensait plus. » (2) D. Bouquet, Recueil des hist. de France, t. x, p. 152. — Chronique d’Adhemar, an 1010 : Alduinus episcopus Judæos ad baptismum compulit lege prolata, utaut christiani essent aut de ci- vitate discederent, et per unum mensem doctores divinos jussit dis- putare cum Judæis ut eos ex suis libris revincerent. Très vel qua¬ tuor Judœi christiani facti sunt, cætera multitudo per alias civitates diffugiens cum uxoribus et liberis festinavit. Quidam seipsos ferro jugulaverunt, nolentes baptismum suscipere. (3) D. Bouquet, t. x, p. 34, 109, 152, 321 ; — Chronica sancti Martialis; — Chronica Ademari Cabanensis ; Rodolphe, ch. vu, liv. in. (4) Per orbem universum communi omnium christianorum con- sensu, decretum est ut omnes Judæi ab illorum terris vel civitatibus funditus pellerentur. Hique universi odio habiti expulsi de civitati¬ bus, alii gladiis trucidati, alii fluminibus necati diversisque mortium generibus interrempti ; nonnulli etiam sese diversa cæde interime- runt. (Rodolphe, loc. cit .) (5) D. Bouquet, Rec. des hist. de France, t. xn, p. 240; — Ex NOTES. — CHAPITRE VIII, ONZIÈME SIÈCLE 4(39 Guiberti abbatis chron. an. 1076. Nos Dei hostes (inquiunt) orien¬ tera versus longis terrarum tractibus transmissis desideramus ag- gredi, cùm ante oculos nostros sint Judæi quibus inimititior existit gens nulla Dei... (6) D. Bouquet, Rec. des hist. de Fr., t. xii, p. 428, et t. xiv, p. 684, Ex chronica Richardi Pictaviensis ; Ex chronica Gau- fredi Vosiensis. (7) D. Bouquet, t. xiv, p. 684, Gesta Urbani II, papœ; — Bas- nage, Hist. des Juifs ; — Boissi, Dissert., t. n. — Premièrement (dit énergiquement en mauvais français une chronique du temps, D. Bouquet, t. xn, p. 222), les Chrétiens coururent sur les Juifs par tous les lieux où ils les trouvoient et savoient, et les contrainstrent à croire en Dieu. Tuit cil qui voudrent croire, furent beauptisés et cil qui ne voudrent croire, furent occis et commandés as diables. (8) Scialchelet hacabala , p. 70; — idem, Salomon ben Virga, Sebeth Jehuda, p. 16. (9) D. Bouquet, t. xm, p. 823; — Ex Eugonis Flaviniacensis chronic. virdunensi. (10) D. Bouquet, loc. cit. (11) Alexandri II, papæ, epist. vin, Berengario narbonensi vice- comiti : Noverit prudentia vestra nobis placuisse quod Judæos qui sub vestra potestate habitant tutati estis, ne occiderentur ; non enim gaudet Deus effusione sanguinis, neque lætatur perditione malorum. (Rec. des hist. de France, t. xiv, p. 538.) (12) Bartholoccius, Bibliot. rabbin. — Le livre de Moïse ben Josué est intitulé : Sepher theiloth ahigaïon. — Jacob ben Jekar paraît être un des premiers parmi les Juifs qui se soit occupé de musique (Basnage, t. v, p. 1567) ; son exemple prouve que dans les sciences comme dans les beaux-arts, ils ne restaient pas en arrière des Arabes. 11 faut convenir cependant que ceux-ci poussèrent beau¬ coup plus loin qu’eux le culte de l’art musical. (Casiri, Bibl. ara- bico-hispanic .) On cite l’école d’Alfarabi comme ayant produit divers écrits sur la musique. (13) Boissi. Dizionario degli autori ebrei, t. i, p. 126; — Bas- nage, Hist. des Juifs, t. v. Gerson le Vieux est auteur du Sepher Hatecumoth. David Ganz et le Scialchelet hakabala sonten discord sur l’époque précise de sa naissance. Nous laisserons à d’autres le soin de prouver que la naissance de tel ou tel rabbin doit être lixée 470 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. un peu plus tôt ou un peu plus tard; et, reconnaissant qu’il est à peu près impossible d’avoir des données incontestables là-dessus, nous nous contentons de suivre les versions les plus généralement re¬ çues, surtout quand la date de la naissance d’un rabbin ne se ratta¬ che pas à un fait historique essentiel. Ainsi, par rapport à Gerson, il paraît qu’on est assez d’accord qu’il a vécu au xie siècle, quoique son recueil des constitutions n’ait, été connu qu’au xme. (14) Iluarte, Examen de ingenios para las sciencias, 1593- 167 ; — Cabanis, Révolution de la médecine; - Haller, Bibliotec. med. pratic. ; — Éloy, Dict. de- la médecine; — Astruc, Histoire de l’école de médecine de Montpellier ; — Prunelle, Discours sur l'influence de la médecine sur la renaissance des lettres , p. 55. (15) Bartholoccius, Bibl. rabb ., t. m, p. 891, 897, 905, 923 ; — Wolf, t. m, p. 64; Boissi, t. i, p. 45. Isaacben Geat a fait des vers pour la fête de Pourim; il les avait écrits en arabe ; ils ont été traduits en hébreu. Isaac ben Ruben est auteur d’un traité De l’achat et de la vente, Hammechar Veamechur, d’un aulre sur les Contrats de mariage. Isaac Alphesi était né à Fez, en Afrique; il y avait enseigné le lhalmud jusqu’à l’âge de soixante-quinze ans, époque à laquelle il fut contraint d’abandonner sa patrie; il se réfugia à Cordoue, où il fut reçu avec beaucoup d’honneur; mais, mécontent de ce séjour, il passa â Luzerce, où il continua d’enseigner pendant dix ans ; il mourut à l’âge de près de quatre-vingt-dix ans; son livre intitulé le petit Thalmud est un des ouvrages les plus lus par les rabbins. (Aboab nomologia , p. 273.) Isaac ben Baruch, archi-synagogue de Cordoue, a laissé un ou¬ vrage intitulé : La boîte des aromates , dans lequel il résout les difficultés du Thalmud touchant le droit et l’administration de la justice ; cet ouvrage n’ayant pas été terminé par lui, son fds l’acheva. (16) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. iv. Rossi, t. i, p 15; — Wolf, t. iv, p. 924. — On trouve dans Moise-aben-Ezra des poésies très-remarquables; pour en donner une idée, nous citerons la pièce suivante ; « La vie de l’homme est fugitive, et il n’est que passager dans ce » monde ; il est venu dans le néant et il s’en va dans les ténèbres ; » égaré par l’amour du monde, ignorant qu’il n’est que vanité, il se » laisse séduire par la douceur des paroles, il se laisse tromper par NOTES. — CHAPITRE VIII, ONZIÈME SIÈCLE 471 » de grands mais vains attraits, et cependant ce monde ne l’enrichit » que pour l’appauvrir; ses chants se convertissent pour lui en la- » mentations, et le' miel de ses discours renferme un venin d’aspic; » Ses lèvres flattent par la délicatesse des paroles et par le parfum » d’un vice agréable, mais sa vigne est une vigne de Sodome et son » vin est un fiel de dragons. » Désabuse-toi donc du monde et de ses plaisirs, ne souhaite pas » de l’éprouver, et qu’à tes yeux soient justement méprisés son miel » et ses douceurs ; j’ai voyagé dans ce monde, je me suis égaré dans » ses voies. J’ai été affligé, j’ai passé par mille épreuves, parce que » mes actions m’ont conduit au mal. Je me suis enivré du vin de la » jeunesse. J’ai suivi l’inclination de mes yeux, et parce que j’ai agi » dans l’ignorance, mes iniquités me sont devenues une charge in- » supportable; parce que mes yeux avaient été pleins de fierté, mon » front a été humilié, mon œil a préparé à mon âme tous les pièges » de l’erreur. Les jours de la vieillesse m’ont tiré de l’assoupissement » où m’avaient plongé les jours du plaisir, et voilà que tout le fruit » du repos n’est que vanité et qu’affliction d’esprit; l’enfance de » l’homme et sa jeunesse, il les a vues passer comme un songe ; * mais ses péchés finissent et le conduisent chez les morts. Le jour » vient où ses forces dépérissent; alors son âme s’envole et son » corps, précipité dans une fosse, est foulé aux pieds comme le ca- » davre d’une bête qu’on a jeté à la voirie. — Le lieu de son habi- » tation le repoussera de son sein, et ceux qui le soutenaient le » feront sortir avec empressement de sa maison, étendu sur son lit » de mort, et ses amis l’emporteront et l’éloigneront du monde, et » il sera jeté dans la fosse comme un vase dont on ne veut plus; » alors l’âme, dégagée des passions, recouvrera tout son prix, et » elle remontera au Ciel, si elle n’a pas été souillée par le péché. » Elle sera rendue à son séjour comme Dieu l’avait donnée, et sa » lumière brillera de l’éclat du firmament. » Ne recherchez donc pas la joie et le plaisir, car le cœur de l’in- » sensé aime à se trouver là où est la joie; mais pleurez et ceignez- » vous de cordas, parce que le cœur du sage se plaît où est la tristesse.» On pourrait citer plusieurs autres pièces reinarquablesd’Aben-Ezra. Son recueil de poésies sacrées en contient un grand nombre qui sont peu connues, mais très-dignes de l 'être. Charisi (dans son Tache- monif sect. n) place Aben-Ezra parmi les trois plus célèbres poètes 472 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. espagnols qui l’ont précédé. D’après le goût assez généralement ré¬ pandu parmi les rabbins, certaines des poésies d’Aben-Ezra forment des acrostiches. Il est une de ces pièces de poésie dont la signifi¬ cation est : Moi , Moïse, Aben-Ezra le petit. Les poésies d’Aben- Ezra sont rimées, ce qui prouve que de son temps la poésie rabbi- nique s’était déjà modelée sur la poésie arabe ; Charisi ( Tachomani , toc. cit.) croit que les poètes hébreux avaient imité les Arabes depuis le ixe siècle. Il cite plusieurs poètes hébreux qui se sont illustrés à cette époque. Il faut reconnaître avec lui que la poésie arabe a exercé une grande influence sur celle des rabbins. Les li¬ vres sacrés, quoique pleins de verve et de poésie, ne portent cepen¬ dant l’empreinte d’aucun rhythme poétique. Du reste, on peut se convaincre de ce que la poésie rabbinique doit à celle des Arabes en comparant les termes de leurs prosodies. Dans la prosodie arabe, le vers s’appelle beit (maison) ; dans la prosodie hébraïque, il porte le même nom, beth; en arabe, le premier hémistiche s’appelle porte, misrah;e n hébreu, il s’appelle également porte. On pourrait pousser plus loin cette comparaison, et on recon¬ naîtrait que la poésie rabbinique a imité la poésie arabe. Une chose cependant qui paraît être assez particulière aux rabbins, et qui tient à la cabale, c’est l’usage des acrostiches et des anagrammes. On regrette de voir des écrivains sérieux s’adonner à ce jeu d’esprit. (17) Plantavitius, Bibl. rabb. ; — Rossi, t. n, p. 73 . Judas ben David est connu sous le nom de Ching; il était réputé très-savant, et il forma des élèves qui lui firent honneur, entre autres Nachid- Samuel. Aben-Ezra dit qu’il avait composé vingt-deux livres, soit en arabe, soit en hébreu; on n’a conservé que son Introduction au Thalmud. (18) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. ni, p. 72; — Basnage, t. v ; _ Judas de Barcelone, Alphés et Cophni, sont placés en rang émi¬ nent parmi les jurisconsultes hébreux : le premier a laissé des trai¬ tés sur diverses matières du droit. Il est auteur d’un livre sur le droit des femmes et d’un autre intitulé : Minian setharoth, énu¬ mération des contrats. — Cophni est auteur d’un traité sur le con¬ trat de vente. Rau-Alphés, dans son petit Thalmud, a embrassé toutes les matières juridiques et casuistiques. (19) Cod. Theodosiano, De foro Judœorum. (20) Traduction espagnole du Cozri de Judas Levi, par le rabbin NOTES. — CHAPITRE VIII, ONZIÈME SIÈCLE 473 Abendana, préf . , p. 3. Encierre (y est-il dit) este excellente libro la theologia Judaica, y se tratan en el mi admirablemente las princi¬ pales y mas graves materias de la ley divina, con maravilloso ingenio deletoso y agradabile stilo. (21) Cosri, discours Ier. (22) Cosri, discours n. (23) Cosri , discours m. (24) Quelques morceaux extraits du Cosri pourront justifier ce jugement. Voici comment Juda Lévi expose le plan de son ouvrage, au com¬ mencement du premier livre : « Le roi Cozar voyait souvent en songe un ange qui lui disait : » Ton intention est agréable ait Créateur, mais non tes œuvres. » Fidèle à la religion de son pays, c’était lui qui, avec un zèle pur » et sincère, prenait soin du temple et des offrandes. Toutes les fois » qu’il remplissait ce ministère, le même ange revenait pendant la » nuit et lui répétait : Tes intentions sont agréables au Créateur , » et non tes œuvres. Cédant à cette voix, il voulut éclairer sa » croyance et rechercher quelle était la véritable religion, ce qui le » conduisit à embrasser, lui et son peuple, la religion juive. Le rab- » bin qu’il consulta le convainquit par des arguments et des raisons » auxquels son esprit ne put s’empêcher de se rendre. Je me pro- » pose de raconter les choses telles qu’elles se sont passées : que les » sages reconnaissent et comprennent. » Après cetexorde, Juda Lévi raconte les conférences du roi Cozar avec un philosophe, puis avec un Juif. La première partie est pies- que entièrement consacrée à la théologie; la seconde et la troisième renferment des dissertations sur une foule d autres sujets, soit en morale, soit en législation, soit en littérature. Sur ces divers points Juda Lévi fait preuve de connaissances très-variées. En parlant de l’éloquence, par exemple, voici comment il s’exprime : « Comme le but du discours est de faire entrer ou de porter dans » l’esprit de ceux qui écoutent les idées qui se trouvent dans 1 es- » prit de celui qui parle, ce but ne peut être parfaitement rempli » que lorsque les deux personnes sont en présence; ce qui fait que » les paroles prononcées ont un très-grand avantage sur les paroles » écrites, car les paroles prononcées tirent une grande force du » repos là où il faut s’arrêter, de la continuation dans les phrases 474 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. » qui sont liées, de la gravité et de l’abaissement de la voix, de » l’étonnement, de l’interrogation, de la narration, de l’espérance, » de la crainte, de la prière et des autres mouvements ou passions » dont est dépourvu le discours écrit. Bien plus, l’orateur peut en- » core soutenir ce qu’il dit par le mouvement des yeux et des pau- » pières; celui de sa tête et de ses mains; il peut par là exprimer » la colère, la bienveillance, l’humilité et l’élévation, selon qu’il le » juge convenable. » On ne saurait mieux décrire l’art oratoire. Voici comment l’auteur s’exprime à propos de la loi du talion : « Cosri. — Est-ce que les peines imposées pour les délits sont » fixées dans la loi où il est dit : Œil pour œil, dent pour dent, ce » qu’un homme aura fait de mal à un autre, il le souffrira lui-même? » Le Juif. — N’est-il pas dit dans le même endroit : Celui qui » aura tué une jument la payera ou la compensera. Vie pour vie. » Celui qui frappera un animal le prendra et le payera ? » Ces deux cas s’entendent du payement du prix; car cela ne veut » pas dire : Si quelqu’un a frappé ton cheval, à ton tour frappe le » sien, mais bien : Prends son cheval et paye-le. Il n’y aurait pour » toi en effet aucun avantage à frapper le cheval. Ainsi donc, si » quelqu'un te coupe la main, il n’est pas dit : Coupe-lui la main à » ton tour, parce qu’il n’y aurait pour toi aucun profit à lui couper » la main. 11 est inutile de faire remarquer ce qu’il y aurait de con- » traire à la justice et à la saine raison dans des jugements rendus » d’après ce principe : fracture pour fracture, blessure pour bles- » sure, méchanceté pour méchanceté. Comment, en effet, pourrions- » nous exactement régler, mesurer de telles choses; l’un, par hasard, » meurt d’une blessure, l’autre n’en meurt pas. Pouvons-nous exac- » tement juger du plus ou du moins? Arracherons -nous un œil à » celui qui n’en a qu’un, ainsi qu’à celui qui en a deux? De la » sorte, l’un devient aveugle, l’autre seulement borgne. La loi dit : » L’homme supportera le mal qu’il aura fait. » Mais quel besoin parler avec toi de ces choses particulières, » lorsque déjà j’ai prouvé devant toi la nécessité de la cabale et des » traditions, la véracité, la grandeur, la sagesse et l’habileté de ceux » dont elle provient?... » Ainsi, ce ne sont pas seulement ses propres idées qu’exprime Juda Lévi, mais celles qui ont été enseignées avant lui, qui lui sont venue NOTES. — CHAPITRE VIII, ONZIÈME SIÈCLE 475 par tradition, ce qui prouve quelle était la masse et l’étendue des connaissances répandues parmi les Juifs. Sous le rapport de la poésie, Juda Lévi est encore un auteur distin¬ gué. On pourrait citer de lui quelques pièces éminemment poétiques. De ce nombre est son élégie sur la ruine de Jérusalem. Juda Lévi, qui dans sa vieillesse avait fait le voyage de Jérusalem, à la vue de la ville sainte, s’arrêta pour chanter cette hymne remarquable, lors¬ qu’il fut, dit-on, assassiné par un Musulman. En voici la traduction par M. Bing : « Sion, as-tu oublié tes malheureux enfants qui languissent dans » l’esclavage? As-tu effacé de ton souvenir les restes de ces trou- » peaux innocents, qui jadis bondissaient dans tes paisibles prai- » ries? Es-tu insensible aux vœux qu’ils t’adressent de tous les lieux » où l’impitoyable ravisseur les a dispersés ? » Méprises-tu ceux d’un esclave qui ose espérer dans ses frères, » dont l’abondance des larmes égale celle de la rosée qui fertilise le » mont Hermont? Heureux encore s’il pouvait les répandre sur tes » collines abandonnées ! » Mais son espoir n’est pas encore anéanti ! A présent que je gémis » sur ton sort, mes accents plaintifs ressemblent aux cris des oiseaux » funèbres. Une lueur d’espérance viendra-t-elle toucher mon ima- » gination? Mon âme sera l’instrument d’allégresse qui retentira de » cantiques d’actions de grâces. » Béthel (ah! ce souvenir me déchire le cœur !), ton sanctuaire, où » la majesté divine éclatait à tous les yeux, où les portes azurées du » ciel ne se fermaient jamais, » Où un rayon de la gloire du Très-Haut éclipsait l’astre du jour y> et les globes lumineux de la nuit, » Que ne puis-je exhaler en soupirs ce cœur oppressé là où ton » esprit, grand Dieu, se répandit sur les élus de ton peuple ! » Indignes mortels, ce lieu est saint; il est consacré au Dominateur » du ciel et de la terre ; de vils et téméraires esclaves ont osé te souiller. » Que ne puis-je d’une aile rapide fendre les vastes champs de » l’air! Je promènerais mon cœur froissé de douleur entre les tas » confus de tes ruines. \ » Là mes genoux tremblants se déroberaient sous moi ; mon front » reposerait sur ton sol, j’embrasserais fortement tee pierres, et mes » lèvres se colleraient sur tes cendres. 476 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. » Serais-je moins sensiblement ému sur les tombeaux de mes an- » cêtres, et quand mes regards s’élanceraient avec avidité sur » Hébron, qui renferme le plus respectable des monuments? »' Là, dans ton atmosphère, je respirerais un air aussi pur que » l’éther. Ta poussière me serait plus chère que le parfum, tes tor- » rents plus agréables que des ruisseaux de miel. » Défiguré et sans parure, je parcourrai ces lieux déserts où s’éle- » vaient jadis des magnifiques palais. » Je visiterai ceux où la terre s’entr’ouvrit pour recevoir l’Arche » d’alliance et tes chérubins, afin que des impies n’y portassent pas » une main sacrilège, encore teinte du sang de tes enfants. » Là j’arracherai les boucles éparses de ma chevelure, et les im- » précations qui m’échapperaient contre le jour qui éclaira ta des- » truction, pour mon désespoir, seraient une suave consolation. » Quelle autre, hélas ! puis-je goûter, tandis que je vois des » chiens affamés se disputer les membres encore palpitants de tes » héros ! » J’abhorre le jour, sa clarté m’est odieuse; elle me découvre des » corbeaux faisant un festin des cadavres de tes princes. » Calice d’amertume, coupe funeste! Déjà je regorge ta liqueur » affreuse. Ah! laisse-moi respirer encore une fois! Je veux me » repaître de ce cruel spectacle. » Encore une fois je veux penser à toi, Oolla, à toi, Oliba, et puis » je t’avale jusqu’à la lie. » Sors de ta léthargie, reine des cités! Réveille-toi, Sion ! Vois > l’amitié inviolable et tendre de tes fidèles adorateurs ! » Ils gémissent de tes malheurs; ils saignent encore de tes plaies ; > l’espérance de te revoir heureuse est le seul lien qui les attache à » la vie ; du fond de leurs cachots leurs cœurs s’échappent vers toi ; » quand ils fléchissent le genou devant l’Éternel, leurs têtes s’incli- » nent vers tes portes ! » La pompe des idoles n’est qu’une vaine fumée ; leur puissance » est fragile comme elles; la tienne, ô Sion ! durera toujours. » Car le Dieu de l’univers se plaît à être adoré dans tes murs. » Heureux celui qui sera compté parmi tes citoyens! » Heureux celui qui le désire sincèrement! Quand, semblable à » l’aurore, tu te relèveras pour disperser les ténèbres qui t’envelop- » pent, ta douce clarté viendra jusqu’à lui. NOTES. — CHAPITRE VIII, ONZIÈME SIÈCLE 477 » Je te verrai naître plus radieuse et plus belle; il participera aux » délices réservées à tes élus... » (25) An 1040. Bartholoccius, Bibl.rabb., t. III ; — Salomon ben Virga, Sebeth Jehuda, 5° excidium. « Les Juifs, dit Salomon ben Virga, comptaient à Grenade plus » de 1,500 familles distinguées par leur savoir et leur piété, elles » périrent toutes. » Il y a peut-être dans cette dernière assertion quelque peu d’exagération rabbinique ; reste que la persécution que les Juifs éprouvèrent à Grenade fut des plus violentes, et qu’un grand nombre d’entre eux furent égorgés. ; (26) Alexand. II, ép. , p. 1138. Alexandre II écrivit aux évêques pour les féliciter de ce qu’ils avaient fait pour soustraire les Juifs à la rage des croisés. — « Ce que vous avez fait (leur dit-il, » ép. xxxiv) nous a beaucoup plu. Vous avez défendu les Juifs qui » sont au milieu de vous contre la violence de ceux qui voulaient » les tuer en allant faire la guerre aux Sarrasins. Ces gens-là, em- » portés par une passion aveugle, voulaient ôter la vie à des hommes » à qui Dieu veut peut-être donner le salut et l’immortalité. » Alexan¬ dre II cite ensuite l’exemple de saint Grégoire et recommande aux évêques la leçon que saint Grégoire leur a léguée. (27) Baron, Annales ecclésiastiques . An 1080. (28) Gregor. VII, epist. xxxiv, p. 1183. (29) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. iv, p. 261. Le dictionnaire du R. Nathan est intitulé Aruch. C’est le premier dictionnaire thalniu- dique qui ait paru, et l’auteur y fait preuve des connaissances les plus étendues. Les Buxtorf, dans leur Lexicon chaldaïque , thal- mudique et rabbinique, n’ont souvent fait que copier le diction¬ naire de Nathan qui leur a servi de guide. 478 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. CHAPITRE IX XIIme SIÈCLE (1) An 1144. D. Bouquet, Rec. des Hist. de Fr., t. xxvi, p. 8. Capitali judicio, vel membrorum portione mutilati. (2) Fragmentant historicum vitam Ludovici VII, summatim complectens. (D. Bouquet, t. xii, p 186.) (3) Epist. Pétri venerabilis cluniasensis abbatis. Anno 1166. D. Bouquet, t. xv, p, 642. (4) Epist. sancti Bernardi, abbatis clarevallensis ad clerum et populum orientalis Francise, de non interficiendis Judæis. An. 1146. D. Bouquet, t. xv, p. 606. (5) Sugerii abbatis Sancti -Dionisii, vita Ludovici Grossi ; — D. Bouquet, t. xii, p. 58. Les Juifs de Rome observent encore au¬ jourd’hui cet usage lors de l’installation d’un nouveau pape, et le pontife ne manque pas de leur répéter les paroles qu’adressait Inno¬ cent II aux Juifs de Paris. (6) A cette époque les Juifs de Paris furent accusés du meurtre de saint Richard, et un grand nombre furent brûlés, comme s’ils eussent été tous coupables de ce prétendu crime. (Bigore de Gestis, Philip.-Aug., Hist. franc., t. v. p. 61.) (7) Ex Chronica regum Francorum. (D. Bouquet, t. xii, p. 214). (8) Philippe reconnut que l’État perdait trop en se dépouillant d’un grand nombre de marchands riches et d’ouvriers habiles. (Bas- nage, Hist. des Juifs, liv. vu, ch. x.) — Salomon ben Virga dit que les Juifs sortis de France à cette époque étaient aussi nombreux que lors de la sortie d’Égypte. Le véritable motif du rappel de Phi¬ lippe-Auguste fut le besoin d’argent qu’il éprouvait pour soutenir la guerre contre les Flamands et les Anglais. Les Juifs fournirent toutes les sommes qu’on leur demanda, et en retour Philippe-Au¬ guste fit une loi pour régler à leur égard le taux de l’intérêt et les soumettre à faire sceller leurs créances. En rapportant cette ioi, Ducange ( Glossaire , t. ni, colonne 1562) remarque que Philippe- NOTES. — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE 479 Auguste fut le premier qui par ses édits leur donna en France une sorte de domicile. Philippe-Auguste vendit en effet aux Juifs le droit d’habiter la France. Mais c’était une étrange manière d’assurer aux Juifs un domicile en France que de commencer par les expulser et de les réduire ensuite à acheter à prix d’argent le droit de ren¬ trer dans le pays où ils étaient nés. Philippe-Auguste apprit à ses successeurs que les Juifs étaient une matière imposable qui enri¬ chissait le trésor en raison des persécutions qu’elle éprouvait. L’a¬ bus atroce qu’on a fait de cette leçon doit à juste titre faire placer le règne de Philippe-Auguste parmi ceux qui furent les plus funestes aux Juifs. (9) C’est de la Toscane que sortirent cette foule d’intrigants dési¬ gnés sous les noms de Lombard, Etrusques, Coarsins, Florentins, Italiens, Ultramontains; ils voyageaient par troupe et se répandirent dans presque tous les États de l’Europe. Aucun trafic ne leur était étranger ; mais c’est dans l’usure surtout qu’ils excellaient. (Muratori, AiUiq. ital., t. i, p. 899.) On ne parlait partout que des Italiens ; il y en avait en France, en Espagne, jusqu’au fond de l’Allemagne et de l'Angleterre. C’était au point que leur pays se trouvait presque dépeuplé. Ce ne fut que longtemps après que les Juifs marchèrent sur leurs traces et finirent par surpasser leurs modèles. Reste que les premiers exemples d’usure furent donnés en Europe par des Chrétiens. (10) D. Bouquet, t. n, p. 217 ; — Guy, comte de Nevers ; — Cou¬ tume de Tonnerre , art. iv. (11) Ex Chronica Gonfredi Vosiensis. Anno 1167 ; — D. Bouqnet, t. xn, p. 496. (12) Le traité passé entre eux et l’évêque est ainsi conçu : « L’é¬ vêque s’engage à garantir les Juifs d’insulte, de guerre, de lapida¬ tion, le jour et la nuit, pendant le temps qui s’écoulera depuis le dimanche des Rameaux jusqu’à la Pâque, déclarant qu’il fera fer¬ mer la porte de l’église à tout homme qui enfoncerait celle des Juifs. Ceux-ci, de leur côté, s’obligent à payer tous les ans, à l’évê¬ que, deux cents sols de melgueil (qui pouvaient valoir quatre marcs d’argent), et de plus quatre marcs dargent à l’église de Saint- Nazaire, pour acheter des ornements. (Catel, Mémoires pour servir à l’histoire du Languedoc , t. m, p. 523.) Telle fut la transaction qu’ils obtinrent, grâce à la protection de Raymond Trencavei. 480 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. (13) Chorier ( Histoire du Dauphiné, t i, p. 324) rapporte plu¬ sieurs ventes d’immeubles passées à cette époque en faveur de par¬ ticuliers juifs, à Vienne, à Valence, à Narbonne. Pitton, Annales de l’église d’Aix ; — Ruffi, Hist. de Marseille, 307-308; — Colomby, De rebus gestis Valentinorum et diensium episcoporurh Lugd., 1638-506 ; D’Aigrefeuille, t. i, p. 31-39. (14) Prunelle, De l’influence de la médecine sur la renaissance des lettres , p. 56. L’hébreu fut une des langues dont on s’y servait. (15) Prunelle, ibid. Mando, volo, laudo atque concedo in perpe- tuum, quod omnes homines, quicumque sint et undecumque sint, sine aliqua contradictione regant scholas de physica in Montepes- sulano; — Ordonnance de Guillaume, 1180; — d’Aigrefeuille, loc. cit. il, 342 (16) Les Juifs sont dans l’usage de désigner les rabbins par les lettres initiales de leurs noms. Ainsi le mot Rasci est composé des lettres initiales de Rabbi-Salomon-Jarhi. (17) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. iv, p. 378; — Ighereth Har - rambam. (18) Bartholoccius, ibid. (19) On a beaucoup discuté sur le point de savoir si Rasci était de Lunel ou de Troyes en Champagne ; il paraît que la majeure partie des écrivains s’accorde sur cette dernière ville. Rasci a pu dans ses voyages séjourner à Lunel, où il pouvait être attiré par la réputation de l’école qui y florissait, mais la ville de Troyes était sa patrie. — Basnage, Hist. des Juifs, t. v. (20) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. iv. (21) Basnage, Hist. des Juifs , t. iv. (22) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. iy; — Wagenselius, In Sota. Elle a fait un livre intitulé Meneketh Ribca. (23) Juges, iy, y. 7. (24) Bartholoccius, Bibl . rabb., t. m, p.888; Rasci, t. n, p. 141. — Le R. Tham est auteur d’un livre intitulé le Livre du Juste. (25) Benjamin de Tudèle, Itinéraire, c. i. (26) Benjamin de Tudèle, ibid. (27) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. ii; — Basnage, Hist. des Juifs, t. v. (28) Vanderlinden; — Bartholoccius, Bibl., t. m. (29) Nicolaus Antonius, Bibliotheca Hispanorum, préface. Il a NOTES. — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE 481 écrit de plus un autre dictionnaire non moins estimé que le pre¬ mier ; il est intitulé Scerassim. C’était un usage parmi les rabbins comme parmi tous les écrivains du moyen âge de ne pas publier un livre sans le faire précéder par des vers faits à la louange de l’ouvrage, ou destinés à donner une idée de ce qui y était renfermé. En ce genre, on trouve à la tête du Michlol des vers de Kimchi assez curieux. En voici la traduction : « L’intelligence et la science sont à ma disposition. J’apprendrai à parler » à ceux qui balbutient. » Mes paroles couleront sur eux comme la rosée sur l’herbe cueillie. Ma » science se répandra comme une douce pluie ! » J’invoquerai le nom de Dieu pour qu’il me prête son secours, car lui » seul est mon espoir. Je mets en lui toute ma confiance. » Il connaît la pureté de mes intentions; il approuve mes pensées et il lit » dans le fond de mon cœur que ce n’est pas le désir de me faire un nom » qui me détermine. Je n’écris point pour éterniser ma mémoire et acquérir » une gloire éclatante, mais pour servir de guide à ceux qui corrompent la » langue sacrée, pour offrir un baume salutaire à ceux dont les lèvres sont » desséchées, un délassement à ceux qui savent, et les sages goûteront le » mets que je leur assaisonne. Mon livre me rappellera toujours à lui. Je » l’ornerai sans cesse comme un ornement qui devrait parer mon front. Il » sera mon or et mon argent et ce que j’aurai de plus précieux ; ce sera mon » pain au temps où j’aurai faim, mon épée lorsqu’il s’élèvera une discussion » sur la langue ; il dressera la table devant céux qui seront affamés, et ce » sera la table de la langue sacrée, car elle vivra dans mon livre. » Si quelqu’un l’interroge et lui demande qui l’a enfanté, il répondra : » c’est l’esprit de David Kimchi. » (30) Vide la correspondance de Kimchi et de R. Juda dans le Recueil des lettres de Maïmonide, Ighereth Harrambam. (31) Bartholcccius, Bibl. rabb., t. m. Jona-ben-Chanac a com¬ posé une grammaire et un dictionnaire. (32) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. iv. (33) Vide sur Maïmonide toutes les biographies et particuliè¬ rement Boissi, Dissert ., t. n, p. 402. Maïmonide naquit à Cordoue l’an 1131. (34) « Moi (dit-il à la fin de son commentaire sur la Misna), fils » de Maimon le juge, fils de Joseph le juge, fils d’Isaac le juge, » fils d’Eudice le juge, fds de Salomon, fils de Rabbi Eudice le » juge, etc. » 31 482 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. (35) Selon certains auteurs, Maimonide commença à étudier sous Ibn-Tophail, qui florissait alors à Cordoue. Celui-ci, concevant la plus haute idée du mérite de son élève, le recommanda à Averroès. Une grande intimité s’établit bientôt entre Averroès et Maimonide, qui devint le plus zélé de'ses disciples; et lorsque Averroès fut per¬ sécuté à Cordoue, Maimonide possédait seul le secret de sa retraite, qu’il garda au péril de ses jours. (Vossius, De Philosophia , t. xiv, p U5; — Bartholoccius, Bibl. rabb., t iv. Ces faits sont contre¬ dits par M. Renan (Averroës ou V Averroïsme). Cet auteur démontre avec M. Munk que Maimonide ne connut les écrits d’Averroès que dans les dernières années de sa vie. (Renan, p. 140.) (36) Ce commentaire a été imprimé plusieurs fois, conjointement avec celui de Barthenora, rabbin qui vivait en Italie au xvie siècle, dans la ville de la Romagne dont il porte le nom. Abraham-ben- David de Pisquiera a écrit des remarques sur cet ouvrage; sa cri¬ tique est minutieuse, la passion y domine trop ouvertement. (Boissi, Diss., t. ii, p. 408; — Bartholoccius, Bibl. rabb.) (37) Ces préfaces ont été imprimées séparément sous le titre de Porte de Moïse. Il y en a plusieurs traductions en latin, ainsi que du commentaire, qui a été traduit en espagnol par Aben Dana. Les préfaces de Maïmonide jouirent, lorsqu elles parurent, dune si grande vogue, que les Juifs de plusieurs parties de l Euiope, et no¬ tamment ceux de Rome, envoyèrent tout exprès des députés en Espagne pour se les procurer (Pockokius ad portam Mosis). Du reste, ces dissertations philosophiques que Maïmonide a mises à la tête de ses traités n ont encore rien perdu de leur mérite. La pré¬ face qui précède les PirkeAboth surtout est digne d’être citée. Elle est divisée en plusieurs sections ; dans l’une, qui est sans contredit la plus remarquable, Maïmonide parle des vertus et des vices : « Les bonnes actions, dit-il, sont celles qui tiennent le milieu entre deux extrêmes qui tous les deux sont mauvais, péchant 1 un par 1 excès, l'autre par le défaut. Les vertus consistent dans la volonté et 1 ha¬ bitude de se tenir entre deux dispositions mauvaises qui donnent toutes deux dans un excès con'raire. C’est de cette disposition d’esprit que naissent les bonnes actions, comme par exemple la tempérance, qui tient le milieu entre l’intempérance et l’insensibilité au plaisir . » Les vertus et les vices se contractent et s’affermissent par la NOTES — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE 483 répétition des actions qui découlent* des habitudes qui leur sont propres, en les réitérant à plusieurs reprises pendant longtemps, de manière à s’en faire une seconde nature. Si ces actions sont bonnes, l’habitude que nous en contracterons sera une vertu. Si au contraire elles sont mauvaises, elles constitueront le vice. L’homme, en effet, ne se trouve en naissant disposé ni à la vertu ni au vice ; cependant il, peut, dès sa jeunesse, s’habituer à certaines actions, soit d’après les usages de sa famille, soit d’après ceux de son pays. » Maimonide recherche ensuite les remèdes à employer contre les habitules vicieuses que l’on pourrait avoir contractées. Les remèdes, dit-il, à employer contre les maladies de l’âme sont les mêmes que ceux que l’on emploie contre les maladies du corps. 11 recommande à ce propos de combattre les dispositions vicieuses par des disposi¬ tions contraires, pour se maintenir ainsi dans un juste milieu. « De ce que nous venons de dire dans ce chapitre, ajoute-t-il, il résulte qu'il faut dans ses actions garder un juste milieu et ne se détourner vers aucun des extrêmes, si ce n’est lorsqu’il faut remé¬ dier à une disposition vicieuse et la guérir par les contraires; et de même que celui qui est instruit dans la médecine, dès que sa santé est un peu altérée, se garde bien de négliger et d’attendre que la maladie ait fait assez de progrès pour nécessiter un remède violent; ou de même que s’il reconnaît qu’un des membres de son corps est plus faible que les autres, il tâche de le conserver en fuyant tout ce qui pourrait lui nuire et recherchant tout ce qui pourrait lui être avantageux, de manière à ce qu’il puisse se guérir, ou tout au moins à ce que l’infirmité n’empire pas, de même l’homme qui veut atteindre à la perfection doit surveiller attentivement ses mœurs, peser chaque jour sa conduite et sonder les inclinations de son es¬ prit, pour employer un prompt remède toutes les fois qu’il se sent quelque penclnnt à se porter vers quelque extrême . Le remède est souvent nécessaire, car, comme l’ont dit les philosophes, il est difficile ou plutôt impossible de trouver un homme que la nature ait doué de toutes les vertus. '> Après avoir ainsi donné des règles de conduite , Maimonide recommande de ne pas négliger les sciences. Leur étude, dit-il, contribue au bonheur ; et il énumère à ce propos toutes celles qui sont susceptibles d’être étudiées. Il cite entre autres les problèmes algébriques, le livre des sections coniques, les questions de méca- 484 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. nique, les problèmes géométriques et l’action des poids. Cette énu¬ mération peut nous donner une idée des sciences qu’on cultivait de son temps, et qu’il possédait lui-même à un degré supérieur. A ce chapitre, où de graves questions sont traitées avec une grande sagacité, succèdent plusieurs autres dissertations non moins remarquables. De ce nombre sont les dissertations renfermées dans le chapitre vin, où il est question de la condition de l’homme. « Il n’est pas possible, dit-il, que l’homme dès sa naissance soit vertueux ou vicieux, comme il n’est pas possible quil ait reçu de la nature la connaissance d’un art quelconque . Je t’en préviens pour que tu n’ajoutes pas foi au charlatanisme des astrologues qui prétendent que selon leur naissance les hommes se trouvent disposes à la vertu ou au vice, et que par suite ils sont forcés à commettre telle action plutôt que telle autre. Une chose sur laquelle notre loi est d’accord avec le sentiment des philosophes grecs, et qui est con¬ firmée par des preuves indubitables, c’est que dans toutes ses actions l’homme est libre, qu’aucune ne lui est commandée par la contrainte, qu’il n’est aucune impulsion extérieure qui le porte nécessairement vers la vertu ou vers le vice. Seulement, il peut arriver qu’une action lui soit plus facile qu’une autre, suivant la nature de son tempéra¬ ment ; mais que telle action lui devienne nécessaire et telle autre impossible, c’est ce qu’il ne faut pas admettre; que si l’homme n’a¬ gissait pas librement dans ce qu’il fait, les ordres et les prohibitions judiciaires devraient cesser ; ils deviendraient illusoires, puisquil ne resterait à l’homme aucun choix pour les exécuter ou les en¬ freindre. De ce système il s’ensuivrait également qu’il deviendrait inutile de donner ses soins à l’éducation et à 1 étude, puisque • l’homme destiné à une science ne pourrait pas en apprendre une autre, celui qui devrait contracter une habitude ne pourrait en con¬ tracter une autre ; par la même raison, les récompenses et les peines ne seraient qu’une injustice manifeste, soit de nous à nos sembla¬ bles, soit de Dieu à nous. Puisqu’en effet, Siméon qui aura tué Rubens était contraint à le tuer, puisque l’un était destiné à assassi¬ ner, l’autre à être assassiné, pourquoi Siméon serait-il puni? » Ce morceau doit suffire pour donner une idée du génie de Maimo¬ nide; on y voit combien est erronée l’opinion de ceux qui se per¬ suadent que les rabbins n’ont écrit que des inepties. NOTES. — CHAPITRE IX, . DOUZIÈME SIÈCLE 485 (38) Les Juifs avaient éprouvé une persécution de la part du kalife Abdel-Mamon-ben-Ali-A.lhuli ; il leur avait été ordonné de se convertir ou de quitter l’Espagne. C’est à cette occasion qu’on a prétendu que Maimonide avait abjuré momentanément sa religion, et que ce n’était qu’en Égypte qu’il était revenu au judaïsme. C’est ainsi que les auteurs arabes racontent la vie de Maimonide. (Casiri, Bibl. arab. hisp., 1. 11, p. 292.) Ces détails ne sont, pas confirmés par les auteurs hébreux. Ils conviennent cependant que leur nation éprouva une persécution en Espagne, au xne siècle. ( Scialcheleth hakabala; — Samuel Usque, Consolacam de las tribulationes en Israël , p. 120.) Mais cette persécution ne dut pas durer longtemps, puisque nous ne voyons pas que l’état des Juifs, sous les kalifes, en soit devenu moins brillant. Quelques auteurs ont voulu tirer la preuve de la conversion de Maimonide, de cela qu’il enseigne dans ses écrits ( Fondamentum leg., ch. v, § 2, 3, 6, p. 56) qu’on peut, si l’on y est contraint, sacrifier avec l’idolâtrie. Dans l’article Mai¬ monide, inséré dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, on admet la conversion simulée de Maimonide, qui n’aurait professé ouvertement le judaïsme que lors de son arrivée à Saint-Jean-d’Acre, en 1165. (39) Le Scialcheleth hakabala raconte à ce propos une foule d’anecdotes, comme, par exemple, le défi qui lui fut fait par ses rivaux d’avaler du poison ; il avala celui qu’on lui présentait; mais il en paralysa l’effet en prenant sur-le-champ un antidote qu’il con¬ naissait. Les autres, au contraire, périrent par la force de celui qu’il leur administra, contre lequel ils ne trouvèrent pas de remède. Après plusieurs aventures de genre, le Scialchelelh hakabala fait tomber Maimonide en disgrâce, après quoi, dit-il, il fut obligé, pour se soustraire aux poursuites dirigées contre lui, de se retirer dans une caverne isolée où il aurait passé sept ans, pendant lesquels il aurait composé le Haiad. Ces détails ne sont garantis par rien, et ils sont en contradiction manifeste avec les écrits de Maimonide. — Les écrivains arabes, de leur côté, font de Maimonide un marchand de pierreries (Casiri, Bibl. arable, hisp., t. ai) ; il ne serait pas étonnant que Maimonide, en arrivant en Égypte, eût été réduit à exercer quelque industrie pour vivre; mais il n’est pas très-sûr de s’en rapporter aux détails que les écrivains arabes donnent sur Mai¬ monide. On peut voir, en effet, dans Casiri, loc. cit., que tout ce 486 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. qu’ils en disent est en général marqué au coin de la partialité. (40) Le Haiad, que Bartholoccius appelle répétition de la loi , est divisé en quatorze livres, ce qui a fait croire à Vorstius que son titre de lad était tiré des deux lettres iod daleth , qui expriment le nombre 14; d’autres, avec plus de raison, ont pensé que Maimo¬ nide avait voulu donner à son ouvrage le nom de lad Razaka (main forte). C’est ainsi que ce livre est presque toujours désigné. On l’indique aussi sous le nom de livre de 613 préceptes, parce qu’il roule sur les six cent treize prétextes affirmatifs et négatifs de la loi de Moïse. Outre les traductions entières en latin du lad , par Surenhusius et Buxtorf, plusieurs auteurs en ont extrait des parties qu’ils ont tra¬ duites séparément : Vorstius a traduit du livre de MoAaa (science), la partie De fundamentis legis; — Gentius, De rebus cognoscen- dis ; — Vossius, De servitute de consecratione mensium etsacri- ficiis; — Benediclus Capzovius, De jejuniis ; idem , Louis de Veil ; — Ilumphridus Prideaux, De pauperibus, De proselytis justitiœ, De regibus et oellis ; — Genebrardus, Des juges; — idem , Vorstius, De V idolâtrie ; — Van Bashuysen, De la loi; — Maius Sébastien Sehmit, De la circoncision ; — Esgers, Des sicles ; Woldike, Des viandes défendues ;— Fremiegius, Des serments ; — Prideaux, Du commerce illicite; — Cramer, Desprémices ; — idem. Peringer; — Joseph de Voisin, Du jubilé; — Houting, Du Sanhédrin; — Leg Dieker, Des rois. Le lad '■ a été imprimé plusieurs fois : 1° avec la censure de U Abraam-ben-David et une vigoureuse défense de R Jon Tov-ben- Abraam, sous le titre de Mideal ou la Forte tour: 2° avec le com¬ mentaire de Joseph Karo. intitulé • Keseph mischné , argent double. (41) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. îv. — Maimonide, dans ce livre, passe en revue toutes les sciences que l’homme est susceptible d’étudier; il développe sur chacune d’elles les connaissances nom¬ breuses qu’il possédait, et, ce qui ne plaisait nullement aux rabbins, il prend la'raison pour guide dans toutes ses explications tant des choses sacrées que des choses profanes. (42) Guide des incertains. Cet ouvrage est divisé en trois par¬ ties : la première traite des mots ambigus qui se trouvent dans l’Écriture et chez les prophètes ; la seconde, de Dieu, de l’univers, des miracles, etc.; la troisième, de la vision dÉzéchiel, de la matière NOTES. — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE 487 première, de l'origine des dissensions parmi les hommes, de l’esprit des préceptes de la loi de Moïse. Ces divers sujets sont traités à un point de vue éminemment philosophique, l’auteur y éclaircit divers passages de l’Écriture, en expliquant les locutions qui ne sont pas susceptibles d’un sens littéral, les métaphores, les hyperboles, les paraboles, les allégories des prophéties. 11 examine la doctrine des pythagoriciens et des platoniciens sur l'animation des astres, qu’il considère comme des créatures intelligentes et raisonnables. Il adopte ce qu’ils ont dit de l’harmonie produite par les mouvements des corps célestes; il expose et réfute les raisons d’Aristote sur l’éter¬ nité du monde; il établit la nécessité de croire que le monde a été créé, mais il observe qu’on n’est pas obligé de tenir pour article de foi qu’il sera détruit. Cette opinion a été celle de Pliilon, et Levi-ben- Gerson l’a soutenue dans le livre Milchamot adonai. Maimonide n’admet point l’opinion des théologiens qui font de la volonté de Dieu l’unique motif des préceptes de la loi; il pense que chacun a une cause spéciale ; il en développe les raisons : c’est là surtout que les rabbins ont trouvé l’occasion de s’élever contre lui. Vide Boissi, Dissertation , toc. cit. Le More a été traduit plusieurs fois en latin, notamment par Buxtorff, Surenhusius, Augustin, Justinien de Genève. La première traduction latine a été celle du célèbre rabbin italien, Jacob Man- tino. Vide plus bas. Les Allemands, les Espagnols, les Anglais, ont aussi des traduc¬ tions du More anevochim. (43) Maimonide, en faisant preuve d une grande indépendance d’esprit, n’avait pas pu se dissimuler combien il devait de ménage¬ ments aux usages invétérés de sa nation; aussi peut-on remarquer que, dans ses écrits, il sacrifie quelquefois au goût des rabbins pour l’allégorie. On ne saurait cependant lui tenir compte de quelques défauts à coté des qualités éminentes qui le distinguent. (44) Articles de foi de Maimonide. Maimonide est le premier, parmi les rabbins, qui ait essayé de réduire la religion en articles de foi. Ces articles ont été le sujet de beaucoup de controverses; ils ont été cependant assez généralement accueillis, quoique les critiques qui en ont été faites ne laissent pas que de contenir de bonnes obsersations. Vide plus bas ce qui est dit de R. Ghasdai et de Joseph Albo (xme siècle). 488 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Les treize articles que Maïmonide regarde comme le fondement de la religion juive, sont : 1° Qu’il y a un Dieu auteur de toutes choses ; 2° Que Dieu est indivisiblement un ; 3° Que Dieu est incorporel ; 4» Que Dieu est de toute éternité ; 5° Que Dieu seul est adorable ; 6° Que Dieu s’est révélé aux hommes par les prophètes ; 7° Que la prophétie de Moïse est la plus excellente de toutes les prophéties; 8° Que Moïse a reçu la loi immédiatement de Dieu qui la lui a donnée ; 9° Que cette loi est immuable ; 10° Que Dieu connaît toutes les pensées et les actions des hommes; 11° Que Dieu récompensera les bons et punira les méchants ; 12° Que le Messie doit certainement venir ; 13° Que Dieu ressuscitera les morts. Maïmonide avertit dans le More anevochim (partie II, ch. 36, p. 443) et dans la préface sur la Mischna (traité Sanhédrin ) que la foi judaïque ne se borne pas à cela, mais qu’il a voulu en donner un sommaire. (45) Cette lettre a été approuvée par le pape Sixte V ( Const . xvii, Bullarii , t. n) et par Urbain VIII. Elle a été traduite en latin par Jean Isaac Levita. Maïmonide combat l’astrologie par les arguments tirés de l’Écriture et par ceux de la saine saison ; il fait l’histoire de cette science, en vogue chez les Chaldéens, les Égyptiens, les Arabes, les Chananéens. — Il remarque que, parmi les philosophes grecs, ceux qu’on peut appeler vraiment sages ne s'y sont pas attachés. Il démontre sa futilité, il établit surtout combien elle est contraire à l’idée de la liberté de l’homme. (46) Les autres ouvrages de Maïmonide sont : Ighereth theriath amethim, de resurreclione mortuorum ; Schelosh ezre ikarim; les treize articles de foi ; la lettre appelée méridionale , où il est question d’un imposteur qui avait voulu se faire passer en Orient pour le Messie ; De regimine sanitatis , livre de médecine ; Apho¬ rismes, , idem. On lui attribue aussi une traduction en hébreu d’Avi¬ cenne, dont le père Montfaucon prétend avoir vu le manuscrit. ( Vide Boissi, Dissert.) Il a écrit, de plus, des corrections sur le livre de NOTES. — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE 489 Ben-Phalage de la Sphère, ainsi que sur celui de Ben-IIadi, sur les mathématiques. (Casiri, Bibl. , liv. vi.) Maimonide, chez qui la ferveur religieuse égalait la science, avait composé une prière à l’usage d’un médecin allant visiter ses ma¬ lades. Cette prière remarquable, qui est digne de figurer à coté du ser¬ ment d’Hippocrate, et qui pourrait encore servir de guide à ceux qui exercent l’art de guérir, a été traduite par Mendelsohn. En voici quelques passages : « O Dieu de bonté, tu as formé le corps de l’homme avec une bonté infinie ; tu as réuni en lui d’innombrables myriades de forces agis¬ sant comme autant d’instruments sans relâche, pour entretenir et conserver dans son ensemble cette belle enveloppe de son âme immortelle, et leur action s’exécute paisiblement, avec tout l’ordre, toute l’harmonie et la concorde imaginables. Mais si la fragilité de la matière ou l’indomptabilité des passions vient entraver cette har¬ monie, les forces agissent l'une contre l’autre et le corps finit par retourner à la poussière d’où il est venu. Tu envoies alors à l’homme tes messagers, les maladies qui lui annoncent l’approche du danger et l’engagent à l’écouter, sinon à le prévenir. » . Ton éternelle providence m’a choisi pour veiller sur la vie et la santé de tes créatures.... que l’amour de mon art m’anime toujours, et que ni l’avidité, ni l’avarice, ni la soif de la gloire ou d’une haute réputation ne s’emparent de mon âme; car, ennemies de la vérité et de la philanthropie, elles pourraient facilement me tromper et m’écarter de ma haute destination de faire du bien à tes enfants. » Soutiens les forces de mon cœur et de mon âme, afin qu’elles soient toujours également disposées à servir le riche et le pauvre, le bon et le méchant, l’ami et l’ennemi, et de ne voir dansle patient que mon semblable en souffrance ; car, toi aussi, tu es également le créateur, le père et le conservateur du riche et du pauvre, du bon et du méchant, de ton ami et de ton ennemi . » Si des médecins plus instruits que moi veulent me guider et me conseiller, inspire-moi de la confiance, de l’obéissance, de la recon¬ naissance envers eux, car l’étude de l’art est immense. Il n’est pas donné à un seul de voir ce que les autres voienl . » Puissé-je être modéré dans tout, excepté dans la connaissance de 490 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. l’art; qu’à son égard seul je sois insatiable; qu’à jamais l’idée de tout savoir et de tout connaître reste éloignée de moi ; accorde-moi les forces, le loisir, la velléité et l’occasion de rectifier toujours les connaissances acquises, d’en étendre le domaine; car l’art est im¬ mense et l’esprit de l’homme peut également s’étendre indéfiniment, s’enrichir chaque jour de nouvelles connaissances; il peut décou¬ vrir aujourd’hui bien des erreurs dans son savoir d’hier et la journée de demain peut lui acquérir des lumières dont il ne s’est pas douté aujourd’hui. » O! Dieu de bonté, tu m’as choisi pour veiller sur la vie et la mort de tes créatures ; me voici, que je me prépare à ma vocation. » (47) Juchassim, Belasçon akodez phe ath meoth . (48) Il ne faut pas croire pourtant que tous les écrits de Maimonide soient exempts de défauts. Il reproduit quelquefois des erreurs qui avaient cours parmi les rabbins. Mais quel est l’homme de génie de qui. on n’a pas pu dire : Interdum dormitat Homerus? Vide Boissi, Diss. (49) Cunœus, In libr.'de Rep. hebr liv. î, chap. n, p. 11-12. Maimonide est souvent cité par les auteurs de médecine. Un auteur arabe l’appelle le phénix de son siècle pour cette science. — Poco- kius, préface ad portam Mosis, p. 2. (50) Scaliger, lib. 1, exp. 62. (51) Maimonide fait le plus grand éloge d’Aben-Ezra : dans les lettres à son fds Abraam (lettre lre). « Aben-Ezra (y est-il dit) a » composé un commentaire sur les livres de la loi, où il a dévoilé » de profonds et de grands mystères qui ne peuvent être compris » que par les personnes qui ont atteint son degré de science. Cet » homme était comme Abraam, notre père en esprit, Kemo Abraam > » Alaou Aschalom Beruur. » Maimonide recommande à son fils la lecture des commentaires d'Aben-Ezra, qu’il met au-dessus des siens; d’après cette lettre, Maimonide ne connaissait d’Aben-Ezra que le commentaire sur la Bible. (52) Bartholoccius, Bibl. Sebeth Jehuda. Ce fut en Angleterre qu’Aben-Ezra composa sa lettre intitulée : Ighoreth assabath , où, par une fiction assez ingénieuse, il personnifiait le Sabbath au sujet d’une contestation qui s’était élevée entre les rabbins sur l’heure où il était censé commencer. (53) « C’est sans contredit, dit Boissi, un des plus habiles inter- » prêtes de l’Écriture, que Schikar a raison de préférer à Salomon- NOTES. — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE 491 » ben-lsaac, tant vanté par les Juifs ( Bechinath Haperuschim, » p. 172). Il a développé le sens littéral du texte sacré avec autant » d’exactitude que de justesse et de précision. Personne n’a mieux » réussi que lui à expliquer la force des termes hébreux, peut être » même y a-t-il mêlé trop d’érudition grammaticale. C’est le re- » proche que lui fait l’auteur de Y Histoire critique du Vieux Tes- » tament , ch. v, p 374. » (54) Maimonide (Lettre citée); — Boissi, Diss.-, — Bartholoccius, Bibt ^ v° Aben-Ezra. (55) Il cite le rabbin Isaac et Saadias Gaon. Il paraît qu’il n’était pas lui-même exempt de ce défaut ; car Maimonide, dans la lettre que nous avons déjà citée, remarque que, dans le chapitre Mispa- tirn , sur le texte : J'enverrai un ange devant lui , Aben-Ezra a fait une excellente dissertation astronomique sur le soleil et sur la lune, où il enseigne que la lumière de la lune vient du soleil. (56) On voit qu’ Aben-Ezra n’a pas osé dire tout son sentiment sur la cabale; il dit, à cet égard, qu’on doit s’en tenir à la cabale des anciens (Boissi, Dissertation, t. n.) Aben-Ezra ne rejetait cepen¬ dant pas totalement l’allégorie; dans le livre intitulé : Sodoth athora, il explique allégoriquement le sens caché de l’Écriture. (57) Les caraïtes la rejettent; on a soupçonné Aben-Ezra d’avoir embrassé les sentiments des caraïtes. Ce passage doit suffire pour établir qu’il n’en était pas tout à fait ainsi. Aben-Ezra n’était ni caraïte ni tout à fait rabbaniste, il cherchait un milieu, qui est la seule voie où l’homme sage puisse marcher. (58j Les Commentaires d’Aben-Ezra ont été plusieurs fois tra¬ duits en latin, Joseph de Voisin a traduit la préface de ses Com¬ mentaires sur la loi, ceux sur Habacuc, Sophonie, Haggée et Mala- chie ont été traduits en forme de thèses académiques dans les an¬ nées 1705-1706 et, 1707, in-S°. Abieclit a traduit le Commentaire sur Haggée, Leipsick; 1705. Choix de pièces rabbiniques et philo¬ sophiques. — Giggéius a traduit le livre des proverbes : (Commen¬ taires d’Aben-Ezra, de Salomon -ben-lzaac et de Lévi-ben-Gerson. Milan, 1620, in-4°.) (59) Boissi, Dissertation , t. n. (60) Le poème sur l’àme est intitulé Chai-ben-Mekitz, vive le fils éveillé; il y est question de l’immortalité de l’àme, des récom¬ penses et des peines. Parmi les poésies sacrées d’Aben-Ezra, on 492 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. doit remarquer le Tzeder avoda ordo ministern , qui est récité dans les synagogues le jour de Kippour. L’auteur y explique tout ce qui se passait dans le temple le jour d’expiation; une autre pièce non moins curieuse, est celle dans laquelle Aben-Ezra suppose qu’au moment où l’homme s’endort, l’âme remonte vers la Divinité pour lui rendre compte de ses actions. (61) Charuzim al sechoth schel. math. L’auteur y donne en vers les règles du jeu des échecs ; il compare ce jeu à une bataille, et les deux partis à deux camps ennemis qu’il appelle les Edoméens et les Cuséens. Il termine ainsi • « Tantôt les Cuséens ont le dessus, » tantôt Édom l’emporte et les Cuséens sont affaiblis. Bientôt le » roi est saisi au milieu d’eux, et l’ennemi n’a point de pitié ; alors » il n’est plus permis de fuir ni de chercher quelque part un asile. » Privée de son chef, l’armée n’existe plus; cependant ce n’est pas » sans retour qu’elle a été défaite, et, ressuscitant en quelque sorte, » elle s’apprête à renouveler le combat. » Ce qu’il y a de remar¬ quable dans ce petit poème, c’est la manière exacte avec laquelle les diverses évolutions du jeu des échecs sont décrites. Il y a sur le jeu des échecs un autre poème, œuvre d’un rabbin. Le rabbin Jedaia (qui vivait en Espagne au xme siècle) a fait précéder son poème d’une dissertation dans laquelle il dit qu’en écrivant sur le jeu des échecs, il a voulu éloigner ses lecteurs du jeu des cartes et des dés. Les cartes étaient donc connues de son temps. (62) On lui attribue plusieurs découvertes dans cette science (V. Hilarius Attabal, In tabulis regiis, ch. xn), notamment la division de la sphère en deux portions égales, au moyen de l’équa¬ teur. ' (63) Aben-Ezra a écrit un grand traité sur cette science, Sep lier meathlagmath. Cet ouvrage est divisé én huit livres, dont le pre¬ mier a pour titre: Reschitz rochma, commencement delà sagesse. Il ne faut pas confondre ce livre avec le Reschit rochma du rabbin Jon Tov ( Vide plus bas); les autres traitent de toutes les rêveries astrologiques. (64) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. iv, p. 425 ; — Aboab, Nomolo- gia, p. 288. (65) Les uns le font remonter à Abraam, les autres portent beau¬ coup plus bas son origine. Le Sépber aietzira et le Zohar constatent NOTES. — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE 493 que la cabale s’était répandue par tradition parmi les Juifs. Ces tradi¬ tions paraissent avoir été réunies par Simon-ben-Jochai. M. Franck, dans son ouvrage récent sur la cabale, en rapporte l’origine au séjour fait par les Hébreux en Égypte. Cette opinion a pour elle tous les caractères de la vraisemblance. (66) Il n’est pas de nation qui n’ait eu sa cabale; les Égyptiens ont eu leurs mystères, et ce sont eux peut-être qui, les premiers, ont ouvert le champ du mysticisme. Les Grecs, jaloux de les copier, ont vu leurs philosophes et leurs poètes envelopper leurs idées de symboles et d’emblèmes ; Orphée, Homère, Platon, Pythagore, dans la vue de dérober au peuple la connaissance de leurs pensées, ont cherché quelquefois à ne se rendre intelligibles qu’à quelques ini¬ tiés. (Basnage, Hist.; Boissi, Diss., t. n.) Pythagore surtout, qui avait emprunté aux Égyptiens et peut-être aux Juifs leurs idées en théologie, est souvent un véritable cabaliste. (Reuchlin, De Cabbala, liv. il, p. 775; — Clément Alexandrin; Stanley, History of philo- sophy of Pyt., fol. 136.) Les premiers Chrétiens dans leur théo¬ logie contemplative, les pères de l’Église ont à leur tour exploité et agrandi le champ de la cabale; les Juifs n’ont pas été les moins ardents à cultiver cette science. Il ne faut pas croire que tout soit à dédaigner dans les écrits des cabalistes. Leurs allégories recouvrent des systèmes qui ont fait notre admiration dans des siè¬ cles de lumière ; ainsi les idées de Spinosa sont puisées dans les écrits des cabalistes. (Basnage, liv. iv, ch. vii.) A l’exemple des Égyp¬ tiens, les cabalistes ont imaginé des symboles pour expliquer les ouvrages de Dieu et la marche des choses humaines ; ils ont dit, par exemple, que le monde était gouverné par dix sep hiroth qu’ils ont appelés l’Intelligence, la Sagesse, la Force, la Beauté, la Magnifi¬ cence, la Gloire, etc. Ces dix sephiroth sont des émanations de la Divinité, et c’est par elles, disent-ils, que se règle le cours des choses humaines. Il est aisé de voir dans cette doctrine une fic¬ tion ingénieuse au moyen de laquelle se développe la puissance de Dieu. Les rabbins, il est vrai, sont tombés quelquefois dans la puérilité. Ainsi certains d’entre eux mettent tous leurs efforts à chercher des mystères dans l’arrangement des lettres, soit en prenant chaque lettre pour l’initiale d’un mot (ce qu’ils appellent cabale notarique), soit en prenant la valeur numérique (ce qu’ils appellent cabale gén- 494 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. métrique), soit enfin en transposant les lettres (ce qu’ils appellent Themura), Voy. Joseph- ben-Abraam, Gayi-athegor, jardin des Noix). Considérée comme jeu, cette occupation peut faire sourire un moment les esprits oisifs, mais l’homme raiscmnable s’indigne de voir des écrivains, doués quelquefois d’une grande souplesse d’esprit, consacrer leur vie à l’étude pour ne rendre à la littérature d’autre service que d’avoir inventé ou perfectionné Part de l’ana¬ gramme et de l’acrostiche. C’est là en effet tout le fruit que l’on peut retirer des inventions des cabalistes massorétiques. Quant aux cabalistes proprement dits, les études philosophiques ont profité de leurs travaux. Il est vrai que la cabale pratique a enfanté la magie et l astrologie judiciaire; mais si le progrès des lumières a fait justice de ces deux égarements de l’esprit humain, les sciences leut* ont cependant quelques obligations : l’astrologie a rendu des services à l’étude de l’astronomie, et les travaux des magiciens et des alchimistes n’ont pas été sans influence sur les progrès de la physique et de la chimie. Les lettres ont aussi quelques obligations à l'étude de la cabale, Dans le mouvement général des esprits qui s’opérait au xvie siècle, les recherches sur l’alchimie et sur l’astrologie judiciaire ont servi à propager le goût des sciences orienta les et la connaissance des écrits des rabbins. Picde la Mirandole etReuchlin, tous deux hébraïsants, ont écrit sur la cabale. Lu Zohar, le Sépher aietzira étaient tra¬ duits en latin. (Pic de la Mirandole, Institutiones cabalistjc., 1486, — Reuchlin, De verbo mirifico, De arte cabalistica, 1494-1517; — Cornélius Agrippa, De occulta philosophia , 1533 ; — Postel, tra¬ duction latine du Sépher aietzira , 1552.— Idem., Zohar; — 'Ray¬ mond Lulle, De auditu cabalistico, 1651 ; Pistorius, 1587.) (67) On raconte qu’un de ses élèves, nommé Abner, lui ayant demandé d’y trouver son nom, il lo trouva dans ce passage : J’ai dit, je V exterminerai, je V effacerai de la mémoire des hommes , en prenant la troisième lettre de chaque mot hébreu, ce qui formait R. Abner. On ajoute qu’effrayé de cette prédiction, Abner en mou¬ rut. ( Scialcheleth hakabala.) (68) Maimonide, Aben-Ezra. Vide suprà. (69) Les rabbins, les cabalistes surtout, sont dans l’usage de don¬ ner des titres allégoriques à leurs ouvrages. (70) Bartholoccius, Bib. rabb., t iv. NOTES. — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE 495 (71) Sépher haghehula, ch. 2, in fine. « Sachez, mon lecteur que Dieu bénisse (dit-il dans l’ouvrage cité), que, dans le cas où nous embrasserions l’hypothèse que nos transgressions et les fautes de nos pères nous auraient rendus indignes de toutes les promesses consolantes, et qu’il plairait conséquemment à l’Élernel de prolon¬ ger indéfiniment notre état de dispersion, ou dans la supposition, de notre part, que Dieu l’eût ainsi décrété pour nous corriger dans cette vie par un effet de sa volonté ou pour notre avantage, cette pensée ne nuirait en aucune manière aux. principes fondamentaux de la religion. L’objet final des récompenses que nous' espérons n’est ni le règne du Messie , ni la possession delà terre promise. (72) Plantavitius (Hist. rabb.) cite une autre lettre de Ramban, intitulée : Ighereth akodesch , lettre de la sainteté. Elle traite, dit- il, De modo decenter cohabitandi cum uxore ut liberos probos consequantur. On comprend la première partie du titre ; quant au but proposé, on ne saurait en dire autant. (73) Basnage, Hist. des Juifs, t. y.. (74) Par Schrechenfusius, avec des notes de Munster. (Bartholoc¬ cius, Bib. rabb., Boissi, t. i, p. 30.) Un de ses principaux ouvrages est intitulé : Thurath Aareth, la figure delà terre. • (75) Kimchi a composé sous le meme titre un dictionnaire des racines hébraïques. — Aben-Tybbon le fils est auteur d’un diction¬ naire où il a recueilli les mots étrangers qui se trouvent dans le Moré. Vide plus bas. (76) Vide Ighereth Harramban, p. 2. (77) Juge. Il est auteur d’une exposition sur le Décalogue, Asse- ' V' reth Debaroth (Bartholoccius, t. m, p. 804.) (78) Peruschal cama massa richloth. Bartholoccius, Bibl., t. iv. (79) Basnage, Hist. des Juifs, t. y. (80) Plusieurs auteurs; parmi lesquels on peut distinguer Baratier ( Dissert . historiq. et critiques sur divers sujets qui regardent les voyages de Benjamin de Tudèle), ont signalé les erreurs que Benjamin de Tudèle a consignées dans son livre. On pouvait se dis¬ penser de prendre cette peine, les absurdités de Benjamin de Tudèle ne peuvent tromper personne. Ce serait cependant être injuste que de ne pas convenir qu’on trouve dans son itinéraire des détails inté¬ ressants sur l’état de sa nation- et surtout sur les écoles du midi de la France et de l’Italie. 406 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. (81) La relation de son voyage a été imprimée en latin à Paris, 1563, Eldad Danita , De Judœis clausis eorumque Ethiopiœ imperio. Bartholoccius, Bibl., t. i, p. 100. (83) Le Josiphon a été traduit en latin par Munsterus et par Gaigner. (Bartholoccius, Bibl. Rabb ., t. i; Basnage, t. v, p. 1544.) L’histoire des Juifs de Gorionides offre de nombreuses et notables erreurs. On voit que Gorionides a voulu répandre dans sa nation l’histoire de Josèphe, qui n’était pas très-connue des Juifs du moyen âge. Mais, au lieu de traduire cette histoire, il en a composé une à sa façon, et il y a mêlé toutes les visions et tous les contes qui se sont présentés à son imagination. On n’a pas manqué de relever tout ce qu’il pouvait y avoir de fables ridicules dans le livre de Gorion ; mais ne contient-il rien d’utile? Toutes les fois que l’on a parlé des ouvrages des rabbins, on a affecté de ne montrer que le coté faible, et, comme on n’a pas eu de peine à y trouver des défauts, on s’est cru autorisé à les rejeter tous avec dédain. Si l’on avait réfléchi que les écrits que l’on examinait ont paru dans un siècle d’ignorance, on aurait été porté peut-être à se montrer plus indulgent. Il nous reste du moyen âge une infinité de chroniques qui ne sont ni moins absurdes, ni moins ridicules que l’histoire de Gorion; cependant, n’eussent-elles servi qu’à transmettre quelques faits vrais, elles ont rendu service aux lettres. Ce qu’on dit de ces chroniques, on peut le dire de Gorion ; on trouve dans son histoire quelques faits utiles à connaître, et l’on ne peut pas classer ce rabbin parmi les hommes ignorants, puisque nous voyons qu’il cite dans son livre Tite-Live, Strabon, Trogue Pompée, etc. ( Josiphon , p. 27, 57, 75, 78, etc.) On serait donc plus juste envers Gorionides, comme envers tous les autres écrits du moyen âge, si, au lieu de se borner à signaler ce qu’on y trouve de mauvais, on prenait la peine d’en extraire ce qui s’y trouve de bon. Les auteurs du moyen âge y gagneraient, et nous n’y perdrions peuGêtre rien nous-mêmes. (83) Couronne du Royaume. Ce poème contient des morceaux remarquables. Pour en donner une idée, nous citerons les suivants. La traduction est de Mardochée Venture. (Vide prière des Juifs, t. h, p. 442.) « L’homme, depuis son existence, est opprimé, abattu, mortifié et affligé; dès son commencement il est un fétu que le vent emporte; à sa fin, il est une petite paille repoussée; pendant sa vie, il est NOTES. — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE. 497 comme une herbe flétrie, et cependant c’est ce même homme, ce malheureux mortel si persécuté, que vous cherchez, ô Dieu! Dès qu’il sort du ventre de sa mère, il passe la nuit dans les gémisse¬ ments, et le jour dans la tristesse; aujourd’hui il est élevé, demain il est rongé par les vers, un fétu le fait reculer, une épine le blesse. S il est dans 1 abondance, il devient méchant ; si le pain lui manque, il devient criminel ; il court, plus légèrement qu’un aigle, après les richesses, et il oublie que la mort le suit. Quand il se voit dans l’affliction, il prie, il supplie avec instance, il fait des vœux, il ren¬ force les verrous de ses portes pendant que la mort est dans la chambre; il met des gardes de toutes parts pendant que l’insidia- teur est dans la maison, et que rien ne peut empêcher le loup de s’introduire dans le troupeau; il vient au monde et ne sait pas pour¬ quoi ; il se réjouit et ne sait pas de quoi ; il vit et il ne sait pas combien ; pendant son enfance, il suit sa dépravation ; quand la raison commence à donner de la force à son esprit, il cherche avec vigi¬ lance à accumuler des biens, il part de son pays pour naviguer sur des mers inconnues, et pour voyager dans des déserts arides ; il s’expose dans les antres des bêtes féroces, et il marche au milieu des animaux dévorants, et quand il croit être dans la plus grande opulence, la mort le surprend sans qu’il ait eu le temps de se recon¬ naître, De tous temps il est sujet aux inquiétudes et aux accidents qui surviennent dans la vie; à tout instant il est exposé aux fâcheu¬ ses rencontres, et il passe tous ses jours dans la crainte; à peine il est un moment tranquille qu’un malheur le rappelle : ou il va à la guerre et il est tué, ou une flèche le perce de part en part, ou les chagrins l’environnent, ou les eaux l’inondent, ou les mauvaises infirmités l’atteignent jusqu’à ce qu’il devient à charge à lui-même, et que son miel se convertit en fiel de vipère. Quand les incom¬ modités de sa vieillesse augmentent, son esprit s’affaiblit, les en¬ fants se jouent de lui, ils deviennent son maître, il est à charge aux gens de sa famille et il est méconnu de ses propres parents ; le temps du trépas s’ensuit, il sort de ses superbes appartements et de ses chambres tapissées pour habiter dans des caveaux et se réfugier à l’ombre de la mort ; il se déshabille de ses vêtements brodés et d’écarlate pour s’habiller de vers; il couche dans la poussière et il revient à sa première origine, à l’élément d’où il a été pris. Quand est-ce donc que cet homme, que ce mortel, qui est sujet à tant d’ac- 32 498 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. cidents, reviendra de ses fautes? Quand est-ce qu’il se lavera des ordures de ses égarements? Les jours sont courts et l’ouvrage est immense, les oppresseurs sont diligents et ils courent après nous à grande force, le temps fuit et le maître de la maison nous •j presse. » Le Kether malchout a été traduit en latin par Munsterus, en italien par Abolafïi, en français par Venture. Bartholoccius attribue à Salomon-ben- Gabi roi une lettre contre le rabbin Salomon-ben - Addereth, de Barcelone, qui avait fait rendre par la synagogue de cette ville un décret par lequel il était défendu de se livrer à l’étude des sciences avant vingt-cinq ans (la médecine exceptée). La même lettre que Bartholoccius met sur le compte de Gabirol est également attribuée à Bédrachi; il ne serait pas impossible que tous les deux eussent pris part à cette polémique qui a eu lieu vers la fin du xne siècle ou au commencement du xme et qui a dû donner naissance à plusieurs écrits. (84) Quelques auteurs ont placé Gabirol avant Moïse Aben-Ezra; ils ont fairvivre le premier au xie siècle, et Aben-Ezra au xne. Il y aurait lieu d’adopter cette dernière version. Si Gabirol avait pris part, comme le suppose Bartholoccius, à la dispute suscitée par Salomon-ben-Addereth, au sujet de la décision de la synagogue de Barcelone, qui n’eut lieu qu’à la fin du xne siècle. Moïse Aben-Ezra était antérieur, ainsi qu’on peut le voir dans Charisi ( Tachemoni , sect. n). Ce serait donc plutôt lui que Gabirol qui aurait introduit la rime dans la poésie hébraïque; du reste, ce n’est peut-être ni l’un ni l’autre, car Charisi nous apprend que la poésie hébraïque avait été calquée sur la poésie arabe dès le ixe siècle; mais comme Moïse Aben-Ezra et Gabirol ont été les plus célèbres parmi les premiers poètes hébreux, on a pu croire qu’ils étaient les premiers qui eussent cultivé la poésie hébraïque. Leurs poésies, en effet, sont les plus anciennes qui soient arrivées jusqu’à nous. Ce n’est pas seulement comme poète que Gabirol mérite d’être cité, c’est surtout comme philosophe. Les savantes recherches de M. Munk ont restitué à Salomon-ben- Gabirol la gloire d’avoir été un des premiers écrivains juifs, en Espagne, qui se soit élevé aux plus hautes conceptions philoso¬ phiques, à une époque où la philosophie ne pouvait citer aucun écrivain éminent parmi les Arabes. NOTES. — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE. £99 M. Munk a constaté que le livre intitulé : Source de vie, Fons vitœ, traduit en latin dans le xme siècle, dont l’auteur est désigné sous le nom d'Avicebron, appartient à Gabirol. Ce serait une erreur de croire, comme le soutient M. Renan dans son livre sur Averroès, que les philosophes juifs n’ont été que les pâles copistes d’Averroès ou des autres philosophes arabes. Dans le livre que nous citons, originairement écrit en arabe, Avicehron aborde les plus graves sujets. 11 est versé dans la phi¬ losophie péripatéticienne, mais il se montre indépendant et précise ou développe des idées qui n’étaient .qu’ébauchées avant lui. La base de son système est celle-ci : « que hormis Dieu, qui comme être universel et absolu n’admet aü*cun attribut positif, tout être intellectuel et matériel est composé de matière et de forme. » Le livre de Gabirol ou d’Avicebron fut particulièrement étudié par les théologiens chrétiens du xme siècle. 11 est cité fréquemment par saint Thomas d’Aquin (a) et Albert le Grand. Scem-Tob-ben-Paskera, savant rabbin du xme siècle, a traduit ce livre en hébreu sous le nom de Mechor Hayim. (Voir Dictionnaire des Sciences philosophiques , v° Juifs (Phi¬ losophie chez les juifs). La philosophie des Juifs en Espagne avait pour point de départ la doctrine enseignée par Saadia, chef de l’académie de Sora, dans son livre Des Croyances et des Opinions, composé primitivement en arabe et traduit en hébreu par Judas-Aben-Tybbon. Saadia professe cette maxime que la religion, loin d’avoir à craindre les lumières de la raison, doit au contraire y trouver un appui solide. «La croyance, dit-il, a besoin d’être comprise pour » se consolider et se défendre contre les attaques dont elle peut être » l’objet. » Saadia développe la thèse de la création de nihilo par la volonté de Dieu, celle du libre arbitre, et allie ainsi les dogmes fondamen¬ taux de la religion avec les enseignements que la raison consacre. C’est là le cachet des philosophes juifs. ; / (a) Quidam dicunt dit saint Thomas, Quest. disputatœ, Quest. - de anima, art. G) quod anima etomnino omnis substantia præter deum est composita ex materia et forma cujusquidem positionis primus auctor invenitur Avicebron, auctor lib. Fons vitœ. 500 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Ainsi, bien que la philosophie d’Aristote ait eu cours parmi les Juifs comme parmi les Arabes, bien que nous trouvions de nom¬ breux traducteurs d’Aristote et surtoutcd’ Averroès, on se tromperait si l’on supposait que les doctrines d’Averroès ont été indistinctement admises par les Juifs. M. Renan, dans un ouvrage récent sur Averroès, réduit la phi¬ losophie juive à ce rôle secondaire; il énumère les nombreuses traductions des œuvres d’Averroès émanées des docteurs juifs, et il en conclut que les rabbins ne se sont jamais élevés au-dessus de l’averroïsme. Il est très-vrai qu’il n’est aucun des ouvrages d’Averroès qui n’ait été traduit plusieurs fois aux xme, xive et xvc siècles. Mais les rabbins ont fait pour Averroès ce qu’ils ont fait pour plusieurs autres philosophes tant arabes que grecs. C’est un fait incontesté que c’est surtout aux rabbins du moyen âge qu’est due la traduction de l’arabe en hébreu et de 1 hébreu en latin des écrits scientifiques qui ont marqué la domination des Arabes en Espagne. L’empereur Frédéric II entretenait des traducteurs gagés qui avaient mission de transporter chez les Chrétiens les connaissances répandues chez les Arabes, et parmi eux figuraient principalement des docteurs juifs. Un des plus eminents a été Jacob Antoli. Les Arabes avaient cherché à s’approprier les richesses littéraires de la Grèce. Sous le kalife Almamoun, Bagdad était devenu le foyer des sciences. Ce prince faisait rechercher partout les monuments de la littérature grecque. Dans la guerre qu’il soutint contre Michel 111, empereur d’Orient, il ne lui accorda la paix qu’à la condition qu’il lui enverrait tous les ouvrages des philosophes grecs. Lorsque les Arabes furent établis en Espagne, Haschem II entre¬ tenait à grands frais des copistes en Orient. Abdérame, devenu kalife d’Occident, fit pour Cordoue ce qu’ Almamoun avait fait pour Bagdad. On comptait en Espagne soixante -dix bibliothèques ou¬ vertes au public. Celle de Cordoue contenait 25,000 volumes. (Ca- siri, loc. cit ., 11-38.) La langue grecque était étudiée par les Arabes et les Juits Us connaissaient Hippocrate, Galien, Dioscoride , Ptolémée, Paul d’Egine, une partie des œuvres d’Aristote et de Platon. On trouve parmi les manuscrits qui existent à la bibliothèque de NOTES. — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE. 501 l’Escurial des lexiques arabes-hébraïques, arabes-persans, arabes- chaldéens, arabes-grecs, arabes-latins, arabes-espagnols. (Casiri, loc.cit., 46, 170, 166.) Les rabbins étaient versés dans la connaissance des langues répan¬ dues chez les Arabes. « On se fait généralement, dit M. Prunelle ( Discours sur Vin- » fluence de la médecine sur la renaissance des lettres , p. 103, » note xme), une idée si fausse de la littérature hébraïque, que l’on » est tout étonné d’entendre dire qu’il a été une époque où les Juifs » ont su quelque chose. Il suffit cependant, pour faire cesser cette » surprise, de parcourir les catalogues des manuscrits orientaux » de nos grandes bibliothèques. » Parmi les écrivains juifs cités en grand nombre par M. Prunelle, on peut remarquer : Moïse-Aben-Ezra, de Grenade, au xi° siècle, instruit dans la litté¬ rature grecque, cité comme chronologiste; Isaac-ben-Baruch, de Cordoue, précepteur du roi de Grenade, savant dans le grec; Isaac-ben-Giath, de Lucerne, instruit dans la même langue; Au xiie siècle, le célèbre Aben-Ezra, qui possédait l’hébreu, l’arabe, le syriaque, le persan et le grec. Il y avait donc en Espagne de savants rabbins qui se montraient les dignes émules de ceux qui, dans les écoles d’Orient, avaient, par leurs traductions, initié les Arabes à la littérature grecque. Versés dans la connaissance du grec, les rabbins n’étaient pas non plus étrangers à la langue latine. Au xme siècle, Salomon-ben-Ad- dereth reprochait aux Juifs du Languedoc de négliger l’hébreu pour le latin. Mais à part ce rôle de traducteurs qu’on ne peut se refuser à accorder aux rabbins, on ne peut contester une existence à part à la philosophie juive. La Kabale, qui remonte aux temps les plus reculés, dont l’origine est bien antérieure à Aristote, et qui ne doit rien à ce philosophe, avait ouvert aux docteurs juifs une voie dans laquelle ils se sont élevés aux plus hautes conceptions philosophiques. (Voir Diction¬ naire des sciences philosophiques , v° Juifs, — Philosophie chez les juifs, v° Kabale; Ibn, Rosch ou Averroès. — Voir le livre de M. Renan, Averroès et V Averroïsme.) 502 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Le cachet de la philosophie juive, c’est l’alliance de la raison et de la religion. Cette autorité donnée aux lumières de la raison dans les matières religieuses n’était pas étrangère au petit nombre de docteurs chré¬ tiens qui se sont produits durant le moyen âge. Il fallait bien, en effet, que ceux qui pénétraient dans le domaine des sciences cherchassent à s’initier aux connaissances qui étaient alors répandues chez les juifs et les Arabes d'Espagne, dont les écrits étaient traduits en latin. Aussi cette liberté de penser que nous trouvons chez les philo¬ sophes arabes et Juifs, nous la rencontrons parmi les docteurs chrétiens. Scot Érigène, dès le ixe siècle, Guilhaume de Champeaux et Abeilard au xie siècle, Amaury au xne, forment une chaîne de libres penseurs qui s’est continuée longtemps après eux. Dans la Theologia christ iana d’ Abeilard (Martennes, Thésaurus anecdotarum ), on trouve des maximes telles que celles-ci : « In omnibus his quæ ratione discuti possunt, non esse necessa- rium auctoritatis judicium. » — « Il n’appartient, dit-il ( Œuvres complètes, p. 1060), qu’aux esprits légers de donner leur assenti¬ ment avant tout examen. « Une vérité doit être crue, ajoute- t-il, non point parce que telle est la parole de Dieu, mais parce qu’on s’est convaincu que la chose est ainsi. » Il ne faut pas être surpris que l’orthodoxie catholique se soit émue de cette liberté de penser, et que l’Université de Paris, qui avait dans son sein des esprits aussi hardis, ait été en butte aux attaques de la cour de Rome. On trouverait cependant jusque dans saint Thomas la consécration des principes proclamés par Abeilard. « Ce qui est contraire à la raison, dit-il, ne peut pas être émané de Dieu. » « Quidquid principiis hujus contrarium est, est divinæ sapientiæ contrarium, non igitur a Deo esse potest ( Summa contra gentiles, lib. i, ch. 1 1 1 ) ; — Dictionnaire des sciences philosophiques ; vis Abeilard et saint Thomas. Ainsi, à travers ces disputes scholastiques du moyen âge, au mi¬ lieu de ces débats entre les nominalistes et les réalistes, dans ces NOTES — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE. 503 controverses où l’on abusait de l’art de raisonner, la raison ne per¬ dait rien au fond de son empire, et l’on voit dans ces écrits em¬ preints de pédantisme, surgir des vérités hardies qui n’ont eu besoin que d’être dégagées de leur enveloppe pour se produire plus lard sous le nom de Descartes; de Spinosa et des autres philosophes modernes. 85) Basnage, Histoire des Juifs, liv. vii, ch. via, t 4, p. 1611. (86) Martenne, Thésaurus noms, t. iv, col. 1185. — Les Juifs en Espagne faisaient particulièrement le commerce des vins; beau¬ coup exerçaient la profession de cabaretiers. (87; Sebeth Jehuda, Samuel usque consolacan de las tribula- tiones en Israël. Lorsqu'on songe que de nos jours l’accusation portée contre les Juifs de tuer un enfant chrétien a pu se renouveler, on se demande combien il faut laisser écouler de siècles pour qu’une monstrueuse erreur mille fois combattue, mille fois détruite, cesse de se repro¬ duire. Que le vulgaire ignorant puisse ramasser avec rage le premier prétexte venu pour assouvir des haines religieuses, cela s’est si sou¬ vent vérifié qu’il n’y a plus à s’en étonner ; mais que des hommes instruits, des écrivains, ne craignent pas de donner à de pareilles calomnies l’autorité non pas de leur affirmation, mais de leur doute, c’est un acte d’atroce mauvaise foi, qu’on ne saurait flétrir trop énergiquement. Il est bon toutefois que 1 on répète pour le rappeler à ceux qui le savent et l’apprendre à ceux qui l’ignorent : Que 1 horreur du sang est le précepte le plus fortement recom¬ mandé par la loi de Moïse et par le Thalmud ; Que la défense de se nourrir de sang est écrite à chaque pas dans les prescriptions mosaïques (a). Est-il jamais ;venu dans l’idée du législateur des Juifs ou d’un Juif quelconque qu’on pourrait porter à ses lèvres une goutte de sang humain?... A bout de ressources, les fanatiques ont cherché dans le Thalmud (a) Carnem cum sanguine non comedes ( Genèse ix, 5): Tu ne mangeras pas de sang, car le sang, c’est la vie. (Lév., xn, v. 5.) Une goutte de sang suffit pour faire rejeter un aliment. Les Juifs ortho¬ doxes poussent la rigueur jusqu’à s’abstenir de manger un œuf dont le jaune est taché de sang. 504 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ou dans les écrits de quelques rabbins du moyen âge des passages qui enseigneraient la haine contre les nations. La loi de Moïse et le Thaï nmd lui-même protestent solennellement contre cette imputation: Que si quelques opinions isolées, manifestées sous la pression de persécutions atroces, ont méconnu les préceptes de la charité, les écrivains qui accusent les Juifs devraient comprendre qu’il ne leur serait que trop facile de récriminer; Que si l’on veut juger ce que vaut l’accusation portée contre les Juifs, il faut qu’on n’oublie pas que la même accusation était portée contre les Chrétiens (a). Saint Justin s’en défend sérieusement en répondant au Juif Tryphon. Les persécutions ne se sont-elles pas toujours produites sous les mêmes formes, en mettant en œuvre les mêmes moyens? Est-ce bien de nos jours qu’il y aurait quelque chose de neuf à dire sur un pareil sujet? L’accusation portée contre les Juifs, qui a produit le drame atroce de Damas et qui vient d’avoir naguère un pendant dans les princi¬ pautés danubiennes, a été flétrie dans le moyen âge par les autorités les plus respectables. Les chefs de l’Église ont été les premiers à la repousser, " Grégoire IX en 1227, Innocent IV en 1243, Clément VI en 1342, Sixte IV, Alexandre VII, ont déclaré fausse et calomnieuse l’ac¬ cusation portée contre les Juifs. « Nous employons le mensonge (dit Luther) en les accusant d’a¬ voir besoin de sang de Chrétien. » Fleury ( Histoire ecclésiastique ) remarque que ce n’est qu’au xne siècle que ces nombreuses calomnies se sont produites. « Je ne sais pas (dit-il) que jusque-là on ait formé de telles accusations contre les Juifs. » Ce ne sont pas seulement ies docteurs juifs et les philosophes qui ont fait justice de ces abominables suppositions. Des théologiens (a) Assis à un festin abominable, après avoir renoncé à tous les'plaisirs, ls boivent le sang d’un homme sacrifié et- dévorent la chair palpitante d’un enfant. (Giutbaubrunt, Martyrs , t. jii. ) NOTES. — CHAPITRE IX, DOUZIÈME SIÈCLE. 505 chrétiens (a) ont réduit à leur juste valeur ces suppositions, qui seraient puériles si elles n’avaient pas servi de prétexte aux plus atroces barbaries. Comment des hommes éclairés ne comprennent-ils pas que res¬ susciter de nos jours de pareilles questions, émettre seulement un doute lorsque des faits de ce genre se produisent, c’est forfaire à tous ses devoirs, c’est traîner dans la boue la noble mission con¬ fiée à la presse, qui doit moraliser le peuple et non pas l’égarer; flétrir les préjugés et non leur donner la vie! (88) Vide Basnage, Encyclopédie, article Commerce , etc. Quel¬ ques auteurs se sont demandé si les lettres de change ont été inven¬ tées par les Juifs, ou par les marchands italiens. La solution de cette question serait facile. En changeant le nom des individus, on admet les mêmes circonstances, c’est-à-dire qu’on convient que les lettres de change auraient dû leur origine à des exilés, qui, pour recouvrer les effets qu’ils avaient laissés dans le pays qu’ils avaient quitté, (a) Wagenseil ( Leipsic , 1705), Réfutation de L’horrible mensonge que les Juifs aient besoin de sang chrétien ut qui a coûté à des milliers de ces inno¬ cents leurs biens, leur fortune et leur vie. — Manassé-ben-Israël, Vindicice ; — Mendelson, la Délivrance des Juifs. « Savez-vous de quoi on les accuse pour les perdre (dit Manassé-ben-Israël écrivant à Cromwell)? On les accuse de tuer' des enfants chrétiens, des Chrétiens, pour recueillir le sang, afin d’en pétrir leurs pains azymes dans leurs mystères de Pâque. Savez-vous ce qu on fait pour les proscrire et confisquer leurs biens? On jette dans les égouts des quartiers qu’ils habitent un cadavre de Chrétien et on les accuse d’avoir égorgé ce Chrétien. Savez-vous comment on s’y prend pour les convaincre? On les met à la torture jusqu’à ce que la douleur arrache à ces infortunés les aveux qu’on désire. » Mendelson cite les nombreuses atrocités qui se sont commises au nom de la justice. « Et pourtant (dit-il) l’on cite les aveux des coupables, la probité des juges ; Sans doute , mais les aveux, c’est la torture qui les arrache. Mais les juges, ils font exécuter la loi, Leur probité voit dans ces terribles supplices le moyen de découvrir la vérité.... Et Mendelson s’écrie avec Manassé-bèn-Israël : «: Je jure en mon nom et au nom de tout Israël, que jamais je n’ai vu un usage semblable dans notre culte; que jamais aucun précepte semblable ne s’est trouvé ni dans la loi écrite, ni dans la loi orale, ni dans les piéceptes de nos docteurs, ni dans la tradition, ni dans aucune coutume ; que jamais je n’ai entendu un pareil blasphème dans la bouche d aucun Juif, que jamais je ne l’ai lu dans aucun livre, dans aucun écrit . et si je mens, fondent sui moi toutes les malédictions prononcées dans le Lévitique et le Deutéronome!» Ce serment solennel, il n’est pas d’Israélite qui ne puisse le prêter en sûreté de conscience. 506 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. donnaient à des voyageurs des mandats pour les retirer. Ces hommes, dit-on, ce sont les marchands italiens. Il est plus probable que ce sont les Juifs qui, chassés en plus grand nombre, avaient en France plus d’objets à recouvrer que les marchands italiens. Maintenant, pour rapporter l’origine des lettres de change aux Italiens, on remarque que la lettre de change eut dans l’origine un nom italien, polizza de cambia. Mais il ne faut pas perdre de vue que c’est dans la Lombardie, où ils étaient réfugiés, que les Juifs émirent, sous Philippe-Auguste, les premières lettres de change. Et dès lors il n’est pas étonnant qu’elles aient porté un nom italien. Il est probable que ce fut de marchands italiens venant en France que les Juifs se servirent pour les faire circuler. (189) Lévi-ben Gerson, Parasça in Beroukotai. (190) Sebeth Jehuda, 12, Calamitas. (191) Idem. (192) Ducange, Supp. Gloss, t. m, fol. 1017 ; — Muratori, Anti¬ quités ital., t. vin . 285. (193) Itinerarium. p. 14; — Basnage, liv. vu, ch. vu. (194) Basnage, idem. CHAPITRE X XIIIe SIÈCLE (1) C’est du xme siècle que date l’omnipotence des papes. «Porro » (disait Boniface VIII dans sa fameuse bulle Unam Sanctam ) su- » besse Roinano pontilici omnem humanam creaturam declaramus, » dicimus, detinimus, et pronuntiamus omnino esse de necessitate » salutis. » Nous déclarons, disons et prononçons qu’il est d’une indispensable nécessité pour son salut que toute créature soit sou¬ mise au pontife romain. NOTES. — CHAPITRE X, TREIZIÈME SIÈCLE. 507 Paul I II , faisant usage de cette toute-puissance, déclarait Henri VIII déchu du trône d’Angleterre et dépouillait lui, ses enfants nés et à naître, et tous ses descendants. . Nemine excepto nullaque minoris ætatis aut sexns, vel ignorantiæ, vel alterius cujus vis causæ, habi- tatione dignitatibus, dominis, civitatibus, castris, etc. (Bull. Magn t. i.) Enveloppant ainsi Henri VIII et ses arrière-petits-neveux à perpétuité. Pie IV en agissait avec la môme rigueur à l’égard de la reine de Naples. Pie V, qui traitait la reine Élisabeth comme Paul III avait traité Henri VIII, était si bien pénétré de ses droits sur l’universa¬ lité du globe, qu'il distribuait l’Amérique à mesure qu’on la décou¬ vrait, et avant même qu’on la découvrît. « Nos, disait-il au roi d’Espagne (Bull. Magn., t. i, p. 454), motu proprio de nostra libé¬ ral]’ tate omnes insulas et terras firmas inventas et inveniendas . auctoritate omnipotentis Dei et vicariatus J. C. qua fungimur in terris.... vobis hæredibusque vostris in perpetuum tenore præsen- tium donamus, vosque et hæredes illorum dominos facimus et depu tamus . Nous, de notre propre mouvement et par l’elfet de notre libéralité, en vertu de l’autorité que nous donne le titre de vicaire de Notre Seigneur J.-C. dont nous sommes investis sur la terre, nous vous donnons à perpétuité à vous et à vos héritiers toutes les îles et terres fermes qu’on a découvertes et qu’on découvrira, etc., vous en conférant à jamais la propriété à vous et à vos héritiers, etc. (2) Bullarum , privilegiorum ac diplomatum romanorum amplissima collectio, t. m, lre partie. (3) Ibid. (4) Ibid. (5) Cormis., Collect., t. xi, p. 22. (6) Bullarium, t. ni, p. 280; — id., p. 462. (7) Salomon-ben-Virga, p. 140, trad. de Gentius. (8) 8 septembre 1269, édit de Charles II; — Ducange, t. n, col. 206. Dans les lois de saint Louis, les Lombards et les Caorsins sont toujours à côté des Juifs lorsqu'il s’agit d'usure. (V. plus bas.) (9) Siméon Luzzato, Discorso , etc. (10) Marca llispanica (V. Const. coll., p. 528). Une loi de Jac¬ ques Ier, de 1248, défend aux Juifs de prendre plus de quatre deniers pour livre par mois. (11) Bartholoccius, Bibl. rabb.; — Rossi, t. i, p. 134. 508 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. (12) Idem ; — Basnage, liv. 7, chap. xv. On lui attribue la divi¬ sion des étoiles en quarante-huit constellations. (12 bis) Pour apprécier la part qui revient aux Juifs dans le r travail de l’esprit humain pendant le moyen âge, il suffit de présenter le tableau des connaissances littéraires répandues dans les divers États de l’Europe durant cette période. Un des premiers effets de l’invasion de l’empire romain fut la destruction successive des bibliothèques et, par suite, l’extinction des connaissances littéraires. On sait avec quelle .lenteur et à quel prix pouvait être formée, avant l’invention de l’imprimerie, une col¬ lection de manuscrits. La première bibliothèque publique â Rome avait été créée avec des dépouilles venues d’Athènes (a). Plus tard, des bibliothèques particulières avaient été formées. On citait celles de Lucullus, de Ci¬ céron (&), d’Atticus : leurs possesseurs les ouvraient libéralement aux recherches de ceux qui voulaient s’instruire. Asinius Pollion en avait établi une des plus riches auprès du temple de la Liberté (c). Auguste en établit deux, l’une sur le mont Palatin, l’autre sous le portique du palais d'Octavie (d). Ces bibliothèques furent détruites par deux incendies sous Titus et sous Néron ( e ). Domitien envoya des copistes à Alexandrie pour former de nou¬ velles collections (f). Mais un autre incendie, sous l’empereur Com¬ mode, détruisit le temple de la Paix et avec lui la bibliothèque qui s’y trouvait (g). Bientôt l’invasion des Barbares vint anéantir toutes ces richesses littéraires. Le Christianisme ne fut pas étranger lui-même à cette destruction. En effet, lorsque la religion chrétienne eut triomphé du paganisme, on mit une ardeur incroyable à détruire les temples (a) Plutarque, in vitaSyllœ; Berington , Histoire littéraire des premiers siè¬ cles, p. 75. (b) Plutarque, invita Luculli. (c) Pline Sen., liv. xxxv, c. 11. (d) Suetone, et Plutarque, in August (e) Suetone, in Ner. et Tit. (f) Suetone, in Domit. {g) Hérod., liv. i, ch. 44. NOTES. — CHAPITRE X, TREIZIÈME SIÈCLE. 509 païens, et comme. les collections y étaient généralement renfermées, les bibliothèques périrent avec les temples (a). A ce mal vint s’ajouter le zèle des évêques, qui proscrivaient les livres païens [b). On accuse le pape Grégoire d’avoir fait brûler la bibliothèque Palatine (c). Isidore de Séville, qui passe pour un des évêques les plus sa¬ vants du moyen âge, interdisait à son clergé la lecture des livres païens (d). Il voulait réduire l’instruction à la connaissance de la liturgie, du texte de la Vulgate et des écrits des Pères de l’Église. Si l’on joint à ces causes l’invasion des Visigoths en Espagne, des Goths en Italie, des Lombards ensuite, la dévastation des monu¬ ments, les destructions qui étaient la conséquence de la guerre, l’.on concevra sans peine que non-seulement le goût des lettres avait dis¬ paru, mais encore que les moyens d’instruction n’existaient plus. Il n’y avait en Occident ni manuscrits, ni copistes. L’ordre de saint Benoît vint contribuer à réparer dans une certaine mesure le mal qui s’était produit. Les ordres monastiques ont rendu d’incon¬ testables services en fournissant des copistes laborieux; mais on ne copiait d’abord, dans les cloîtres, que les livres servant à la litur¬ gie (e), on n’y écrivait que des chroniques ou des légendes. Pépin s’adresse au Saint-Siège pour demander des livres, suppo¬ sant qu’on était plus riche à Rome qu’en France. Le pape Paul Ier lui envoie un Antiphonale, un Responsale, une grammaire intitulée Grammatica Aristotelis et des traités de Denys V Aréopagiste sur la géométrie, l’orthographe et la grammaire. Le pape écrivait: Je vous ai envoyé les livres que j’ai pu trou¬ va) Ginguené, Histoire littéraire d’Italie, t. i, p. 51. (è)Concile de Carthage, iv, c. 16. Théophile obtientde Théodore la destruction du temple de Sérapis. L’évêque Marcel poursuit la destruction des temples de Syrie ; saint Martin, de ceux des Gaules. Léon X parle dans le dialogue de Exilio du grand nombre de livres païens brûlés à Constantinople et loue les prêtres qui avaient assisté à cet incendie comme ayant fait acte de religion. Ginguené, t. i, p. 32. (c) Berington, Histoire littéraire des huit premiers siècles, p. 165-170. (d) Hallam, Histoire de la littérature de l'Europe, p. 4. (e) Il ne faut pas oublier que dans les siècles qui ont précédé Charlemagne on trouvait à grand’peine dans le clergé des gens sachant lire et écrire. Au vue siècle, le pape Agathon envoie en Orient sept députés, tant évêques que prêtres: il supplie l’Empereur d’écouter avec indulgence leurs expositions illef. trées. Baron, Annal, eccl., ad. an. 680. 51 0 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ver (a). On peut juger par là de la pénurie de livres qui existait au commencement du vme siècle. Loup de Ferrières (b) prie le pape Benoît III de lui faire prêter les Commentaires de saint Jérôme sur le prophète Jérémie, lui disant qu’on ne peut trouver en France aucun exemplaire complet. lie haut prix du parchemin et du vélin mettait obstacle à ce qu’on pût multiplier les copies. La transcription des manuscrits demandait beaucoup de temps; un exemplaire de la Bible se payait 80 livres de Bologne ; d’autres manuscrits se vendaient beaucoup plus cher, sur¬ tout lorsqu’ils étaient enrichis d’enluminures, art dans lequel les moines excellaient (c). Les moyens d’instruction étant ainsi réduits, on conçoit que depuis l’invasion des Barbares jusqu’à Charlemagne, l’ignorance soit parvenue à son plus haut degré (d). Sous Charlemagne, Alcuin, venu d’Angleterre, où les manuscrits étaient beaucoup plus communs qu’en France et en Italie, avait apporté plus d’instruction (e). Charlemagne s’occupait, d’abord avec Pierre de Pise et ensuite avec lui, de diverses connaissances, et notam¬ ment d'astrologie, ce qui était un des principaux objets d’étude des Arabes d’Espagne. * (a) Berington, p. 173; Codex Caroli, v. i. (b) Lupi Ferrar., Ep. 103. Ginguené, Histoire littéraire, t. I, p. 93. Loup de Ferrières s’occupait des lettres latines et demandait au pape les Livres de l’Orateur de Cicéron, les Institutions de Quintilien, et le Commen¬ taire de Don at sur les comédies de Térence, toutes choses qu’il ne pouvait se procurer en France (toc. cit.). (c Ce n’est pas qu’il n’existàt quelques exemplaires des écrits des anciens tels que Virgile, Ovide, Quintilien et autres, mais peu de clercs étaient à portée de les lire, moins encore de les comprendre; Alcuin défend à Sigulfç de lire Virgile à ses élèves. Loup de Ferrières, qui n’était pas étranger aux lettres latines, écrit au pape Benoît III qu’il est dans l’impossibilité de se procurer les auteurs latins. Les moines grattaient les manuscrits qu’ils pouvaient trouver pour y transcrire leurs légendes. « Dans les manuscrits sortis des couvents, on voit, » (dit Ginguené, p. 93) qu’il n’est jamais question que de Bibles, d 'Évangiles, y> de Missels, d'Antiphonaires, de Pénitentiels, de Sacramentaires , de Psau- » tiers. On n’entend pas parler d’un manuscrit de Cicéron ou de Virgile. » (d) Ante ipsum Carolum regem in Gallia nullum fuerat studium artium libe— ralium. (Monacus Angelimensis Launay, De Scholis celebrioribus ; Ginguené, loc. cit.) (e) Berington, 2e partie, p. 19. Alcuin écrit à l’Empereur d’envoyer des copistes en Angleterre. Il passait pour savoir le latin, le grec et l’hébreu (Pits, De illust. Angl. script.). NOTES. — CHAPITRE X, TREIZIÈME SIÈCLE 5M Toutes les fois qu’une lueur de science se fait jour au milieu des ténèbres qui obscurcissent celte époque, on est forcé de se retour¬ ner vers les hommes qui ont transporté dans le midi de l’Europe les lumières de l’Orient. La connaissance de la langue arabe et de l’hébreu était l’instru¬ ment à l’aide duquel on pouvait sortir de l’ornière; aussi voyons- nous les hommes dont le nom est parvenu jusqu’à nous signalés comme connaissant ces deux langues, ou tout au moins comme étant allés chercher l’instruction en Espagne. Pierre de Pise, au dire d’Alcuin, avait soutenu contre un Juif, à Pavie, où il enseignait, une dispute publique, ce qui supposait la connaissance des livres sacrés dans leur texte original. Paul, diacre, moine du mont Cassin, passait aussi pour posséder de grandes connaissances. On le cite comme sachant le grec et l’hé¬ breu. Il est vrai qu’il s’en défend : Grœcam nescio loquelcim , dit-il. Ignoro hebraicam, très aut quatuor in scholis quas didici syllabas , etc... (a). Plus tard, Scot Erigène , appelé à la cour de Charles le Chauve et occupant auprès de ce prince la place qu’occupait Alcuin auprès de Charlemagne, passait pour posséder le grec, l’hébreu et l’arabe, langues qu’il avait apprises dans ses voyages dans les pays loin¬ tains (ù); mais ces rares exceptions étaient loin de donner une grande impulsion aux sciences. Nous savons par le cercle dans lequel étaient circonscrits les arts libéraux, quelle était sous Charlemagne l’étendue des connaissances (c). Si sous ce dernier prince l’instruc¬ tion avait semblé prendre quelque élan , après lui elle ne fit que décroître, et ce n’est qu’au xne siècle qu’on voit s’ouvrir une ère nouvelle. Ainsi, sous Charlemagne et ses successeurs, l’instruction était encore si peu répandue, même parmi les membres du clergé, que Pierre Damien s’opposant à la nomination de l’évêque de Villetri, pour succéder au pape Étienne IX, déclara se désister si l’évêque * (a) Ginguené, 1. 1, p. 83 et suiv., Epist. XV ad Carol. Matjn. (b) Berington, part. 2, page 35. Il y avait à la cour de Charles le Chauve des médecins juifs; Farragut et Aben Gesta étaient versés dans la connaissance de l’hébreu et de l’arabe, (c) Note 5, ch. C, p. 458. 512 IÆS JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. pouvait expliquer une seule ligne dans une homélie : ce que l’évêque refusa (a). Les croisades avaient épaissi les ténèbres au lieu de les dissiper. Cependant, de nouveaux éléments se produisaient dès le ixe siècle Les couvents se multipliaient, et avec eux les copistes devenaient plus nombreux; les communications des religieux entre eux étaient plus fréquentes; les moyens d’instruction se répandaient, et il ne s’agissait plus que de recueillir un plus grand nombre de manuscrits. L’Espagne était alors un pays où il était facile de se les procu¬ rer [b). Les écrits d’Aristote, de Platon et des philosophes grecs y étaient lus et commentés par les Arabes et les Juifs qui les connais¬ saient, sinon pour les avoir lus dans le texte grec, du moins par des traductions faites en syriaque. Les écoles d Espagne attiraient les savants de toutes les contrées, malgré les préjugés religieux qui jetaient dans l’esprit des chrétiens un sentiment de répulsion contre les infidèles. Gerbert, devenu plus tard pape sous le nom de Sylvestre II, fré¬ quente les écoles de Séville et de Cordoue, recueille un grand nombre de manuscrits et les rapporte en France pour en faire l’objet de son enseignement à Reims (c). A peu près à la même époque, Pierre le Vénérable visite aussi l’Espagne et il trouve dans les écoles arabes un grand nombre de savants chrétiens de tous les pays ( d ). Dans un écrit contre les J uifs, il parle de leurs nombreux ouvrages : il a vu, dit-il, des livres écrits sur parchemin et sur du papier fait avec des chiffons : ce qui fait supposer que l’invention du papier est plus ancienne qu’on ne le suppose (e). (a) Baron. Annal., an. 1059; Berington, p. 22. ( b ) La bibliothèque de Cordoue possédait 25,000 volumes ; Voir note, ch. 9, page 500. (c) Berington, t. 1er, p. 79-80. Hallam., Histoire de la littérature de l’Europe, p. 110 Gerbert fut le premier qui, après son séjour en Espagne, vers la fin du xe siècle, initia l’Occident aux sciences arabes. Une tradition littéraire assez commune lui attribue notam¬ ment l’introduction des signes numéraux et de l’arithmétique fondée sur ces signes. (d) Berington, 5e p. p. 114 in Biblioth . , p. T. 12 epist.; t. 1\ , epist. 17. (e) Ex pellibus arietuni hircorum vel vitulorum sive ex biblis et juncis orien— talium paludum a ut ex rasuris veterum pannorum. Hallam., Histoire de la littérature de l’Europe, p. 5G. NOTES. — CHAPITRE X, TREIZIÈME SIÈCLE. 513 Apporter des manuscrits dans les couvents, mettre les moines à portée de les transcrire, c’était propager l’instruction. Mais on voit combien est intime le lien qui rattache la Renaissance des lettres aux Arabes et aux Juifs d’Espagne. Quelles sont les sources auxquelles ont puisé les savants théologiens chrétiens du xme siècle? La science leur est-elle venue par les tra- di tions perpétuées dans les couvents ? Non, assurément. Depuis l’invasion des Barbares, il y avait eu solution de continuité entre la littérature ancienne et les lumières répandues en Occident. Les matériaux manquaient. Est-ce les couvents qui les ont retrouves et propagés ? Non, sans doute : la plupart des ordres religieux ne sont nés qu’au xie siècle. L’ordre de saint Benoît avait précédé, et on lui doit d’avoir copié principalement les livres destinés à la liturgie, qui avaient seuls alors une utilité pratique: la sollicitude des moines, dans ces siècles d’ignorance, n’allait pas au delà Les ordres de saint François et de saint Dominique ne sont venus que plus tard, ainsi que les abbayes les plus célèbres de l’ordre de saint Benoît : l’abbaye de Cluny date du xie siècle, celle de Clairvaux de la même époque; l’ordre de Ci- teaux de la fin du xie siècle, les Chartreux de la meme époque (a). Ce n’est donc pas à eux qu’il faut rapporter la transmission des connaissances humaines avant le xne siècle ; mais c’est aux manu¬ scrits rapportés d’Espagne par Gerbert, aux connaissances puisées dans cette contrée par Pierre le Vénérable et les nombreux savants qu’il y trouve, qu’il faut attribuer la régénération qui s’opère. Le siècle d’Albert le Grand, de saint Thomas et autres sera le résultat des lumières importées d’Espagne. Le culte de l'astrologie, de la philosophie d’Aristote, les tentatives faites pour allier la raison et la foi, alliance qui est le cachet de la philosophie des écrivains juifs, dénote assez quelle est l’origine du progrès qui s’opère. Jusqu’au xme siècle on n’avait eu en France et en Italie que des fragments incomplets des oeuvres d Aristote. Dès le xmc siècle nous voyons apparaître cette masse de traductions des œuvres du philo¬ sophe grec et en même temps des écrits d Averroès et d Avicenne. Abeilard, qui est sans contredit l’esprit le plus éminent de celle (a) Fleury, hist. littévciire de Ici Fvance, t. ix, p. llo. Hallam, p. 72. 33 51 4 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE époque, n’était-il pas initié aux connaissances répandues en Espagne? Déjà, avant l’apparition d’Abeilard, la philosophie d’Aristote com¬ mençait à se répandre et à se meler aux discussions théologiques. Des traductions imparfaites de quelques fragments des œuvres de ce philosophe avaient pénétré dans l’Occident. Quelques hommes, plus curieux de s’instruire, avaient visité les écoles arabes, surtout celles d’Espagne , d’où ils avaient rapporté les traductions du philosophe grec qui y étaient répandues [a) ; mais ce n était encore qu un essai qui avait besoin d’être élaboré. C’est là cependant le point de départ du mouvement qui se pro¬ duit depuis Gerbert jusques à Roscelin, Guillaume de Champeau et Abeilard. Ce mouvement se complète au xnis siècle. « Dans les premières années de ce siècle (est-il dit dans le Dic- » tionnaire des sciences philosophiques ) [b), les études prirent tout » à coup un développement inattendu ; des Juifs espagnols v naient » de traduire d’arabe en latin le plus grand nombre des ouvrages » d’Aristote que n’avait pas connus l’école d’Abeilard, c'est-à dire la » Physique, le Traité de l’âme, la Métaphysique, Y Éthique àNi- » comaque, la Politique, les deux livres des Analytiques, etc., etc. » La possession de telles richesses troubla d abord les esprits, ce » qui contribua surtout à ce fâcheux résultat, c’est que les nouveaux » textes se présentaient avec les gloses. Les gloses d Avicenne et » d’Averroès, surchargées de paraphrases orientales, ne convenaient » guère à des professeurs de logique... » « L Église dut s’émouvoir; les œuvres d’Aristote furent interdites » d’abord ; mais, bientôt après, on chercha à accommoder le texte » avec l’orthodoxie ; c’est à cela que s’étudièrent Robert Lincoln , » Jean de la Rochelle, Albert le Grand, saint Thomas et tant » d’autres... » Une grande transformation dans le langage se manifesta dès le xme siècle. Grâce à saint Thomas, à Don Scott et à leurs disciples, la logique se produisit avec des expressions d’un sens net et clair, intelligible à tous. « C’est ainsi (est il dit au passage cité) que se » forma, dans les écoles du xme siecle, « ette langue nette, lière et » pleine d’énergie, qui devait avec le temps perdre sa rudesse, mais (a) Berington, p. 98. ( b ) Vo Philosophe scolastique, t. vi, p. 108. NOTES — CHAPITRE X, TREIZIÈME SIÈCLE 515 » non sa précision, et devenir plus tard notre langue nationale. » Ensuivant les progrès de l'esprit humain, il faut reconnaître que jusqu’à saint Thomas il y a peu d’écrivains chrétiens dignes d’être cités. Albert le Grand a laissé vingt volumes in-folio, mais Fleury a dit de lui qu’il n’y avait de grand que ses volumes (a). On lui reproche surtout d'avoir donné cours en Europe à l’astrologie, à l’alchimie, à la magie. Saint Anselme de Laon a laissé aussi un grand nombre de volumes; mais Abeilard dit de lui qu’il y avait plus de fumée que de lumière (b). On voit que les théologiens chrétiens qui ont précédé saint Thomas ne peuvent guère souffrir la comparaison avec le nombre et la diversité des écrivains arabes ou hébreux; c’est par ces der¬ niers que les écrits des philosophes grecs ont été connus en Occident. « L’Italie et la France (dit Ginguené, t. I, p. 210) reçurent d’eux •» Hippocrate , Dioscoride, Euclide , Ptolémée et d’autres lumières » i es sciences; elles apprirent à se diriger dans les observations » astronomiques, à examiner et à décrire les productions de la na- » ture, cà en tirer les éléments de la matière médicale et rouvrirent » au charme des vers et des récréations poétiques des oreilles endur- » cies par les cris de l’école et par le bruit des armes. » Beaucoup de découvertes attribuées à des savants du moyen âge étaient connues des Arabes d’Espagne. Ainsi, avant Roger Bacon, les Sarrasins d'Espagne faisaient usage de la poudre à canon (c). Ils connaissaient l’aiguille aimantée (d); le pendule leur était également connu ( e ). Le papier était venu d’Orient ; il portait dans le principe le nom de charta damasiana, vu qu’il était fabriqué à Damas (f). (a) Fleury, cinquième discours, Histoire ecclésiastique, t. xvn, p. 44. (b) Berington, 5e partie, p. 105 Abeilard, Histor. Calam. (c) Tïinguené, t. r, p. 209. — Anglès, Notice sur l’origine de la poudre à canon. — Magasin encyclopédique, 4e année, t. x, p. 553. (d) Ginguené, p. 210. — Tiraboschi, t. iv. liv. 11, ch. il. (e) Ibid. Édouard Bernard, Transactions philosophiques, n° 158. — 1684. (f) Hallam, Histoire de la Littérature de l’Europe pendant le moyen âge, page 55. 516 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Après le xme siècle, les lumières mirent encore longtemps à^ se répandre ; l'étude du grec, qui apporta son puissant contingenta la renaissance des lettres, ne se produisit que plus tard. Pétrarque écrivait que, de son temps, il n’y avait en Italie que dix personnes qui pouvaient comprendre Homère(o). Mais bientôt l’étude de la langue grecque se propage. Les manu¬ scrits grecs se multiplient et sont importés en Italie par les savants venus de Constantinople [b). L’en'seignement des langues orientales se poursuivait déjà depuis longtemps dans les universités. Un concile de Vienne, tenu en 1311, décrétait 1 institution a Avi¬ gnon d’une chaire de grec, d’hébreu, de chaldéen et d arabe. Bientôt on n’avait plus besoin de lire les auteurs grecs dans les traductions faites de l’arabe, de l’hébreu et du syriaque : on possé¬ dait le texte original (c). ta) Tiraboschi, t.v, p. 571. Lettres de Pétrarque. « Cinq à Florence, une à Bo¬ logne, une à Vérone, une à Mantoue, une à Pérouse, pas une à Rome. » 11 ne faut pas confondre la connaissance du grec avec la lecture de la langue grecque. Dans les premiers siècles, surtout à Rome, où on était obligé de cor¬ respondre avec les évêques grecs, quelques notions de cette langue devaient exister. Le pape Paul 1er fonda, au vme siècle, un monastère où il voulut qu’on officiât en grec [Ginguené, p 85). . . ib) En 1595, Emmanuel Chrysoloras, ambassadeur à Constantinople, vint s e tablir à Florence, où il enseigna le grec. Il fut suivi par Guarino-Guarmi, qui avait été son disciple à Constantinople. Plus tard, Jean Aurispa de Sicile rap- rorta de Grèce deux cent trente-huit manuscrits; il enseigna le grec à Bologne et à Florence. , Après lui, Filelfo, venu aussi de Grèce avec un grand nombre de manuscrits, enseigna le' grec à Florence. Là, nous trouvons une réunion de savants qui »ràce à la protection de Cosme de Médicis, surnommé le Périclès de Flo¬ rence, rallumaient avec ardeur Io flambeau des connaissances classiques. Léonard Aretin, Nicolo-Nicoli. Poggio, Théodore et Constantin Lascans et tant d’autres, propageaient la connaissance de la littérature grecque et latine. Dès ce moment, les traductions faites sur les livres arabes perdirent leur importance, mais la part qu’elles avaient eue dans le mouvement des esprits ne doit pas être méconnue. . . (c) Si les Arabes avaient connu un certain nombre d’auteurs grecs, princi¬ palement les écrits des philosophes, il n’en avait pas été de même des poètes. Homère, traduit en syriaque, sous le règne d’Ilaroun Al-Raschid, ne le fut jamais en arabe; on ne connaît pas non plus de traduction arabe d eSophocle} d'Euripide, de Sapho, d'Anacréon. , Il est remarquable que les ouvrages grecs traduits en arabe avaient été d’abord traduits eu syriaque, langue plus familière aux Juifs qu’aux Arabes. Ginguené, t. i, p. 212, notes. 517 NOTES. — CHAPITRE X, TREIZIÈME SIÈCLE Les semences jetées par les Arabes et les Juifs avaient porté leurs fruits ; la renaissance des lettres prenait désormais tout son essor. (13) Bartholoccius, t. i, p. 30; — Rossi, t. i, p. 63. — Dans son Chuvath Hallevavoth , Bêchai enseigne le devoir des hommes envers Dieu et ceux envers les hommes. Cet ouvrage est divisé en dix chapitres ; ils sont intitulés : 1° de l’unité ; 2° de l’examen ; 3° du service de Dieu ; 4° de la confiance en Dieu ; 5° de la création ; 6° de l'humilité; 7° de la pénitence; 8° de l’examen de conscience; 9° de l’éloignement du monde ; 10° de l’amour de Dieu. Ces chapitres con¬ tiennent une infinité de choses remarquables. Nous nous bornerons à citer le résumé qu’il a fait lui-même de son ouvrage dans dix stances poétiques. Il prévient son fils qu’il compose ces dix stances afin qu’il puisse plus aisément retenir les préceptes qu’il lui transmet et qu’il les ait toujours présents à sa pensée. Voici la traduction de ces stances : « Mon fils, pense constamment qu’il n’existe, qu’il ne peut exister qu’un seul Dieu ; examine, contemple, admire ses ouvrages ; Que la raison et la justice te servent toujours de guide; crains Dieu, conforme-toi à ses lois et à ses préceptes; Ne chancelle pas dans ta foi et que l’Éternel ait toute ta confiance ; Il est pour toi la planche de salut; il sera ton aide et ton appui; observe ses commandements, et que ce soit seulement par amour pour lui ; Que l’homme et sa puissance ne te fassent pas oublier tes devoirs ; considère que la poussière est la fin de tout être né de la poussière; Comme un humble enfant de la terre abaisse ta fière raison devant le Créateur suprême ; Tiens-toi en garde contre les égarements de ton cœur et les séduc¬ tions attachées cà ta nature; songe que l’Éternel est juste, mais sévère; Cherche de toutes tes forces à pénétrer dans les plis de ton cœur; que ses secrets se dévoilent à ta pensée et que ton examen perce dans le fond de ton âme ; Ne regrette point les délices au milieu desquels tu passas ta jeu¬ nesse ; contemple le Dieu vivant, et qu il soit la source et le salut de tous tes désirs ; Que ton cœur se recueille et- que toute la force de ton être te porte à contempler et à chérir le Dieu un. » 518 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. (14) Cordoue, 1551, in-4°. Bartholoccius, Bibl. rabb. (15) Bartholoccius. Bibl. rabb., t. i; — Plantavitius, Bibl. rabb., t i, p. 616: — Genehrardus, Chron. — Isaac-ben-Salomon. Israélita, est auteur du Asserès Schearim , dix portes. Ce livre traite de inspections urinarum. Son recueil de fables est intitulé Maassol Akadmoni. (16) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. ni ; — Rossi, t. i, p. V, 1 ; — Aboad, Nomologia ; — Prococke, Porta Mosis in prœf. M, Siivestre de Sacy, dans le Magasin encyclopédique , a publié en français divers extraits d'Alcharisi. En voici un morceau cité par M. Beugnot (Juifs d’Occident) : Dispute entre la plume et l'épée. « Une nuit, racontait Iléman-Ezrachi, j’étais étendu sur mon lit, et le sommeil avait fui de mes yeux. Tandis que, tourmenté de dou¬ leurs vives, je m’agitais péniblement sur ma couche, j’entendis que l’on frappait à la porte de ma maison à coups redoublés; comme l’on persistait à frapper, je m’écriai : — Quel est donc l'homme qui demande à entrer au milieu des ténèbres et de l’obscurité de la nuit? — C’est, me répondit celui qui frappait, un voyageur égaré de son chemin et qui, privé de toute ressource, est en proie aux plus cuisantes douleurs Au son des paroles qui échappaient de sa langue aussi effilée que la lame d’un rasoir, j’appelai mon serviteur et lui donnai l’ordre d’ouvrir au voyageur, Lorsque celui-ci fut entré, appuyé sur son bâton, portant son bagage et vêtu d'habits vieux et déguenillés, je me mis à le considérer attentivement. Mais quel fut mon étonnement, lorsque sous ces baillons je reconnus mon cher camarade le docteur, dont la société fait mes délices! Ma joie fut celle d’un homme qui a trouvé quelque riche butin; tous mes chagrins s’évanouirent et furent oubliés; un plaisir inexprimable s’empara de moi. Je lui fis servir ce qui se trouvait dans ma maison, et il mangea de tous les mets que je lui présentai. Quand il eut achevé son repas et remercié Dieu de scs dons, il commença à dé¬ ployer tous les trésors de son éloquence et à. ouvrir tous les écrins de sa sagesse. Je pris aussitôt de 1 encre et des tablettes pour mettre par écrit les paroles qui sortaient de sa bouche. Mais à peine avais- je commencé à écrire que la plume se brisa dans ma main. J’en NOTES. — CHAPITRE X, TREIZIÈME SIÈCLE 519 saisis promptement une autre; elle se brisa pareillement, et je la jetai avec dépit. — Pourquoi donc, me dit Chabber-IIakkini, jettes- tu cptte plume? Dieu même en a fait choix; garde-toi bien de la détruire, car elle est une source de bénédictions. Si tu connaissais l’éminence de son mérite, tu te donnerais bien de garde de la jeter ainsi. Peut-être ignores -tu les paroles pleines de sens et les sages discours par lesquels elle a fait preuve de son prix? Si tu le désires, je suis prêt a t’en instruire, et je ne t’en refuserai pas la pleine communication. — Parle, lui dis-je, mes oreilles sont ouvertes pour donner une libre entrée à tes paroles, et la lumière de ton visage a agrandi et fortifié mes yeux. Chabber prit la parole et dit : « Aux temps passés une contestation s’éleva entre les ministres du roi qui tenaient la plume pour l’exécution de ses volontés, et les généraux qui commandaient ses armées. L’éloquence, dirent les premiers, est notre partage : nous sommes les héros des délibérations et des conseils, les oracles de la pru¬ dence sortent de notre bouche, et c’est sur eux que nous avons établi les fondements de l’empire; ils sont les liens qui en unissent et en consolident la charpente. Notre main tient la plume, instru¬ ment de grand prix au pouvoir duquel rien ne saurait résister, qui terrasse les géants, qui donne l'intelligence aux simples. Si sa taille est petite et n’a rien de remarquable, si son extérieur semble faible et impuissant, les braves qui ont tiré les glaives du fourreau sont cependant contraints à reculer devant elle; elle réduit au néant les princes enflés de leur grandeur. Puis prenant la lyre poétique, ils ajoutèrent : Oui de la gloire nous sommes l’inébranlable soutien; la plume, dans nos mains, est l’bonneur du diadème ; à nous seuls appartient le faîte des grandeurs. Nous foulons aux pieds les astres du firma¬ ment. Ceux qui manient le glaive ne sont que nos esclaves; le fer de notre lance pénètre leur cœur, et s y enfonce sans résistance. Que dites-vous là, répondirent les chefs des armées? ne sommes- nous pas les lions des combats, les braves au cœur intrépide? Nous faisons jaillir la flamme du sein des glaives qui s’entre-choquent, et la terreur que nous inspirons rend les contrées désertes et inha¬ bitées. Les peuples qui y faisaient leur séjour les quittent avec un cœur déchiré; les enfants abandonnent leurs pères pour se soustraire à notre fureur. A nous seuls appartient l’épée qui, sans avoir de 520 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. langue, parle puissamment; qui, sans prunelle, porte partout ses re¬ gards pénétrants. Dans sa course impétueuse, semblable au torrent de Kissoun et aux eaux de Phison, elle entraîne tout ce qui lui ré¬ siste. Quand les appuis du royaume se rassemblent en présence du Très-Haut, elle les surpasse tous de la tête : car c'est elle qui est la couronne des rois, le diadème des oints du Seigneur ; elle veille a la garde de ceux qui la portent; et les victimes de sa vengeance sont comme le sable de la mer. Prenant ensuite un style plus relevé, ils chantèrent : Semblable à cette portion de la victime consacrée à l’Éternel, qu’un pontife élève au-dessus de ses autels, le glaive sorti du fourreau brille entre nos mains et menace la tête de nos ennemis; au jour de l’effroi, quand les p lits braves cherchent un asile contre la danger, notre bras découvert affronte le combat. Telle prospère une vigne arrosée des eaux du ciel, telle notre épée, abreuvée du sang de ses victimes; elle parcourt la terre avec la rapidité de 1 éclair ; elle prend son vol, et le même instant la voit se poser sur la tête de nos ennemis ! Lorsque de part et d’autre ils eurent ainsi parlé, l'Épée et la Plume se présentèrent pour défendre elles-mêmes leurs droits. C’est moi, dit l’Épée, qui inspire le courage et la force à mes braves, c’est de moi que les vautours et les lionceaux attendent leur nourriture, tant que j’existerai, ils n’éprouveront ni la faim ni la soif, car je les nourris de la chair des héros, je les enivre du sang des plus braves guerriers; comment oserait-elle se comparer à moi, la Plume, que mes feux consument, que je foule sous mes pieds? comment un fai¬ ble roseau, à demi brisé, semblable à la ronce et à l’ortie, aurait-il l’audace de disputer de rang avec moi? Pour peu que mon bras la touche, il la brisera; le vent a soufflé sur elle, et il n'en est pas même resté de trace. La vérité est sortie de ta bouche, reprit la Plume, et tout ce que tu as dit est véritable. Oui, c’est toi qui verses le sang, tu es connue par ta violence et ta cruauté. Ah ! que de sang tu as répandu 1 que d’innocents tu as égorgés! Depuis le jour auquel tu as commencé d’exister, jamais tu n’as cessé de dépeupler la terre, de remplir les places de cadavres, de séparer les enfants de leurs pères, de les arra¬ cher du sein de leurs mères. Si tu te prévaux contre moi de ta force, apprends que ce n’est pas dans ma force que consiste ma puissance, mais dans l’esprit qui m'anime. De quel front oses-tu te comparer à NOTES. — CHAPITRE X, TREIZIÈME SIÈCLE 521 moi? je suis un/homme d’une vie pure et sans tache, qui habite les tentes; toi, tu es un vagabond qui ne fait sa demeure que dans les déserts, dont toute la conduite n’est que crimes, que meurtres et brigandages; tu n’as pour repaire que les montagnes escarpées, les rochers qu’habitent les chamois, le lit que se sont creusé les tor¬ rents, ou l’obscurité des sombres et antiques forêts. Quiconque te voit se hâte de prendre la fuite, mon aspect au contraire inspire la joie, ma société est pleine de confiance. On te regarde comme un homme souillé et contagieux, comme un misérable proscrit de la société ; les voleurs et les impies, les hommes qui ne sont que péchés dès le ventre de leur mère, ceux-là seuls recherchent ta compagnie. Pour moi, aucun impie n’est reçu dans ma demeure; le pécheur n’a point de part à ma société, il n’ose pas même lever les yeux sur moi; celui-là est digne de me servir qui marche dans les voies de l'innocence ; je ne me trouve que dans la main des hommes ver¬ tueux; je reçois les hommages des premiers d’entre les humains; les monarques n’ont point de secrets pour moi, c’est par mon minis¬ tère que leurs desseins s’accomplissent, et lorsque je suis avec le roi des rois, au milieu de son temple, tu n’as pas la permission d’en approcher. Tes bravades, repartit l’Épée, et les mensonges que tu profères, ne méritent pas que l’on y réponde. Interroge seulement les jours anciens qui ont précédé ton existence, ils te répondrontet t’appren¬ dront que c’est avec mon secours que le roi triomphe de ceux qui s’élèvent contre lui et soumettes rebelles, qu’il subjuge ses ennemis et les traîtres qui veulent secouer le joug. Les villes fortifiées, les remparts et les citadelles ne sont conquis que par moi; c’est à moi que le roi doit la conservation de sa puissance ; sans la crainte que j’inspire, sa grandeur ne saurait se maintenir un instant. Je le préserve de ses oppresseurs, j’envoie ma terreur devant lui, j’écrase ceux qui l’attaquent, toutes les cohortes de ses ennemis et tous les peuples chez lesquels il porte la guerre : à la vue du glaive dont sa main est armée, qui d’entre eux oserait encore tenir ferme? Lorsque la Plume entendit les discours pleins de fierté et de dé¬ dain avec lesquels l’Épée s’élevait contre elle, elle lui adressa les vers suivants : Je garde le silence, mais lorsque je rassemble mes armées, je fais trembler par mes paroles les hommes les plus fiers ; mes discours 522 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. sont l’ornement de la tête des rois, mes paraboles excellentes sont la paix des cœurs. C'est de moi que l'Éternel s’est servi pour tracer les dix commandements qu’il a donnés sur le mont Iloreb, afin qu’ils fussent l'héritage de mon peuple ; quand l’épée se lève, je dresse mon étendard au-dessus de sa tète. Au jour où elle ose se mesurer avec moi, je reste debout, et elle tombe étendue à mes pieds. A ce récit, dit Ileman-Esrachi, lorsque j’eus entendu ces éloquents discours de mon ami, j’écrivis ces paroles sur les tablettes de mon cœur, je les gravai avec une pointe de fer; je passai plusieurs jours avec lui; mes heures et mes années s’écoulaient dans la joie et les délices, jusqu’à l’instant où le temps me blessa de la flèche de sa sé¬ paration et me sevra du lait de sa compagnie. » (18) Bartholoccius, t. i, p. 754. Il est auteur d’un livre intitulé Saar Asciamaim, la Porte des Cieux. Cet ouvrage est divisé en trois parties. Il y traite : 1° des objets créés; 2° de l’astronomie; 3° des causes divines. (Rossi, t i, p. 126.) (19) Bartholoccius, t. iii. Il a écrit un livre sous le môme titre que celui de Gerson-ben-Salomon, mais il roule sur d’autres matières. (20) Bartholoccius, t. îv. (21) Scem Tov a écrit contre la religion chrétienne un livre inti¬ tulé Even Bochen. Le rabbin Mathatia en a écrit un pareil, que Va- genseil a traduit en latin avec une réfutation. Bartholoc., Bibl. rabb ., t. iv. (22) Bartholoccius, Bibl. rabb ., t. iv. (23) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. iv, p. 241 . Plantavitius regarde sa traduction d Euclide comme l’édition la plus complète qui existe, vu quelle contient (dit-il) deux livres de plus que toutes les autres éditions grecques et latines. 11 l’avait faite sur la traduction arabe de R. Isaac Cohen. (24) Bartholoccius, Bibl . rabb., t. iii;— Basnage, liv. vu, chap. xv. (25) Marca Ilispanica, Const. coll., p. 520. (26) Charles Villers, Essai sur V esprit et l’influence de laréfor- mation de Luther, p. 48. (26 bis) Le cardinal Sadolet était evêque de Carpentras. Sous le pontificat de Paul III, il écrivait au cardidal Farnèse que le pape n’avait jamais fait tant, de bien aux Chrétiens qu’il en faisait aux Juifs; qu’il leur avait accordé des titres, de nouveaux privilèges et des honneurs qui les rendaient fiers et insolents. NOTES, — CHAPITRE X, TREIZIÈME SIÈCLE. 523 On ne concevait pas (disait- il) comment un pontife pouvait per¬ sécuter avec tant de rigueur les luthériens, et accorder en même temps une protection si éclatante et des faveurs singulières aux Juifs. Le véritable moyen (ajoutait-il) de faire sa cour et d avancer dans les dignités ecclésiastiques était de favoriser cette nation. Basnage, Histoire des Juifs A. v,p.2023.— Sadolet, lib. 12,ep.5-6. (27) Llorente, IHst. de U Inquisition, t. i, p. 84. L’inquisition condamna le père et la fi lie comme étant morts dans l’hérésie et ordonna que leurs ossements fussent exhumés pour être brûlés par la main du bourreau. (28) Llorente, Hist. de V Inquisition , t. i, p. 75 ; — Diego, Histoire des comtes de Barcelone, règ. du roi Jacques. (29) — Seder, M ehachochamm umeameviloth ; - Bartholoçcius, Bibl. rabb., t. n, p. 812. (31) Les écrits d’Emmanuel ont été imprimés à Constantinople et à Brescia en 1491 et 1533. (Rossi, t. i, p. 112.) Emmanuel a fait de plus des Commentaires sur les proverbes, les psaumes, les can¬ tiques, sur Job et sur Iluth. Il a composé également une gram¬ maire. La lecture des poésies d’Emmanuel a été interdite par les rabbins. (32) Plantavit, Bibl. rabb. 11 est l’auteur d’un livre intitulé : Medracli chochma. A dix-huit ans il s’était déjà fait une réputation d'écrivain. (33) Rossi, t. i, p. 180. Plusieurs écrits des rabbins portent le même nom d’even bochen, qui signifie pierre de touche; nous en avons déjà noté plusieurs, qui sont des traités contre la religion chrétienne. Celui-ci est purement un livre de morale. (34) Rossi, t. i, p. 53. Il a traduit en hébreu l’exposition d’Aver- roës sur les livres d'Aristote; le livre d’Abunazard, sur les Sophistes; Ylsagogue de Porphyre, Y Almageste de Ptolémée. Il est de plus auteur d-’un Traité de philosophie sur le Pentateuque. (35) Piantavitius, Bibl. rabb., p. 613. (36) Bartholoceius, Bibl. rabb., t. iv; — Rossi, t. i, p, 126. ,37) Guerres de Dieu. Toutes les opinions de Gerson n’ont pas été approuvées par les rabbins; il en est qu’on n a pas regardées comme orthodoxes, et notamment ses idées sur les prophètes. Du reste, dans cet ouvrage, Lévi-ben-Gerson ne se borne pas à traiter 524 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. des matières religieuses; ses dissertations roulent sur une foule de sujets scientifiques ou littéraires; on trouve dans le ch. xxv du livre vi, par exemple, une dissertation assez curieuse sur l’origine et la nature des langues. « Il paraît clairement, dit-il, que les langues ne sont point d’insti¬ tution naturelle : car si elles étaient naturelles à l’homme, comme le hennissement au cheval, et la faculté de braire cà l’âne, il s’ensui¬ vrait l’une de ces deux choses : ou que le genre humain serait divisé en espèces différentes selon la diversité des langues, ou que les lan¬ gues varieraient selon la diversité des climats; or, il n’est pas vrai que le genre humain soit divisé en espèces diverses à raison de la diversité des langues : si cela était en effet, il arriverait qu’il serait impossible à un homme né pour une langue d’en parler une autre, et d’être privé de celle qui lui aurait été donnée par la nature, puis¬ que celle-là serait le propre de son espèce; or, l’expérience nous démontre le contraire, puisque nous voyons des hommes parlant une langue répandue parmi d’autres hommes, qui en parlent une toute différente, et leurs enfants parler en naissant cette dernière langue et oublier celle de leur père. Maintenant, peut-on admettre que les langues varient selon la diversité des climats et des pays? Cela est encore faux, car il s’ensuivrait que tous les hommes parle¬ raient naturellement la langue attribuée à un climat, toutes les fois qu’ils viendraient sous ce climat; il s’ensuivrait encore que le climat seul apprendrait quels sont les cas où il faut mettre de la lenteur ou de la rapidité dans la prononciation, et qu’on n’aurait pas besoin de marquer la différence de la prononciation par des signes. » Or, comme le contraire existe, Levi-ben-Gerson conclut que les langues ne sont que d’institution humaine et quelles ont varié suivant l’in¬ vention de leurs fondateurs. (38) Bartholoccius, t. ni, p. 833; Basnage, Histoire des Juifs , liv. vii, ch. xvm, t. v, p. 1812. On fait sur le raT>bin Zéchiel une foule de contes plus singuliers les uns que les autres : — il avait, dit-on, pratiqué devant la porte de sa chambre une fosse pleine d’eau qui se découvrait en frappant sur un clou, ce qu i l ne man¬ quait pas de faire, lorsqu’il entendait du bruit. On raconte à ce pro¬ pos que saint Louis ayant envie de voir la lampe merveilleuse de ce rabbin, se présenta chez lui pendant la nuit pour le surprendre; il frappa à sa porte, et Zéchiel croyant que c’était un voleur, fit NOTES. — CHAPITRE X, TREIZIÈME SIÈCLE 525 jouer la machine, ce qui fit enfoncer le roi jusqu’à la ceinture. Zéchiel ayant découvert ensuite que c’était le roi, s’excusa comme il put, il lui montra sa lampe, dont celui-ci fut tellement enchanté, qu’il le fit son conseiller. Zéchiel se maintint en faveur auprès de saint Louis, et comme un jour on l’accusait d’avoir les Chrétiens en horreur parce qu’il ne voulait pas boire du vin que le roi avait à sa table, il avala tout d’un coup l’eau dans laquelle le roi avait lavé ses mains. Il prouvait ainsi qu’il n’avait aucune aversion pour ce qu’un chrétien avait touché. Toute cette histoire de saint Louis est évidemment un conte fait à plaisir; quant au dernier trait, on l’a appliqué à plusieurs rabbins. Vide Salomon-ben-Virga, Sebeth Jehuda. (39) Bartholoccius, t. ni, p. 302; — Rossi, t. ni, p. 129. (40) Il a écrit plusieurs livres de théologie, et entre autres des remarques sur le Haiad. de Maimonide. (40 bis) Il a traduit le Commentaire sur le Traité du ciel et du monde. (Renan, Averroès, p. 149.) (41) Jededia-ben-Abraam; il tirait son nom Bedrachi de la ville de Béziers où il était né. (42) Appréciation du monde. (43) En français, par Philippe d’Aquin , et par un Israélite qui a laissé un nom recommandable, M. Michel Berr. Voici un extrait de cette traduction : « Source de corruption, monde trompeur, que puis-je espérer de ta main, qu’un vain éclat, que des dons futiles! Peux-tu dispenser un bien durable et réel, toi qui es la source de la frivolité? Assez et trop longtemps j’ai médité sur ton origine, te croyant effective¬ ment capable de rendre heureux, mais j’ai trouvé ta constitution bizarre et faible, j’ai vu la ruine dans tes parties et ta triste fin dans ta propre formation; convaincu de ton néant, j’ai publié ta honte; irais-je donc te présenter encore mes hommages, ta perfide beauté m’enchantera-t-elle? Pourrais-tu plaire à mes yeux tandis que mon cœur apprit à le mépriser? Qui tentera de tirer un suc salutaire d'un fruit empoisonné? qui cherchera du miel dans le cadavre du tigre? Tu couronnes le vice et repousses la vertu, tu rassembles auprès de Toi une vile et indigne populace, au méchant éloigné tu fais signe d'approcher et tu te détournes de l’homme de bien qui est à ton côté. 526 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. C’est par là que tu montres surtout ta perfidie en tendant des pièges à tes propres adorateurs; c’est par là que tu te fais abhorrer en renversant les rois de leurs trônes pour y placer le dernier des esclaves; insensé, tu voues la maison du juste à la dévastation, la fureur exhale une flamme dévorante sur le cèdre majestueux du Liban, tandis qu’elle respecte le hallier le plus abject; tu effaces les forfaits, tu masques l’extérieur des objets les plus hideux pour voiler les marques de leur infamie. Et à qui penses-tu être utile, insigne trompeur? Est-ce à ceux que tu caresses pour leur sucer le sang? à ceux que tu amollis pour les faire tomber sous tes coups. Paré comme l’aurore, tu brilles un moment à leurs yeux, mais à peine as-tu frappé leurs regards que déjà tu n’es plus ; ton éclat brille un instant sur la tête de les favo¬ ris, il se change en ténèbres; tantôt la fortune paraît enchaînée à leur char triomphant, et tantôt ils sont réduits à se couvrir de hail¬ lons qu’un palefrenier vient de quitter. Aujourd’hui leur front radieux paraît être l'asile de la sérénité, et demain la colère les poursuit, les atteint, la misère et la mort se les disputent. Je te compare, et je crois te faire honneur, à une courtisane capri¬ cieuse qui endort ses esclaves dans ses bras, leur prodigue ses faveurs; puis le caprice arrive, la haine éclate, elle ne connaît plus ni frère, ni amant. Le temps est variable, ses ouvrages le sont encore plus; ils tien¬ nent à un cheveu de tête; le moindre souffle les agite en tous sens, chaque moment amène des vicissitudes; j’ai considéré sa magnifi¬ cence, je n’ai vu que folie, je l’ai considéré lui-même et j’ai vu des serpents cachés sous ses pieds. ' O sort! tu me fais porter ton joug, mais tu ne saurais me tromper; plus tu me caresserais, plus j’avertirais mon cœur d’éviter tes sur¬ prises. Semblable à l’agneau timide, ici-bas je souffre et je me tais, le souvenir du passé m’attriste, le présent m'inquiète et je tremble sur l’avenir, je me traîne pesamment où ton impérieuse loi me conduit, je lui obéis à regret jusqu’à ce que mes forces soient épui¬ sées, que mon sang soit desséché, et puis j’échappe à ta domi¬ nation. » Tout dans cet écrit est empreint d’une éloquence admirable, Be- drachi peint le néant des choses humaines avec des traits dignes de Bossuet. NOTES. — CHAPITRE X, TREIZIÈME SIÈCLE. 527 « Dans la tourbe d’une vaine jeunesse (dit-il dans un autre pas¬ sage), pourquoi t’es-tu enorgueilli de t’être livré à une joie bril¬ lante? Sur des prés émaillés qu’éclaire un doux soleil, au milieu du jour dans la troupe de tes compagnons impétueux, sur des carreaux de pierres précieuses, tu venais t’étendre avec volupté. Les insensés, ils ne flattent que leurs passions et dédaignent leur âme, ils n’atta¬ chent d’importance qu’à son enveloppe corporelle, à leurs gran¬ deurs imaginaires : vanités, brouillards, vapeurs folles et inconce¬ vables! As-tu donc oublié qu’il est une mémoire qui recueille les actions; qu’il est au-dessus de toi une oreille qui entend, un être qui connaît et tes efforts et tes désirs insatiables? Lorsque ta main écarta la haie conservatrice que planta le pasteur céleste, sur quoi se fondait ton espoir? N’est-il donc plus au-dessus de toi un Dieu pour juger tes actions? sous tes pieds n’est-il plus de tourbe où s’engloutissent les hommes? Réfléchis que les vicissitudes conti¬ nuelles qui frappent les choses humaines sont messagères de la Providence; jamais elles ne sont le fruit du hasard; elles arrivent pour châtier, pour punir des hommes ou des castes entières, c’est de la bouche du Tout-Puissant que sort l’arrêt de l’abaissement des grands ou de l’élévation de l’homme obscur... » Dans le recueil des sentences de Bedrachi on remarque une foule de pensées piquantes, entre autres celles-ci : « Les richesses couvrent les vices de l’homme et le justifient de ses mensonges . » « Tu ne manges jamais de jniel qui ne soit mêlé de poison. » < Le soupçon plane toujours sur celui qui s’est mêlé une fois d’une chose mauvaise. » * « Un roi avait gravé sur son anneau ces mots . molestus es, surge , et chaque fois qu’un importun venait le visiter il lui mon¬ trait cette inscription. » « Un homme est sage quand il cherche la sagesse, fou quand il croit 1 avoir trouvée. » (44) Perles choisies; on cite également de Bédrachi la lettre aux rabbins de Barcelone sur l’entière liberté qu’on devait laisser aux jeunes gens dens leurs études. Un esprit aussi bien cultivé que celui de Bédrachi ne pouvait être l’apôtre de l’obscurantisme. (45) An 1246. (46) Le concile d’Avignon, quelques années plus tard, borna la 528 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. défense au cas où on pourrait se procurer des médecins chrétiens. Dans les pandectes de médecine légale de Michaelis-Bernardi Valen- tini, on demande sérieusement s’il est permis à un médecin chrétien de consulter avec un Juif. (Basnage, Histoire des Juifs, t. y.) Cepen¬ dant les défenses réitérées des conciles n’empêchaient pas que la plupart des souverains chrétiens des xme et xive siècles n’eussent des médecins juifs auprès d’eux. « Il y avait dans la ville d’Arles (dit Nostradamus, Histoire et » Chronique de la Provence, t.iv, p.472), un Hébreu très-excellent, appelé Bendichahim, et parce qu’il faisait profession ès sciences » mathématiques et qu’il était très-savant aux langues arabe, » grecque et latine, il mérita d’être en gages de la reine Jeanne, et » après avoir été reconnu prud’homme loyal et de longue main expé- » rimenté en l’art de la médecine, d’être retenu pour un de ses » médecins ordinaires, aux gages accoutumés, si bien que Sa Majesté, » par patentes excellentes, exempta royalement lui et sa postérité de » toute charge et imposition judaïques. » « Il y avait (dit encore le même auteur, p. 618), en la ville de » Saint-Maximin, un homme hébreu très-savant et renommé en la » science de médecine, grand et célèbre philosophe nommé Abraam » Salomon, lequel, au moyen de son haut savoir, quelque Juif » qu'il fût, ne s’était pas peu acquis de crédit envers les grands de » son temps, singulièrement avec René, qui n’en faisait pas peu de * cas, et qui voulut que pour le mérite de sa doctrine et la longue » et certaine expérience dont il était recommandé, l’IIébreu lut à » l’avenir franc et déchargé de toute imposition judaïque. » Les monuments du temps nous attestent des faits analogues ; il étaitpeu de grands ou de princes qui ne voulussent avoir un médecin juif ; le roi René surtout fut un de ceux qui leur fut le plus favorable. Il permit aux Juifs établis dans ses États de pratiquer la médecine, de faire le commerce, d’être peagers, clavaires, procureurs fiscaux des châteaux des seigneurs et gentilshommes du pays, d’exercer enfin toute sorte de métiers et de professions, sans qu'ils pussent éprouver aucun trouble pour l’exercice de leur culte. (47) On s’était trouvé souvent à Montpellier dans le cas de voir des baillis juifs. (Basnage, liv. vii, ch. xvm.) Guilhaume, seigneur de cette ville, le défendit dans son testament, an 1215. (48) Concilium apud castrum Gont ., can. 31, t. ii, p. 441. NOTES. — CHAPITRE X, TREIZIEME SIÈCLE 529 (49) Basnage, Hist. des Juifs. (50) Conciles d’Alby et de Montpellier, an 1254 et 1258. (51) D’Argentré, Hist. de Bretagne , t. iv, ch. xxm, p. 23. (52) I)om Bouquet, t. xm, p. 204. « Ex Rodulphi de diceto imagi- nibus mandato Philippi regis Francorum : Judæis quocumque loco per Franciam domiciliurn contraxissent dum sabbatisarent et nullo modo regem offenderent. » Ce passage est précieux. Rodolphe est proba¬ blement plus véridique que le préambule des lois de Philippe. « 15 Kalend. febr. sunt mancipati cuistodia sed tandem 15000marca- rum fisco solventes, quasi beneficio restitutionis in integrum respi- rarunt. » (53) An 1219. Laurière, 1. 1, p. 45 et suiv. (54) Il paraîtrait résulter des dispositions de cette loi que Phi¬ lippe-Auguste n’entendait pas réglementer l’intérêt conventionnel, puisque Part. 4 porte que l’intérêt ne courra qu’a raison de deux deniers, etc., pendant que le débiteur sera en fuite ou en pèlerinage, d’où l’on peut conclure qu’il pourra excéder ce taux dans les autres cas, si les parties en conviennent. (55) An 1223. Recueil des ordonnances du Louvre. (56) Recueil des ordonnances, t. i, p. 54, an 1230. (57) Idem, 1. 1, p. 55, an 1234. (58) Ordonnances, t. i, p. 75. « L’ordonnance des Juifs, y est-il dit, nous voulons qu’elle soit gardée qui est telle; à savoir : que les Juifs cessent leurs usures, blasphèmes, sors et carars, et que leur Talemus(Thalmud) etautres livres esquieurs sont trouvés blasphèmes soient ars, et les Juifs qui ce ne voudront garder soyent boutés hors, et les transgresseurs soient loyaument punis, et si -vivent tous les Juifs delabeures de leurs mains et des autres besoignes, sans usure. » Il ne faut pas se méprendre sur le sens des lois relatives à l’usure. Dans le principe, celte expression désignait un intérêt quel on- que, et sous l’influence des idées religieuses qui prohibent (du moins d’après certains docteurs) (a), — le prêt à intérêt, il ne faut pas être surpris si les lois poursuivaient l’usure. Plus tard, il fut fait une distinction entre un intérêt modéré et un intérêt usuraire. Le concile de Lalran, tenu en 1315, ne défend aux Juifs que les usures immodérées, immoderatas usuras. (a) Le savant Dumoulin, dans son traité De usuris, n°s 1, G, prouve que ces 34 530 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. En Italie, les princes et les seigneurs avaient conféré à certains trafiquants le privilège de prêter à intérêt, moyennant une part dans les bénéfices. Ces traités avaient été approuvés par les papes C’est là l’origine de l’industrie exercée po r les Lombards et Caorsins qui se sont rendus si odieux dans le moyen âge et qui ont dépassé les Juifs qu’ils avaient devancés. «Ces sangsues publiques, dit Mathieu Paris (p. 805), avaient le » crédit de faire citer leurs débiteurs à la cour de Rome, qui, par- * ticipant à leur gain, jugeait toujours en leur faveur. » Les Lombard ^ prêtaient sur gages, ils prenaient 10 pour 100 par mois. Leurs exactions les firent chasser de l’Angleterre, sous Henri III en 1240; de France, sous saint Louis, en 1268 ; sous Philippe le Bel, en 1274. D’autres exils sont prononcés contre eux en 1311, 1340, 1349, 1350. Nous trouvons en 1206 et 1218-1223 des ordonnances faites par saint Louis, du consentement des barons, qui réglementent les usu¬ res qu’il sera permis aux Juifs de percevoir et la forme des contrats qu’ils pourront passer : mais il faut arriver en 1311 pour trouver une expulsion prononcée contre eux, et il faut reconnaître que l’usure n’est pas l’unique motif de cette expulsion. C’est donc une erreur grave de croire que, dans le moyen âge, le nom d’usurier a toujours été synonyme de celui de Juif. Il est mani¬ feste que les Chrétiens’ leur avaient frayé la route, et malgré les prohibitions des conciles, les usuriers chrétiens n’ont été ni moins âpres ni moins nombreux que les usuriers juifs. (59) Recueil des ordonnances, t. î, p. 35, loc. cit. (60 1 Recherches sur les Francs. (61) An 1258, ordonnances du Louvre. Le préambule de cette ordonnance porte que le roi avait ordonné que Ion chassât les Juifs de son royaume, mais qu’ensuite il les avait rappelés. C'est ce qui résulte encore du préambule d’une loi de Louis le llutin, de l’an mots: mutuum date nihil inde sperantes, ne peuvent s'entendre en ce sens que le prêt à intérêt soit défendu. C’est un principe de charité que J. C. recommande; il veut que l’on prête à un indigent, dût-on perdre le capital, nihil inde sperantes. Voir les raisons décisives données par Dumoulin , loc. cit. ; mais il n’exclut pas le bénéfice tiré de son argent quand celui qui emprunte doit lui-même y trouver profit. NOTES. — CHAPITRE XI, QUATORZIÈME SIÈCLE 531 1315, voir plus bas. Basnage ( Histoire des Juifs) dit que cette loi de saint Louis fut envoyée de Jérusalem, mais révoquée ensuite. (62) Boissi, Diss , t. ii ; — Joinville, Histoire de saint Louis , p. 11. (63) An 1*288. — Laurière, t. i, p. 315. (64) An 1290.'— Recueil des ordonnances, t. i, p. 334. (65) An 1299. — Idem, t. i, p. 533. (66) An 1303. — Idem, t. i, p. 334. CHAPITRE XI XIVe SIÈCLE (1) Philippe le Bel, comme plusieurs de ses successeurs, favorisa les Juifs au commencement de son règne, leur facilita les moyens de s’enrichir pour les dépouiller ensuite : c’était là l’esprit qui domi¬ nait dans toutes les lois portées sous le règne de ce prince. Il n’était pas de ressource qu’on n’employât pour avoir de l’argent. L’augmenta¬ tion des impôts avait été si considérable que des plaintes s’élevaient de toutes les parties du royaume. Outre cela, les citoyens étaient frappés à chaque instant de taxes extraordinaires. Les choses étaient au point que lorsque les revenus de Philippe- Auguste ne se portaient qu’à 3,609 marcs d’argent à 50 liv. le marc, Philippe le Bel avait fait monter les siens à 80,000 à 100 francs le marc. (2) An 1306. Mandement au sénéchal de Toulouse et de Bigorre; il ordonne de vendre leurs terres, leurs maisons, leurs vignes et leurs possessions. (Recueil des ordonnances du Louvre). (3) Sous le règne de Philippe le Bel on avait pu signaler des con¬ versions au judaïsme. (Basnage, liv. vii; chap. xvm.) — C’est ce qui engagea le pape Nicolas IV à rappeler le zèle des inquisiteurs à cet égard. {Ibid.) (4; An 1311. Ordonnance du Louvre, t. i, p. 488, considérant 532 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. qu’ils se livrent au trafic de l’usure, et que « Gestos intolerabiles ducunt moresque et actus fidelium, quos alias exprimeie fas probibct, deshonestant et tôt mala etiani pullulant et divulgant quod ex eoruin ixiora, si potraheretur amplius, sequeretur error prioie novissimus longe pejor. » (5) An 1315. Ordonnances du Louvre, t. i. (6) Idem, art. 1er. (7) Art. 2. (8) Art. 3. (9) Art. 5 et 6. (10) Art. 4. (11) « Considérant que la sainte Église de Rome, notre mère, les suefre, tant à perpétuel mémoire de la passion de Notre Seigneui Jésus-Christ, que pour ôter de leur erreur et convertir à la foi chré- thienne, que plus s’esjouit Notre Seigneur d un pécheur repentant que de moult d’autres justes, etc. » (Préambule de l’ordonnance de Louis le Hutin). — Ordonnance du Louvre, t. 1er. (12) Ibidem. (13) Joinville {Histoire de saint Louis, p. 11) parle d’un che¬ valier qui, st? trouvant à pareille discussion, au lieu de répondre aux Juifs, étendit d’un grand coup de bâton le maître d’iceux en disant aux abbés : « Vous avez fait folie d’avoir occasionné telle dispute d’erreur. » (14) De Pastoret, préface du t. xv des Ordonnances du Louvre. Sous le règne de Philippe le Bel, les juifs n’avaient pas perdu leur qualité de serf. (Ordonnance, t. i, p. 333.) (15) An 1317). Ordonnance de Philippe le Long, art v. Les juifs ne seront mainmortables ou serfs, et leurs biens appartiendront à leurs plus proches parents. (16) Vide plus bas ordonnance de Charles VI. (17) Prohibemus in perpetuum omnibus utriusque sexus Chris- tianis et Judæis ne quis in villa Montis-Pessulani et tota ejus do- minatione audeat in facultate medecinse aliquod officium praticandi exercere, nisi pvius ibi exa.minatus et licentatius fuevit. Ordon¬ nance des rois de France, t. n, p. 71. s (18) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. iv. Prof il i us est classé parmi les professeurs régents de l’école de Montpellier. (Voir Aslruc, p. 166.) NOTES. — CHAPITRE XI, QUATORZIÈME SIÈCLE 533 Astruc place la régence de Profatius à l’année 1300, par consé¬ quent à une époque postérieure à la bulle du cardinal Conrad, qui n’accordait le droit d’enseigner la médecine qu’aux docteurs qui avaient reçu de l’évêque de Maguelonne la licence d’enseigner et de pratiquer. Une autorisation d’enseigner, accordée par l’évêque à un Juif, aurait été peu en harmonie avec les prescriptions des conciles. Aussi il faut croire que les seigneurs de Montpellier s’élevaient au-dessus des usurpations de l’autorité ecclésiastique. Déjà en l’année 1180, avait paru le règlement fait par Guilhaume, fils de Mathilde, qui donnait la liberté d’enseigner la médecine à tous ceux qui en seraient capables, de quelque qualité et de quel¬ que pays qu’ils fussent. Ce règlement devait ouvrir la porte de l’enseignement aux mé¬ decins juifs, comme à tous autres. Aussi lorsque, plus tard, on exige que les professeurs ne puissent enseigner qu’après avoir été reçus docteurs, on n’exclut pas les Juifs du droit de prendre leurs grades. Profatius enseignant à Montpellier en 1300, prouve que les lettres patentes de Jacques II, roi d’Aragon, de l’an 1281, qui dé¬ fendent aux Chrétiens et aux Juifs de pratiquer et enseigner la médecine avant d’avoir pris leurs grades, n’interdisaient pas à ces derniers l’accès de la faculté. Cependant les Juifs ne durent pas conserver, à Montpellier, sous les rois de France, la position qu’ils avaient eue sous les Guil¬ haume, et les exils prononcés plus tard les frappèrent là comme ailleurs. Profatius s’est occupé surtout d’astronomie. On lui doit des dé¬ couvertes importantes. Astruc, en citant ces découvertes qui font honneur à ce savant médecin, ajoute : « L’étude de V astronomie » avait une liaison étroite avec la médecine dans un temps où l’on » se conduisait pour l’administration des remèdes par l’observation » des différents aspects des astres. » (Astruc, p. 168.) (19) Christophorus Clavius.m Sphœram; — Joannès de Sacro- bosco, ch. i, p. 258; — Justinus, in Sphœram. Cap. 2. Bartoloccius, Bibl. rabb. (20) An 1364, Laurière, t. iv. p.440. (21) Dictionnaire de police, t. v, p. 615. (22) An 1340. Mandement adressé au sénéchal de Beaucaire. (Be- 534 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. cueil des ordonnances, t. h, p 143.) Le roi ordonne qu’aucun débiteur régnicole n’ait à s’acquitter envers les Juifs des sommes qu’il leur doit, sous peine de payer au roi une seconde fois. (23) Recueil des ordonnances, t. ni, p. 467. (24) Recueil des ordonnances, t. ni, p. 351 et suiv. (25) Ordonnance du mois de mars 1360, art. 8; quatre deniers par livre par semaine. (26) Ordonnance du mois de mars 1360, article 9; permission aux Juifs d’exercer leurs métiers de courrateries et autres œuvres et arts, spéculatives, pratiques, mécaniques ou autres quelconques, si comme ils ont accoutumé de ce faire. (27) Ordonnance du mois de mars 1360, art. 4 (Recueil des ordon¬ nances, loc. cit.) (28) Idem, art. 6. (29) Idem, art 7. (30) Idem, art. 10-12. (31) Idem, art. 1. 11 semblerait résulter de cet article qu’on ne leur accordait pas le droit d’avoir d’autres propriétés; cest la pre¬ mière loi qui contienne une pareille restriction. (32) Idem, art. 16. (33) Idem, art. 18. (34 ) Idem, art. 19. (35) Idem, art. 21. (36) Idem, art. 27. (37) Idem. art. 3 (38) D. Bouquet, t. xm, p. 320; idem, p. 315, Joannes Longinus, Siffridus; saint Anton in, Bartholoccius, Bibl. rabb., t. ni; Schebeth Jehuda, Scialcheleth Kakabula; Bonifacius ( Rerum Hungarica- rum, livre iv) recherche les motifs de ces prétendus crimes et en donne d’extravagants. (Basnage, Histoire des Juifs, t. v.) (39) Vide les chroniques. (40) On portait des objets dans la maison des Juifs, pour les accuser ensuite de les avoir volés. C’est ce qui donna lieu àcetle disposition d’une loi de Charles V, qui porte que les Juifs ne pourraientetre accu¬ sés d’avoir volé les objets trouvés chez eux à moins q\C onne les eût trouvés dans un coffre fermé et que le J ttif inculpé ne portât la clef sur lui. (Ordonnance de 1360, loc. cit.) Il en était de même pour le meurtre des enfants; on portait des cadavres chez les Juifs, NOTES. — CHAPITRE XI, QUATORZIÈME SIÈCLE 535 pour qu'on les accusât ensuite d’être les auteurs de l’assassinat... (Sebeth Jehuda ; Basnage, Histoire des Juifs, t. 5.) (41) Basnage, Histoire des Juifs.; — Bail, Essai sur les Juifs , p. 93. (42) An 1363. (43) An 1370. Ordonnance de Charles V ; Recueil des ordonnances, t. iy, p. 44 C’est à l’argent des Juifs que l’on doit une grande partie des édifices qui embellissent la capitale : le Pont-Neuf, la chapelle de Vincennes, etc. ( Vide Essais sur Paris , et Basnage.) (44) An 1372. Lettres de Charles Y, loc. cit. (45) Ces sommes étaient de 4 florins de Florence par an pour les étrangers. (Ordonnance de Jean Ier, 1361.) Sous Charles V. la part de ces redevances payées par les Juifs habitant le Languedoil, se montait à 1 ,500 fr. par an. (Ordonnance du Louvre, t. vi, p. 339, an 1378.) (46) Recueil des ordonnances, t. vi, p. 178. Les Juifs payaient, outre les redevances, des aides extraordinaires pour diverses rai¬ sons, pour la construction d’un pont, pour les réparations d’un châ- teaa royal, etc. Des commissaires nommés à cet effet les taxaient; souvent iis abusaient de leurs pouvoirs, et Charles Y fut obligé d’ordonner, en 1375, que leurs taxes ne seraient exécutées qu’autant qu’elles seraient signées de sa main. (47) An 1378. Recueil des ordonnances du Louvre, t. vi. p. 339. (48) Ibid. (49) Ordonnances du Louvre, t. vi, p. 340, et t. v, p. 147, (50) An 1379. Recueil des ordonnances, t. vi, p. 439. (51) An 1372. Recueil, loc cit., t. y, p. 490. (52) Ordonnances, t. vi, p. 519. (53) Bail, Essai sur les Juifs au xixe siècle. (54) Recueil des ordonnances, t. vi, p. 563 ; Histoire de Char¬ les VI, par le moine de Saint-Denis, liv. Ier, ch. 7, et l’histoire de ce prince, par Godefroy, p. 8. (55) An 1387. Recueil des ordonnances, t. vu, p. 170. Il paraît que les débiteurs des Juifs obtenaient facilement des juges des let¬ tres de répit au moyen desquelles ils se dispensaient de payer pen¬ dant un certain temps. Charles V avait déjà défendu qu’on y eût égard (8 octobre 1363 ; Recueil, t. îv, p. 237.) Charles YI renouvelle cette défense. * 536 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. (56) An 1388. Vu que les Juifs de Languedoil ont éprouvé de grandes pertes dans les émeutes suscitées contre eux, Charles VI ordonne que ceux du Languedoc contribueront, pendant dix ans, au payement des charges, qui pesaient sur les premiers, vu qu’ils sont de la même loi. (Recueil des ordonnances, t. vii, p. 233.) (56 bis ) ACTE PAR LEQUEL LE VICAIRE GÉNÉRAL I)E HUGUES, ÉVÊQUE DE RÉZIERS, PERMET AUX JUIFS DE LA VILLE DE BÉZIERS DAVOIR ÉCOLE ET UNE SYNAGOGUE OU TEMPLE AVEC DES LAMPES, POUR Y CHANTER LEURS OFFICES, ETC. 4 août 1567. Anno nati vitatis Christi millesimo trecentesimo sexagesimo-sep- timo domino Carolo, Dei gratia, rege Francorum régnante, die quarta mensis augusti. Noverint universi et singuli, présentes pari- ter et futuri, quod consti tutus personaliter in mei notarii publici et testium coram venerabili et circumspecto viro domino Guiraudo bastonis, decretorum doctore et vicario generali ac ofïïciali reve- rendi in Christo patris et d...., domini Ilugonis, miseratione divina Biterrensis episcopi, et venerabili et discreto viro domino Bernardo de Bralio, canonico et thesaurario ecclesiæ Sancti-Stephani Narbonensis, ac hebdomadario majori ecclesie Biterrensis, procu- ratore generali præfati domini Biterrensis episcopi, pro domino Biterrensi episcopo et successoribus suis, omnia et singula in hoc presenti publico instrumento scripta et constituta stipulante et so- lemniter recipiente... ex parte una, Maimonide, un livre contenant en vers les règfes de la gram¬ maire. Joseph Muscato est plus connu par son ouvrage intitulé : Kol Jehuda que par ses poésies sacrées; le Kol Jehuda est un com¬ mentaire sur le Cosri. (71) Plantavit, Bibl. rabb., p. 590, imp. à Crémone. (72) Plantavit, Bibl. rabb., p. 593. Le livre de Araghel est inti¬ tulé Issa rayl (la Femme forte). Imp. à Venise, 1611. (73) Plantavit, Bibl. rabb., p 596. Les poésies italiennes de Debora ont été imprimées à Venise. In-12, 1602. (74) Rossi, t ii, p. 99. (75) Rossi, t. i, p. 56; — Plantavit, Bibl. rabb., p. 755. On a d’Arkevolti un recueil de lettres fort élégantes, intitulé : Mayne i ganin (la Fontaine des Jardins). Sa grammaire, intitulée : Magasin des aroynates, contient des morceaux curieux. Buxtorf, dans ses Dissertations philosophiques, en a extrait quelques-uns. Il cite entre autres une dissertation qui ren¬ ferme des idées sur la musique très-remarquables pour le siècle où elles étaient écrites. « La musique (y est-il dit) n’a pas seulement » pour but de frapper agréablement les oreilles, mais elle est des- » tinée à donner la vie aux paroles. * De Là Arkevolti tire avec raison la conséquence que la musique faite pour un morceau de poésie ne peut être adaptée indifféremment à d’autres morceaux, dont les vers seraient de la meme dimension, et il s’élève contre les NOTES. — CHAPITRE XIII, SEIZIÈME SIÈCLE. 571 chantres qui, de son temps, chantaient les paroles consacrées au culte divin sur des airs profanes. (76) Par Sébastien Munsterus. ( Vide Barthol .,Bibl., t. ni.) (77; Rossi, Di Parma Dizionario del autore hebrœi. (78) Barthol., Bibl. rabb., t. i; — Rossi, t. i, p. 104. La vie d’Élias Lévita fut très-agitée. Bartholoccius le fait naître en Allemagne. Il quitta de bonne heure ce pays pour se rendre en Italie. Là il fut professeur d'hébreu à Padoue, où il composa une exposition sur la grammaire de David Kimchi ; de Padoue il vint à Venise, qu’il abandonna quelque temps après pour se rendre à Rome, et de là à Jena, mais il revint mourir à Venise. (79) Vide Rossi, Dizionario , loc. cit. (80) C’est là aujourd'hui l’opinion générale. (81) Par Sébastien Munsterus. Les Cantiques d’Élias Lévita sont empreints de beautés poétiques. « Je serai léger, dit l’un de ces cantiques, comme l’aigle et le faon de biche. Je serai fort comme le léopard et le lion. Ma face ressemblera au rocher le plus inébranlable lorsqu’il fau¬ dra se conformer aux volontés de Dieu. » Dans un autre cantique il s’élève contre la corruption du monde. « Mon cœur, dit-il, ne voit qu’avec dégoût les hommes prévari¬ cateurs, Qui vendent leur âme pour grossir leur trésor, Qui multiplient leurs possessions, qui font des plantations pour les embellir, Qui construisent des édifices sur la terre qui ne leur appartient pas. » c Plusieurs, dit-il dans un autre morceau, sont ivres du vin de l’orgueil; mais le jour d’expiation arrivera. Alors ils s’enivreront du suc de la ciguë et le vin ne réjouira plus leur cœur. » « Choisis toujours la vérité et n’aie jamais recours au mensonge. La vérité est le fondement de la paix. L’imposture est la fille et la mère des dissensions. » (82) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. iv. (83) Basnage, Histoire des Juifs, liv. vu, ch. xvi. — On cite du 572 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. même Schem-Tow une lettre où il examine s’il faut préférer l’étude de la loi à la piété, ou la piété à l'étude de la loi. ( Ibid .) (84) Ce livre est intitulé Even bochen (la Pierre de touche). Bar- tholoccius (Bibl.) Schem-Tow a écrit aussi le livre intitulé i.Derech gadhol emouna (le grand chemin de la foi). (85) Bartholoccius, Sépher amiskal (livre des poids). (86) La Lumière des yeux. • (87) Bartholoccius, Bibl., t. i; — Rossi, t. i, p. 105. Le Meor enaïm est divisé en trois parties; la première traite du tremble¬ ment de terre arrivé à Ferrare ; la deuxième, de l’histoire des Sep¬ tante; la troisième contient diverses dissertations sur des points de philosophie, de chronologie, d’histoire. L’auteur parle de la nécessité de recourir aux écrivains étrangers, de Philon, de la dif¬ férence qui existe entre les écrivains chrétiens et les hébreux, des allégories que présentent les anciens auteurs, enfin d’une foule d’autres sujets sur lesquels il déploie un esprit indépendant, une sagacité rare et une vaste érudition. On voit en divers endroits de cet ouvrage que les écrivains grecs et latins étaient familiers à son auteur. (88 Consolaçan de las tribulationes en Israël. Ce livre, écrit en vieux portugais, contient des passages très-remarquables par leur éloquence. L’auteur raconte chacune des tribulations des Hébreux et met en regard les prophéties qui paraissent les avoir prévues ; il veut en tirer la conclusion, que si les maux prédits aux Hébreux se sont vérifiés, les biens qui leur ont été promis se véri¬ fieront aussi. (89) Cet ouvrage est assez connu pour n’avoir pas besoin d’é¬ loges. (Menassé-ben-Israël, Préface De résurrections mortuorum.) (90) Menassé, ibid. (91) Las excellençias de los Ilebros. Cardoso a fait de plus un livre intitulé Philosophia libéra. (Basnage, Hist., t. v.) (92) Jacques 1er, Tratado del timor divino; — Menassé-ben- Israël, De- resur. mort., préface, (93) Menassé-ben-Israël, préface de res. mort, II exerçait aussi la médecine. (94) Barthol., Bibl. rabb., t. iii. Discorso circa stalodi gV Ile- brei et in particular dimoranti nella inclita cita di Venetia. Dans cet écrit Luzzatto rappelle principalement les services nom- NOTES. — CHAPITRE XIII, SEIZIÈME SIÈCLE. 573 breux que les Juifs ont rendus au commerce - Si, dit-il dans un dis¬ cours préliminaire, conformément à la condition de la fragilité hu¬ maine, il s’est trouvé dans cette nation des hommes vicieux et cri¬ minels, on ne doit pas pour cela dénigrer la nation en général... «Poi che ancor ben coltivato terreno , insieme con la messe ben spesso, produce herbe inutile etnocivi, ne per tal causa laveduto agricoltore abandonna limmodorate e lusuriante suolo mara extir pando le mal nia, te plante, continua il sue fatuoso lavoro en curare lebuone. » il faut, dit-il ailleurs, pour former un empire puissant, une réunion d’hommes de tous les genres, et pour rendre cette vérité par une comparaison, il ajoute : « Li regni sono simili à la via lattea celeste , elle apparisce nostri occhi per un concorso di minutissime s telle, ognuna di loro per se s tassa a noi invisibile , che pea unité formano un gran trata de luce e fulgore. » «Les Juifs, dit-il dans un autre passage, sont dans l’ordre social ce que les pieds sont dans le corps humain : tous les autres membres sont plus relevés, mais ce sont les pieds qui les soutiennent. » On pourrait citer dans cet écrit de Simon Luzzatto une foule d’au¬ tres morceaux qui prouveraient qu’il abonde en pensées ingénieuses et en aperçus piquants; ses considérations sur le commerce, sur les peuples qui s’y adonnent, sur l’aptitude qu’ils y apportent, sont très-remarquables ; ainsi il établit que les peuples du Nord se livrent au commerce avec plus d’ardeur que ceux du Midi ; par la raison que ceux-ci, nés sur un sol fertile, trouvent dans leur pays de quoi se suffire, tandis que les autres, jetés sur une terre stérile, sont réduits à aller chercher au loin les choses qui leur sont nécessaires. Il prétend, d’après Cicéron, que dans les villes commerçantes ce sont en général des étrangers plutôt que des gens du pays qui ex¬ ploitent le commerce; il explique par là la supériorité des Juifs dans le négoce. (95) Socrate overo delle intendimente humano. Ce livre est un traité philosophique très-curieux. Luzzatto passe en revue les divers systèmes de philosophie de l antiquité, en mettant en action les philosophes qui les ont soutenus; il suppose à Delphe une académie composée des plus célèbres d’entre eux; une requête est présentée à cette académie par la Raison, qui se dit prisonnière de l’humaine autorité, et qui demande qu’on la délivre delà captivité où elle est 574 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. détenue. — Aristote et ses sectateurs s’opposent à la demande de la Raison, ils accusent Socrate d’avoir voulu renverser l’entendement humain. Socrate se défend, et cette défense constitue le fonds de l’ouvrage, rempli de détails ingénieux. (9R) Hist. degli rite hebraici. Cet ouvrage est trop connu pour qu’il soit nécessaire d’en rappeler le mérite. Léon de Modène a commencé à écrire vers la fin du xvie siècle, il fleurit surtout dans le xviie siècle. On trouve clans ses écrits des lettres à la reine Chris¬ tine dont il avait su se concilier les bonnes grâces. (97) Barth., Bibl. rabb., t. iv. POÉSIE DE LÉON DE MODENE AU SUJET DE LA MORT DE SON PRÉCEPTEUR. î-nvn : nn'iN 7W n:*p • • — • •• • — • • * • 1 rn iv '•Di^ : Sd • ••)•• • •• — '\2 Tn 7p *> : nû nttJÔ V V TT V * V : rmi -ns? dV px rrppn n-w : is : *ns r” 'D' n^p nSo p* : vi nv2 dln :rnm orc'i Ttfy Sv : S p dti hj'sd W2W R2?1 'SU7 N3^ DîSn • -T- — • • — — • • * • • Hébreu. Kina schemor oi me che pass osser bo Col tob elom cosi ordin el cilo Mosé Mori Mosé iakar deber bo San thusia om Kipur ouzé lo Kala meta chiamai sen souri asserbo Iarriv om maveth ra aim camjarpélo Sephina beian kal sel ober iameno Alom iouba sévi vassai-se meno Italien. Chi nas ce muor oimé che pass acerbo Colto vien l’huom, cosi ordine il cielo Mosé Mori mosé gia car dé verbo Santo sia ogn huom con puro zelo NOTES. — CHAPITRE XIII, SEIZIEME SIÈCLE. 575 Challa meta giami senza réserbo Arriv’ huom, mavedran en cangiar pelo Se fin habbian chai nel celo vero ameno Va l’huom va se viva assai se meno Oa voit, en comparant chaque syllabe, que dans l’une et l’autre langue elles ont à peu près la même consonnance. Il faut remarquer que la signification de ces deux pièces de vers n’est pas la même, quoiqu’elles continuent à peu près des idées ana logues ; la première pourrait être traduite ainsi en français : « Entends ma lamentation, tout le bien humain se réduit à peu de chose... c’est là notre sort; la justice divine est cachée à nos yeux. Moïse, mon maître, Moïse, dont le souvenir m’est cher, la mort l’a frappé, sa science n’a pu le garantir, le jour d’expiation est arrivé pour lui, l’élite de ses jours a été rongée parla dent avec laquelle la mort ravage la race mortelle; il n’est rien qui puisse nous y sous¬ traire. Semblable au vaisseau sur une mer agitée, nos jours passent comme l’ombre; l'homme marche chaque jour vers le tombeau, tout ce qui reste est notre nom. » Les vers italiens pourraient être traduits ainsi : « Quiconque naît doit mourir. Hélas! combien ce pas est cruel : l’homme est moissonné, tel est l’ordre du ciel ; Moïse, dont les leçons m’étaient chères, Moïse est mort! Que tout homme pense à son salut avec un zèle pur; on parcourt quelquefois la moitié de la vie sans y souger, mais lorsque les cheveux blanchissent, nous voyons la fin qui nons attend, car l’homme marche vers la mort, soit qu’il vive beaucoup ou peu. » Malgré la différence qui existe entre ces deux pièces de vers, c’était un vrai tour de force que d’avoir su renfermer à peu près les mêmes idées dans deux langues aussi disparates que l’italien et l’hébreu. (98) Parmi les autres ouvrages de Léon de Modène, on peut remarquer un écrit intitulé Sur-arah, — détourne-toi du mal. C’est un dialogue sur le jeu entre deux interlocuteurs, dont un en fait l’éloge et l’autre le blâme. Un ouvrage non moins curieux, c’est le Fod iescharim, ou le Recueil des secrets. Ce livre comprend cent secrets et cinquante énigmes ou charades. 576 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Parmi ces secrets, il en est qui sont dignes de remarque. On y trouve, par exemple : Le moyen de faire une lanterne qui brûle au milieu de l’eau ; Le moyen de faire qu’un arbre porte des fruits sans pépin ou sans noyau; Le moyen de toucher le fer chaud, avec les mains nues, sans se brûler ; Le moyen d’écrire sur l’or, l’argent ou tout autre métal, de la meme manière que sur le papier ; Le moyen d’oter la vie à une poule, de sorte qu’elle tombe comme morte, et le moyen de la lui rendre de suite. On voit, par ces divers secrets, que Léon de Modène possédait des connaissances assez variées; la plupart des choses que renferme son livre sont d’autant plus remarquables qu’à l’époque où il était écrit les idées de physique et de chimie n’étaient pas fort répandues. Après les secrets viennent les charades et les énigmes : de 30, scheloschim, ôtez 30, ^ reste DW, schichim,60. En enle¬ vant du mot scheloschim la lettre lamed, qui marque le nom¬ bre 30. J’ai vu 100 hommes anaschim, le chef a disparu, il est resté 100 femmes; si l’on ôte en effet la lettre a de anaschim , il reste naschim , qui signifie femme. [9Sbis) Rossi, t. i, p. 147. Le livre de Joseph Cohen est intitulé Dibre haiamim lé 7nalche tzarfat , ou Annales de la maison de France et de la puissance ottomane. C’est une histoire des expédi¬ tions des Français dans la Terre Sainte. Il y est question a.issi des tribulations des Juifs. Scem-Tow avait déjà écrit sur le même sujet. Le travail de Joseph Cohen passe pour être plus complet; Basnage le place près de Josèphe, opinion qui nest cependant pas paitagée par Scaliger. (99) Bartholoccius, Bibl. rabb., t. îv. Fe Peloni almoni. On trouve sous ce titre une grande quantité d’ouvrages anonymes, parmi lesquels on peut remarquer des traités sur une foule de sujets, tels que l’agriculture, la chasse, l’équitation, la botanique, l’histoire naturelle et diverses autres sciences que les Juifs cultivaient concurremment avec les Arabes. Ces derniers, ainsi qu on peut le voir dans la Bibliothèque de Casiri, avaient fait d’immenses travaux sur presque toutes les branches de connaissances , ils avaient même NOTES. — CHAPITRE XIII, SEIZIÈME SIÈCLE. 577 une Encyclopédie en 70 volumes qui les embrassait toutes. L’au¬ teur de cette importante collection se nommait Al-Firouz-Ab'adi. Outre cela ils possédaient des traités particuliers sur une foule de matières; quelques-uns de ces traités étaient dus à des Juifs qui avaient écrit en arabe ; mais le plus souvent les rabbins les tradui¬ saient en hébreu. (100) Bartholoccius, Bibl.rabb ., t. iv. L’histoire des Juifs de Salomon-ben-Virga, intitulée Sebeth Je- huda , quoique empreinte de beaucoup de taches, ne laisse pas d’offrir des morceaux remarquables ; on ne peut pas regarder cet écrit comme une histoire suivie de la nation juive pendant le moyen âge. On y trouve seulement les principales calamités qui ont affligé ce peuple depuis la dispersion. Salomon-ben-Virga écrit quelquefois en véritable historien. Son style annonce que ses connaissances ne se bornaient pas à l’histoire sacrée, et beaucoup de faits qu’il raconte sont exempts de fables et de puérilités, ce qui est rare pour un écrit du moyen âge; il sait même répandre de l’intérêt sur ce qu’il dit. En ce genre on peut citer la narration qu’il fait de la guerre des Pastoureaux, où il peint avec chaleur les malheurs qu epi ouvèrent les Juifs. Outre les faits historiques que le livre de Salomon-ben-Vïrga contient, on y trouve des dissertations sur divers sujets; il raconte, par exemple, avec beaucoup de détails une conférence qui eut lieu entre le roi Alphonse et Thomas, qu’il appelle philosophe très-subtil, et qu’on a suppposé être Thomas d’A¬ quin; il s’agissait de savoir si les Juifs devaient être chassés de l’Espagne à raison des nombreuses accusations dont ils étaient l’objet. Dans cette conférence, dans laquelle intervint le père d’Abar- banel, les raisons qui militent en faveur des Juifs sont longuement débattues, et l’on finit par reconnaître que les Juifs étaient odieux aux Chrétiens d’Espagne, parce qu’ils étaient les plus riches et qu’ils affichaient le plus grand luxe. Alphonse, imbu de cette idée, se refuse à les chasser de ses États, « parce que, dit-il, quel que > soit le culte des Juifs, il n’est pas permis à un prince de les » chasser ; un prince peut bien vouloir ce que Dieu veut, et Dieu » a souffert sur la terre une foule de peuples qui avaient les cultes » les plus bizarres. » Dans cette même conférence, Abarbanel réfute la plupart des calomnies dont les Juifs sont l’objet. Il répond victorieusement à 37 578 LES JUIFS EX FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ceux qui reprochaient aux Juifs de regarder comme immonde tout ce qui avait été touché par les Chrétiens, en buvant sous leurs yeux l’eau dans laquelle le roi avait lavé ses mains. (101) Barthol., Bibl., t. i, p. 503. Instrument au moyen duquel on mesure la hauteur du soleil et des étoiles et 1 on détermine 1 heure du jour et de la nuit. 11 écrivit en latin son ouvrage De Annuli Àstronomici utilitate, qu’il dédia au pape Alexandre VI. Cet écrit est terminé par ce distique adressé à son protecteur : Parce precor, rudibus quo sunt errata latina, Lex hebræa mihi est, lingua latina minus. (102) Barthol., Bibl. rabb , t. iv, p. 37. Moïse Vecchio était de Mantoue ; il est auteur du Thikune Hariph, ouvrage dans lequel il relève les erreurs commises par Rau Alphès. (103) Basnage, Histoire des Juifs, t. v, p. 208. (104) Barthol., Bibl. rabb., t. iv. (105) Barthol., Bibl. rabb., t. ni — Plantavit, p. 556. Emma¬ nuel Tremellus a traduit en hébreu le catéchisme à l’usage des Calvinistes. Plantavit assure qu’il avait embrassé la religion réfor¬ mée. Bartholoccius ne parle pas de cette circonstance. Plantavit n’au¬ rait-il pas supposé que Tremellus était devenu Calviniste, par cela qu’il a traduit en hébreu le catéchisme de cette religion? Cela paraî¬ trait assez probable. (106) Barthol., Bibl. rabb., t. iik Kolon a fait une grammaire latine à laquelle de Balmis a joint une préface; elle a été imprimée par Daniel Bomberg. (107) Barthol., Bibl. rabb., t. i. Ce rabbin est plus connu sous le nom de Peritsol. Son traité de géographie, intitulé Lettre des Che¬ mins du Monde, est très-remarquable pour l’époque. On y voit que Peritsol avait étudié la science sur laquelle il écrivait et qu’il pos¬ sédait des connaissances variées et étendues. On regrette qu’il mêle quelquefois à ses savantes dissertations des puérilités. Le livre de Peritsol était écrit au moment où l’on parlait de la découverte du Nouveau-Monde. Il est curieux de voir ce rabbin discutant sur la probabilité de cet événement; il donne cependant une preuve de son bon esprit, en déclarant qu’il ne voit pas d’iin- NOTES. — CHAPITRE XIII, SEIZIÈME SIÈCLE. 579 possibilité à ce quon puisse avoir découvert des terres jusqu’alors inconnues. « Plusieurs mathématiciens, dit-il, et entre autres Ptolémée, ont écrit qu’il n’y avait pas de terres habitées sous la zone torride et au delà de 1 équateur. Cependant, lorsque le nombre des voyageurs a augmenté, lorsque surtout les princes ont fait partir des navigateurs pour faire des observations, on a découvert des contrés habitées là où 1 on ne supposait pas d’habitants, et notamment le cap de Bonne- E-spérance. Il ne serait donc pas impossible qu’un nouveau monde habité fut aujourd’hui découvert, quoique, ajoute-t-il, ce qu’on raconte soit à peine croyable. » Dans un écrit qui contient des raisonnements aussi sensés, on ne s’attendrait pas à trouver un chapitre où l’auteur recherche sérieuse¬ ment dans quelle partie du monde se trouve le Paradis terrestre, d’où Adam et Eve furent chassés. (108) Barthol., Bibl. rabb ., t. i. (100) Barthol., loc. cit. Guedalia est auteur du Scialcheleth Bakabala, chaîne de tradition, ouvrage curieux où l’on trouve un grand nombre de faits précieux à côté de beaucoup d’erreurs. Cet écrit est divisé en trois parties. La première roule sur la chrono¬ logie de 1 histoire des Juifs, avant et après la dispersion. Là se trout vent rassemblés beaucoup de matériaux sur l’état des Juifs pendan* le moyen âge, dont on peut tirer parti, mais auxquels il n’est pas toujours sûr de se fier. Les deux autres parties du Scialcheleth Hakabala traitent principalement de sujets théologiques, parmi lesquels on trouve néanmoins quelques dissertations sur des points intéressants, tels que les cérémonies et les mesures hébraïques, etc. (110) Barthol., Bibl. rabb. Aucun d’eux n’a rien écrit de bien remarquable. (111) Basnage, Hist. des Juifs, t. v, p. 1900. (112) Plantavit, Bibl. rabb., p. 626. Il a laissé un recueil de ses sermons imprimé sous le titre de Reschith Daath — Commence¬ ment de la science. Plantavit loue l’érudition d’Abbilda; ses ser¬ mons ont été. mis à l’index. Abbilda a composé également un écrit intitulé les Portes des Larmes . C’est un livre de morale traitant de la vanité du monde, des peines et des vicissitudes de la vie. (113) Plantavit, p. 578. Maassioth, Umideraschoth , Veaga - 580 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. doht , Histoires, déclamations et narrations. Ce sont des histoires tirées du Thalmud et autres écrits des rabbins. (114) R. Jehuda, Sépher Chazon, livre des visions, imprimé à Venise. (Plantavit.) (115) Plantavit, Bibl. rabb . ; — Barthol., t. i, p. 28S; Rossi, t. i, p. 116, et t. ii, p-. 226. J oseph-ben-Abraam a composé le Jardin des noix , où il traite de la cabale et de ses différentes espèces. R. Pheretz a intitulé son livre : La disposition de la Divinité. 11 y est question cabalistiquement des globes célestes, de 1 homme et de sa chute. R. Jehuda, le tailleur , y a ajouté un commentaire. Azaria passe pour le plus grand cabaliste de son siècle; il eut un grand nombre d’élèves. Aboab loue sa science et surtout sa veilu exemplaire ( Nomologia , p. 310) : Diguo de immortal memoria po? su estremada sabiduria y exemplar vertut. Sphornus, qui exerçait aussi la médecine, mérite d’être distingué parmi les cabalistes. Son Or amim (Lumière du peuple) est un ouvrage remarquable, où 1 auteur réfute les opinions des athées et discute avec beaucoup de sagesse divers points de métaphysique. Sphornus traduisit lui-même cet ouvrage en italien; il se proposait de dédier cette traduction au roi de France. (116) Vide Barthol., Bibl. Basnage, Hisi. des Juifs ; —Rossi , Dizionario , etc. (117) Longin, Traité du Sublime , ch. xxv ; — Des causes de la décadence des esprits , p. 19. (118) Un homme né dans la servitude est capable des autres sciences, mais nul esclave ne peut être orateur. (Longin, loc. cit p. 220.) (119) M. Prunelle, De l’influence de la médecine sur la renais¬ sance des lettres. Dans cette savante dissertation, qui porte l’em¬ preinte d’une érudition rare, M. Prunelle démontre que l’étude de la médecine a puissamment influé sur la renaissance des lumières. 11 remarque que les premières lueurs de littérature qui ont brillé chez les Chrétiens méridionaux sont dues aux Arabes ; leurs contes, leurs fabliaux et jusqu’au rythme de leur poésie ont paru en pre¬ mier lieu, et en plus grande quantité, là où florissaient des écoles de médecine. « Les médecins (dit-il p. 65), formés dans les écoles maures et » surtout dans celle de Montpellier, se répandirent en grand nombre NOTES. — CHAPITRE XIII, SEIZIÈME SIÈCLE. 581 » dans le midi de la France, que l’on connaissait alors sous le nom » général de Provence, parce que le provençal y était le langage » ordinaire. Ces médecins avaient quelque teinture des lettres; » l’étude seule de la médecine le fait supposer ; car les vrais méde- » cins ont été toujours lettrés et savants, et c’est surtout dans les » temps de barbarie que tout ce qui subsiste de connaissances et de » goût ne se retrouve que chez eux On ne peut donc attribuer qu’à » la médecine seule la révolution que les belles-lettres éprouvèrent » dans le xne siècle ; alors parurent les troubadours, dont on a tant » parlé, que 1 on connaît en général si peu, et qui furent les devan- » ciers des poètes siciliens et calabrais, à l’origine desquels l’école » de Salerne paraît avoir également présidé. » Cette opinion, appuyée sur une foule de preuves, n’a rien que de très-naturel ; il est incontestable que notre littérature est redevable aux Arabes de la majeure partie de ses progrès ; c’est à eux que nos premiers écrivains avaient emprunté les romans et les contes ; c’est à eux surtout que notre poésie a indubitablement emprunté la rime, dont nous ne trouvons point d’exemple ni chez les Latins, ni chez les Grecs. Maintenant, comment se sont établies les premières rela¬ tions entre les Arabes et les Chrétiens? 11 est certain qu’un motif d’utilité a pu seul, dans le principe, déterminer les Chrétiens à bra¬ ver leurs préjugés religieux pour emprunter aux infidèles les lumiè¬ res qu’ils possédaient. Or, c’est évidemment par l’étude de la méde¬ cine, qui était pour les Chrétiens d’une indispensable nécessité, que les relations entre eux et les infidèles ont pu s’établir. C’est donc 1 etude de la médecine qui a ouvert aux Chrétiens les portes de la littérature arabe, et qui a dû leur inspirer le désir de les imiter. Or, ce n’est pas directement des Arabes que les Chrétiens ont reçu le secret de l’art de guérir; les Juifs dispersés parmi ces derniers ont été l'intermédiaire par lequel cette transmission s’est opérée. La renaissance des lettres leur a donc sous ce rapport de grandes obligations. Cette vérité, basée sur des faits nombreux, es! contredite par ceux qui ont voulu trouver dans les croisades l’origine de la renaissance des lettres. Mais tous les bons esprits ont reconnu que les croisades, au Ireu d’accroître les lumières du midi de l’Europe, n’ont servi qu’à épaissir les ténèbres qui- y régnaient. « Les croisés (dit M. Prunelle, p. 67) n’eurent avec les Musulmans 582 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. » d’autres relations que celles que l’on conserve avec 1 ennemi le » plus cruel; ils étaient tout à fait sans lettres, et se faisaient même » honneur de leur ignorance; les Sarrasins ne pouvaient donc être » d’aucun intérêt pour eux, et jamais la barbarie ne fut plus grande » qu’à l’époque des croisades. » (120) Si le xyie siècle a vu naître une réforme, c’est surtout à l’abus que les papes faisaient alors de leur pouvoir qu’il faut s’en prendre ; cet abus se manifeste surtout dans le tarif des indulgences que l’on vendait publiquement au nom du Saint-Siège. Le tarif de cet indigne trafic avait été imprime : Taxes de la sacree Chancel¬ lerie et de la sacrée Pénitencerie apostolique. Rome, 1744, 1 vol. in-12. On y lit, entre autres articles que l’on rougit de rapporter, ceux-ci : « Absolution d’un laïque pour toute sorte de péchés, 6 tournois » 2 ducats. » Idem, pour le crime d’adultère*, 4 tournois. » Absolution d’un père ou d’une mère qui a étouffé son enfant, » 4 tournois 1 ducat 3 carlins. » Absolution de celui qui a tué son père, sa mère, son frère, sa » femme ou quelque autre parent ou allié, 5 carlins. » Après un pareil monument, on doit s’abstenir de toute réflexion ; mais si le peuple avait pu se plier à cet étrange commerce pendant les deux ou trois siècles qui suivirent l’époque des croisades, il était impossible qu’il en fût de même au xvie siècle. Une révolution générale dans les idées éclatait de toutes parts : déjà Christophe Colomb avait agrandi le monde, Copernic venait de réformer le ciel, l’imprimerie frappait au cœur l’esprit, d’obscurantisme, les uni¬ versités se répandaient en Allemagne et en Angleterre, et les an¬ ciennes Écritures y étaient, lues avec avidité. Au milieu de cet état de choses parut Luther. La Réforme, dont il devint le chef, fit de rapides progrès ; mais ce dont on doit lui savoir le plus de gré, c’est que le jour qui éclaira le succès de la réformation fut aussi celui où le Catholicisme romain se vit obligé de marcher dans une voie meil¬ leure. Ce qui surtout doit être classé parmi les bienfaits de la Ré¬ forme, c’est que les lumières ne trouvèrent plus d’obstacles et se répandirent même parmi les' membres du clergé catholique, obligés de lutter avec le clergé protestant; ainsi si la Réforme ne détermina pas la renaissance des lettres, il est vrai de dire qu’elle bâta le NOTES. — CHAPITRE XIII, SEIZIÈME SIÈCLE 583 moment où les lumières (levaient remplacer les ténèbres de l’igno¬ rance. (Voir Charles Aillez, Essai sur V influence de la ré formation, p. 51 et suiv.) (121) La question de 1 étude des langues anciennes agitait au xvic siècle le monde savant. Déjà on apercevait une foule d’abus et on sentait la nécessité de remonter aux sources pour les signaler. La cour de Rome, qui redoutait avec raison l’issue de cette investi¬ gation, s opposait de tous ses efforts à l’étude des langues anciennes et surtout à celle de l’hébreu. « C’en est fait de la religion (disait la > Faculté de théologie de Paris devant le Parlement assemblé) si on » permet l’étude du grec et de l’hébreu. (Villers, p. 54, note lre). On » a inventé (disait un prédicateur de ce temps) une nouvelle langue » qu on appelle le grec; il faut s’en garder; c’est la mère de toutes » les hérésies. Je vois entre les mains de beaucoup de gens ûn livre » écrit en cette langue et qu’ils appellent le Nouveau Testament. C’est » un livre plein d’épines et de serpents. Quant à l'hébreu, mes chers » frères,, il est certain que tous ceux qui l’apprennent deviennent à x l’instant Juifs. » ( Vide Conrad de Ileresbach ; Villers, p. 55.) Tel était l’esprit du papisme avant la réformation. On voit que l’étude de l’hébreu surtout paraissait au catholicisme d’alors une chose redoutable. C’était aussi par la même raison que les grands esprits de xvie siècle devaient regarder cette étude comme essentielle; aussi voyons-nous à cette époque s’engager une lutte violente, dans laquelle le célèbre Reuchlin fit triompher les hébraïsants, malgré les elforts du dominicain Hochstrat, qui avait surpris un édit impé¬ rial enjoignant de brûler tous les livres hébreux. L’imprimerie, qui les multipliait à l’infini, rendait une pareille mesure dérisoire; aussi le dominicain Hochstrat et ses adhérents furent stigmatisés d’un ridicule ineffaçable dans les lettres des hommes obscurs , auxquelles Reuchlin n’était pas étranger. Reste que l’hébreu fut étudié avec plus d’activité que jamais et bientôt les catholiques eux-mêmes, qui avaient tant dénigré cette étude, furent réduits à s’y adonner pour y chercher des armes contre les réformateurs. Aussi l’étude de l’hé¬ breu devint un des traits les plus caractéristiques du siècle qui vit naître la Réforme. Dès lors on ne peut se dissimuler les ressources que les réformateurs surent puiser dans les écrits des rabbins. On a prétendu que Luther s’était proposé de leur témoigner sa reconnais¬ sance dans ses écrits, mais qu’ayant eu à se plaindre des Juifs, il 584 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. n’avait songé dans la suite qu’à les maltraiter. Que cette circonstance soit vraie ou fausse, il n’en demeurera pas moins incontestable que les écrits des rabbins ont servi à éclairer le monde chrétien au xvie siècle, de même que dans les siècles précédents ils l’avaient initié dans les secrets delà médecine et de l’astronomie. CHAPITRE XIV X V I I me ET X V 1 1 1 me SIÈCLES Nous avons vu les Juifs d’Espagne, sous la domination des Mau¬ res, s’affilier à la langue arabe et écrire dans cette langue au point qu’il a été parfois difficile de distinguer les écrivains arabes des écrivains juifs ; lorsque la langue romane se forme, le même fait se reproduit : les Juifs espagnols se rendent commune cette langue, et un ouvrage récent, publié en Allemagne, vient de nous révéler l’existence de poésies qui peuvent rivaliser avec celles des trouba¬ dours (a). S’il était nécessaire d’ajouter aux faits que nous avons signalés, de nouvelles preuves de cette activité d’esprit, de cette merveilleuse fécondité, de cette ardeur pour le culte des lettres, qui s’est mani¬ festée chez les Juifs d’Espagne pendant le cours du moyen âge, l’ou¬ vrage que nous signalons nous les fournirait. L’auteur cite,- depuis le xie siècle jusqu’au xvme, une série d’écrivains qui ont cultivé la poésie en langue romane, ou plutôt en langue espagnole ou portugaise, soit pendant leur séjour en Es¬ pagne et en Portugal, soit lorsque, après l’expulsion, ils se sont réfugiés en Italie, en Hollande et en Allemagne, jusqu en Améri¬ que et en Chine. (a) Sephardim, Poésies des Juifs d’Espagne en langue romane (Romaniches poesien der Juden in Spanien), parle docteur M. Kayserling. Leipsic, Herman, Mendelssohn, 1859. NOTES. — CHAP. XIV, XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES. 585 Un des plus remarquables parmi eux c’est le rabbin Santob de Carion, connu sous le nom de rabbi don Santo (a). Ce rabbin qui vivait au xive siècle est cité par les écrivains espagnols comme un grand troubadour (b). Parmi ses écrits en langue romane on distingue : 1° Consejos y documentes del Judio rabbi don Santo el rcy don Pedro ; 2° La Doctrina christiana ; 3° Un poème fort remarquable, intitulé Dansa general en quai entran todos los estados de gente. C’est ce dernier poème surtout qui mérite de fixer l’attention. Don Sancto personnifie les divers états dans lesquels les hommes se trouvent placés, et dans la bouche de chacune de ces personnifica¬ tions il met une tirade de vers qui la caractérise. Ainsi la mort s’exprime en ces termes : Yo so la muerte cierta a todas criaturas Que son e seran en el mundo durante ; Demande y digo, o orbe, porque curas Devido tan breve en punto pasante. * Pues non ay tan fuerte nin rescio gigante. Que deste mi arco se puede amparar. Les idées du troubadour juif n’ont-elles pas inspiré la danse des morts ou la danse macabre (e)? Santob fait figurer tour à tour dans son poème un roi, un car¬ dinal, un avocat, un médecin, un chimiste, un artiste, un moine, en un mot toutes les classes de la société, jusqu’au rabbin barbu. Don Rabi Rabi barbudo qui semper estudiastes En el Talmud e en sus doctores Et de la verdadjamas non curantes Regad vos aca, con los dancadores E diredes por canto vuestra beraha... (b) (a) Sephardim, ch. ii. (6) Sunchez, 1. c. i, lix. Por gran trovad'or. (c) Peignot, Danses des morts : Je suis la mort, de nature ennemie, Qui tous vivants flnablement consomme, Annihilant en tous humains la vie, etc. (b) Sephardim, p. 27. 586 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Dans les poésies de Santob on trouve des stances sur divers sujets. Une ode adressée à don Pierre commence ainsi : Senor rey noble, alto Oy este sermon Que Vyene de syr Santo Judio de carrion. Bien coramo es mas alto El cielo que la tierra * El su perdon es tanto Mayn que la su yerra (a). Santob a mis en vers des sentences tirées de l’Écriture et du Thal- mud. En voici quelques-unes : Que non- y a omen pobre Sy non el cobdicioso Nin Ricco sy non ome Con lo que tiene gozo so. Del omen vivo dizen Las gentes sus maldades E desque muerte fazen Cuenta de son bondades [b). Du xive au xve siècle, l’auteur du Sephardim cile un grand nombre de poètes juifs s’exerçant dans divers genres en langue espagnole et portugaise. C’est d'abord don Mosès Zarzal, médecin du roi Henri III. Parmi ses poésies, l’auteur du Sephardim cite des vers sur la naissance du roi Jean II. Una strella es nascida, En Castilla reluciente Con plaser tota lagente Roguemos por la suvida. Les poètes étaient bien venus à la cour de Castille; le roi Jean était cité pour son goût pour la poésie ; il savait très-bien la langue latine, récitait des vers et lisait ordinairement les poètes et les philosophes (c). Sous le règne de Jean II on citait la famille de Santa-Maria ; Paul (а) Sephardim, p. 34. (б) Sephardim, p. 39. (c) Ulescas historia pontifical y catholica, p. 89. NOTES. — CHAP. XIV, XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES. 587 de Santa-Maria, JuijF converti, auteur d’un grand nombre de poé¬ sies (a), et entre autres d’un poëme sur Adam, qui peut se placer à côté du Paradis perdu de Milton. Un autre poëte, Alonzo de Carthagène, a écrit des poésies lé¬ gères. Jean-Alphonso de Baena est auteur d’un recueil intitulé Cancio- nero; il est désigné sous le nom de maître du gai savoir ( b ). Parmi les pièces nombreuses que renferme ce recueil, il en est de très remarquables, soit par les pensées, soit par les charmes de la poésie. Le Cancionero de Baena contient des poésies de divers auteurs, entre autres de pero Ferrus (c). On lit dans le Cancionero une pièce forte curieuse, dont presque chaque vers, en langue espagnole, est terminé par un mot hébreu (d). Sous le règne de Ferdinand et d’Isabelle les poëtes étaient nom¬ breux parmi les Juifs. Le plus remarquable était Anton de Montoro. « Ce fut, dit le doc- teur Kaiserling (e), le dernier troubadour, et avec lui disparurent de la cour d’Espagne les poëtes du gai savoir. » Son recueil de poésies diverses n’a pas été imprimé (/*). On y trouve des vers sur l’inquisition; une pièce de vers adres¬ sée à la reine Isabelle, faisant allusion atlx massacres des Juifs, « mérite d’être citée. Elle se termine par cette strophe : Pues regina de gran valor Que la santa fe acrecienta No quiero noestro senor Con furor La muerte del peccador Mas que viva y se arripenta, etc. (a) Sephardim, p. 6fi. (b) Sephardim, p. 09. (c) Sephardim, p. T2. (d) Ibid. 77. t (e) Sephardim, p. 8t>. Er ist der letzte grosse troubadour. Ese hombre muy famoso poeta muy capioso, Namado Anton de Montoro. Cane, de Bue¬ nos, 100. (f) Montoro, Poesios varios,m. s. 588 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. A côté d’Anton de Montoro on citait Rodrigo Cota (a), dont les productions ont pris place dans le théâtre espagnol ; il est auteur de tragédies (b), de drames, de comédies. Juan de Valladolid et Juan Fernandes de Jerena ont écrit des odes et des hymnes qui se trouvent dans le Cancionero de Baena. Sous le règne d’Isabelle on signalait des écrits politiques, des satires contre l’inquisition, les uns anonymes, d’autres sortis de la plume de poètes juifs. L’inquisition veillait cependant, et les délateurs ne faisaient pas défaut. C’est à ce danger que fait allusion le poète comique Cornez : Cada palabra alcanza un enemigo Todos Bascan aleves occasiones Y non nai conversacion sin untestigo. L’expulsion des Juifs d’Espagne ne diminua pas le nombre de leurs poètes. Les uns, cédant à la violence et simulant une conversion, res¬ tèrent dans leur pays et continuèrent à cultiver la poésie espa¬ gnole, sous la qualification de nouveaux Chrétiens : d’autres se réfugièrent en Portugal et enrichirent la langue portugaise de leurs productions. Plus tard poètes espagnols et portugais se répandirent sur tous les points du globe, et surtout en Hollande. Amsterdam put être cité comme l 'Eldorado des Juifs. On a pu y voir longtemps après l’exil d’Espagne, et jusqu’à la fin du xvme siècle, la poésie espagnole et portugaise cultivée par les Juifs. L’ouvrage du docteur Kaiserling contient une nomenclature très- remarquable de tous les poètes qui n’avaient pas répudié leur origine. On y voit notamment le nom de plusieurs femmes qui se sont distinguées par leurs poésies. Dona Isabella Correa (c), Dona Isabella Enriquez, Dona Sara (a) Sephardim, p. 92. (b) Ibid., 93. (c) Sephardim, p. 247. Barrios, en parlant d’Isabella Correa, s’exprime ainsi : Todas las gracias instrusas en in ingenio, Y Beltad note el aima. NOTES. — CIIAP. XIV, XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES. 589 de Fonseca, Dona Manuela-Nunez de Almeida, Dona Bienvenida- Cohen Belmonte. Sous Charles V et Philippe II on vit encore des poëtes juifs en Espagne ; mais ces Juifs étaient ostensiblement de nouveaux Chré¬ tiens, quoique leurs pensées fussent toutes juives. Ainsi : Moses pinto delgado , Gonzalo delgado. La Hollande était beaucoup plus riche, on y remarquait David- Abenatar-Melo, Antonio Alvares-Soares, Paul de Pina, David Jes- churum. Les poëtes réfugiés à Amsterdam célébraient en vers espagnols leur heureuse délivrance des mains de l’inquisition (5). • La poésie espagnole ne cesse pas d’être cultivée par les juifs hollan¬ dais pendant lexvie et le xvne siècle. Les noms de Jacob Usiel, Miguel de Silveyra, Abraam Gomez de Silveyra, Abraam Cardoso, Diego Beltran Hidalgo succèdent à ceux que nous avons cités. Parmi les poésies de Beltran Hidalgo (c), il en est qui méritent d’être retenues pour la grâce de la pensée et de l’expression, et qui peuvent rivaliser avec les sonnets de Pé¬ trarque. Une de ces pièces de vers, adressée à une personne aimée, se termine ainsi : O non mirar o morir, Decis, pensamiento, amando, Masvale morir mirando Que non mirando vivir. Un autre poëte, Antonio-Enriquez Gomez, se faisait un nom au commencement du xvne siècle par ses poésies lyriques, épiques et dramatiques (d). Dans ce dernier genre, il rappelait Caldéron et marchait sur les traces de Pétrarque pour la poésie lyrique. Manuel Fernandez de Villareal est auteur de plusieurs œuvres dramatiques : l’une entre autres, intitulée Abigail , mérite dêtre citée (e). (a) Ib., p. 158. (b) Miran suos ojos a Amsterdam présente, Libro de Guelfo y de enemigo tanto*. David Jeschurum. (c) P. 195. ( d ) P. 219. (e) Sephardim, p. 239. 590 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. On trouve des poëtes juifs en Hollande, non-seulement dans la vie civile, mais encore dans l’armée, parmi les militaires. L’auteur cité (a) consacre un article à énumérer les poëtes qui faisaient partie de l’armée. « Des poëtes juifs à l’armée ! » dit-il en affectant une sorte d’étonnement. Les Juifs, en Hollande, n’étaient pas exclus des emplois militaires. Ainsi le major don Nicolas de Olivier y Fullana, le capitaine-adjudant Joseph-Semarias, Manuel Pimentai, Manuel de Pina : enfin Miguel-Daniel Lévi de Barrios, qu’on a qualifié de génie universel (6). Les œuvres du capitaine don Miguel de Barios sont en très-grand nombre. On peut citer, entre autres, les écrits intitulés : Harmonia del mundo, Solde la vida , Coro de las musas, Aumento de Israël, Historia universal Judayca , Relation de los poetas judios, Triompho del governio popular. Poëte, historien, philosophe, Barrios est l’écrivain le plus fécond qui ait paru parmi les Juifs d’o¬ rigine espagnole réfugiés en Hollande. C’est dans ce milieu qu’apparut Spinosa, nourri des traditions juives et portant au plus haut degré le cachet de l’esprit juif, alors môme qu’il faisait divorce avec la synagogue. Les bornes de cette note ne permettent pas de suivre le docteur Kaiserling dans la nomenclature de tous les poëtes juifs qui ont écrit en langue espagnole et portugaise. On les trouve nombreux en Hollande, on les retrouve encore en Italie, en Allemagne, jusqu’en Amérique. Partout ils portent avec eux le souvenir de leur ancienne patrie ; partout ils se signalent par cette ardeur infatigable qui les porte vers les travaux de l’intelligence. Remarquable caractère digne de frapper l’attention ! Ces hommes, que le siècle de Louis XIV semble n’avoir connus que comme un ramassis d’esprits faibles et ignorants, ne se faisant remarquer que par leur esprit mercantile, marchent en foule, pendant tout le cours du moyen âge, les premiers dans les sciences, dans les lettres. His¬ toriens, poêles, philosophes, leurs noms se pressent sous la plume de ceux qui portent leurs investigations sur l’histoire des progrès de (a) Sephardim, ch. ix. [b) P. 25Ü. DEPUIS LÀ RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS.' 591 l’esprit humain. Il y a une grande réhabilitation à opérer. Si elle n’est pas complète de nos jours, les matériaux ne manqueront pas à ceux qui voudront détruire les vieux préjugés qui, pendant tant de siècles, se sont attachés au nom juif. CHAPITRE XV DEPUIS LÀ RÉVOLUTION JUSQü’à NOS JOURS La puissance du génie de Napoléon se révèle dans toutes ses œuvres. C’était une grande et noble pensée que de convoquer à Paris une assemblée de Juifs, pour expliquer et consacrer aux yeux du monde civilisé les préceptes de leur foi, tant et si souvent calomniée. L’esprit qui animait l’empereur Napoléon se manifeste dans les instructions envoyées par lui à M. Champagny. Voici quelques passages de ces instructions, dictées par l’Empe¬ reur lui -même, recueillies par JV1. Baude, conseiller d'État. (Voir Archives Israélites , t. n, p. 138.) « Depuis la prise de Jérusalem par Titus, un aussi grand nombre d’hommes éclairés, appartenant à la religion de Moïse, n’avait pu se réunir. On avait exigé des Juifs dispersés et persécutés, soit des rétributions, soit des abjurations, soit enfin des engagements ou des concessions également contraires à leurs intérêts et à leur foi. Les circonstances actuelles ne ressemblent à aucune des époques qui ont précédé. On n’exige des Juifs, ni l’abandon de leur religion, ni aucune modification qui répugne à sa lettre ou à son esprit. Lors¬ qu'ils étaient persécutés ou cachés, pour se soustraire à la persécu¬ tion, diverses sortes de doctrines et d’usages se sont introduits ; les rabbins se sont arrogé le droit d’expliquer les principes de la foi, toutes les fois qu’il y a lieu à explication. Mais le droit de législa¬ tion religieuse ne peut appartenir à un individu, il doit être exercé 592 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. par une assemblée générale de Juifs espagnols, italiens, allemands et français, représentant les Juifs de plus des trois quarts de l’Eu¬ rope. » L’Empereur développe cette pensée, il pose les questions qu il veut éclaircir. « Tout ceci, ajoute-t-il, ne doit servir que d’instruction aux com¬ missaires. Ils se rendront à l’assemblée. Ils feront connaître que, dans ces circonstances extraordinaires, je désire prendre tous les moyens pour que les droits qui ont été restitués aux Juifs ne soient pas illusoires et enfin pour leur faire trouver Jérusalem dans la France. » L’Empereur se préoccupe des accusations d’usure portées contre les Juifs d’une partie de la France. Il veut ôter tout prétexte à ces accusations. Il veut aussi que les sectateurs de la loi de Moïse ne puissent pas être regardés comme nourissant des sentiments de haine contre les autres nations. « Il faut, dit-il, ôter des lois de Moïse tout ce qui est intolérant; déclarer une partie de ces lois civiles et politiques et ne laisser de religieux que ce qui est relatif à la morale et au droit du citoyen français...» O « 11 faudrait déclarer, dit-il dans une autre note, qu’il y a dans les lois de Moïse des dispositions religieuses et des dispositions po litiques; que ces dispositions religieuses sont immuables, mais qu’il n’en est pas de même des dispositions politiques qui sont suscep¬ tibles de modifications; que c’est le Grand Sanhédrin qui peut seul étudier cette distinction. » Le Grand Sanhérin répondit noblement aux vœux de l’Empereur; mais dans sa haute sagesse, avec son admirable pénétration, Napo¬ léon avait compris combien il était aisé de dégager la foi judaïque de toutes les erreurs qui avaient suscité contre elle tant de si fu¬ nestes calomnies. Pénétré de ces grands principes de liberté religieuse qui for¬ maient le droit public delà France, il voulait faire disparaître tous les prétextes qui auraient pu s’opposer à une assimilation complète entre les Juifs et les autres citoyens. C’est là l’œuvre immense accomplie par l’empereur Napoléon. C’est à proprement parler de la convocation du Sanhédrin que date DEPUIS LÀ RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 593 la régénération complète des Juifs, leur habilitation à l’exercice des droits de citoyen. La révolution de 1789 avait donné légalement aux Juifs les droits de citoyen, les réponses du Sanhédrin ont prouvé qu’ils étaient di¬ gnes de ce titre. Le nom de Napoléon doit être inscrit en tête de l’ère nouvelle qui s’est ouverte pour les Juifs. Les décisions du Sanhédrin sont trop remarquables pour qu’elles ne doivent pas être rapportées en entier. L’assemblée se composait de tout ce qu’il y avait d’hommes éminents parmi les Israélites. On y voyait figurer les noms de Furtado, d’Avigdor, de Cerfberr, de Worms de Romilly, une des plus grandes notabilités financières de l’époque. A ces noms se réunissaient de savants docteurs dans la loi, pris dans toutes les parties de l’Empire. Ces hommes, dont leurs coreligionnaires doivent garder le souvenir, ont rempli digne¬ ment la tâche qui leur était confiée. PRÉAMBULE Béni soit à jamais le Seigneur, Dieu d’Israël, qui a placé sur le troue de France et du royaume d’Italie un prince selon son cœur ! Dieu a vu l’abaissement des descendants de l’antique Jacob, et il a choisi Napoléon le Grand pour être l'instrument de sa miséri¬ corde. Le Seigneur juge les pensées, lui seul commande aux consciences et son oint chéri a permis que chacun adorât le Seigneur selon sa croyance et sa foi. A l’ombre de son nom, la sécurité est entrée dans nos cœurs et dans nos demeures, et nous pouvons désormais bâtir, ensemencer, moissonner, cultiver les sciences humaines, appartenir à la grande famille de l’État, le servir et nous glorifier de ses nobles destinées. Sa haute sagesse a permis que cette assemblée, célèbre dans nos annales et dont l’expérience et la vertu dictaient les décisions, re¬ parût après quinze siècles et concourut à ses bienfaits sur Israël. Réunis aujourd’hui sous sa puissante protection, dans sa bonne ville de Paris, au nombre de soixante-onze docteurs de la loi et no¬ tables d’Israël, nous nous constituons en Grand Sanhédrin, afin de 38 594 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. trouver en nous le moyen et la force de rendre des ordonnances reli¬ gieuses conformes aux principes de nos saintes lois et qui servent de règle et d'exemple à tous les Israélites. Ces ordonnances apprendront aux nations que nos dogmes se con¬ cilient avec les lois civiles sous lesquelles nous vivons et ne nous séparent point de la société des hommes. En conséquence, nous déclarons : Que la loi divine, ce précieux héritage de nos ancêtres, contient des dispositions religieuses et des dispositions politiques; Que les dispositions religieuses sont, par leur nature, absolues et indépendantes des circonstances et des temps; Qu’il n’en est pas de même des dispositions politiques, c’est-à-dire de celles qui constituent le gouvernement et qui étaient destinées à régir le peuple d’Israël dans la Palestine, lorsqu’il avait ses rois, ses pontifes et ses magistrats : Que ces dispositions politiques ne sauraient être applicables de¬ puis qu’il ne forme plus un corps de nation; Qu’en consacrant cette distinction, déjà établie par la tradition, le Grand Sanhédrin déclare un fait incontestable; Qu’une assemblée des docteurs de la loi réunie en Grand Sanhédrin , pouvait seule déterminer les conséquences qui en dérivent ; Que si les anciens Sanhédrins ne l’ont pas fait, c’est que les cir¬ constances politiques ne l’exigeaient point, et que depuis l’en¬ tière dispersion d’Israël, aucun Sanhédrin n’avait été réuni avant celui-ci Engagés dans ce pieux dessein, nous invoquons la lumière di¬ vine, de laquelle émanent tous tes biens, et nous nous reconnaissons obligés de concourir, autant qu’il dépendra de nous, à l’achèvement de la régénération morale d’Israël. Ainsi, en vertu du droit que nous confèrent nos usages et nos lois sacrées, et qui détermine que dans l’assemblée des docteurs du siècle réside essentiellement la faculté de statuer, selon l’urgence des cas. ce que requiert l’observance desdites lois, soit écrites, soit traditionnelles, nous procéderons dans l’objet de prescrire reli¬ gieusement l’obéissance aux lois de l’État, en matière civile et poli¬ tique. Pénétrés de cette sainte maxime, que la crainte de Dieu est le principe de toute sagesse, nous élevons nos regards vers le ciel, DEPUIS LA. RÉVOLUTION JUSQU'â NOS JOURS. 59o nous étendons nos mains vers son sanctuaire et nous l’implorons pour qu'il daigne nous éclairer de sa lumière, nous diriger dans le sentier de la vertu et de la vérité, afin que nous puissions conduire nos frères pour leur félicité et celle de leurs descendants. Partant, nous enjoignons au nom du Seigneur notre Dieu, à tous nos coreligionnaires des deux sexes, d’observer fidèlement nos dé¬ clarations, statuts et ordonnances, regardant d'avance tous ceux de France et d’Italie qui les violeront ou en négligeront l'observation, comme péchant notoirement contre la volonté du Seigneur, Dieu d’Israël. Article premier. POLYGAMIE Le Grand Sanhédrin, légalement assemblé. ce jour 9 février 1807, et en vertu des pouvoirs qui lui sont inhérents, examinant s’il est licite aux Juifs d’épouser plus d’une femme et pénétré du principe géné alement consacré dans Israël, que la soumission aux lois de l'État en matière civile et politique est un devoir religieux; « Reconnaît et déclare que la polygamie, permise par la loi de Moïse, n’est qu’une simple faculté, que nos docteurs l’ont subor¬ donnée à la condition d’avoir une fortune suffisante pour subvenir aux besoins déplus d?une épouse; Que dès les premiers temps de notre dispersion, les Israélites ré¬ pandus dans l'Occident, pénétrés de la nécessité de mettre leurs usages en harmonie avec les lois des États dans lesquels ils s’étaient établis, avaient généralement renoncé à la polygamie, comme à une pratique non conforme aux mœurs des nations; Que ce fut aussi pour rendre hommage à ce principe de confor¬ mité en matière civile, que le synode convoqué à Worms, en l’an 4790 de notre ère, et présidé par le rabbin Guerson, avait prononcé anathème contre tout Israélite de leur pays qui épouserait plus d’une femme ; Que cet usage s’est entièrement perdu en France, en Italie et dans presque tous les États du continent européen, où il est extrêmement, rare de trouver un Israélite qui ose enfreindre les lois des nations contre la polygamie ; 596 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. En conséquence, le Grand Sanhédrin, pesant dans sa sagesse combien il importe de maintenir l’usage adopté parles Israélites ré¬ pandus dans l’Europe, et pour confirmer autant que besoin ladite décision du synode de Worms, statue et ordonne comme précepte religieux : Qu’il est défendu à tous les Israélites de tous les États où la po¬ lygamie est prohibée par les lois civiles, et en particulier à ceux de l’empire de France et du royaume d’Italie, d’épouser une seconde - femme du vivant de la première, à moins qu’un divorce avec celle- ci, prononcé conformément aux dispositions du Code civil, et suivi du divorce religieux, ne les ait affranchis des liens du mariage. Article 2. RÉPUDIATION Le Grand Sanhédrin ayant considéré combien il importe aujour¬ d’hui d’établir des rapports d’harmonie entre les usages des Hé¬ breux, relativement au mariage, et le Code civil de France et du royaume d’Italie sur le même sujet, et considérant qu’il est de prin¬ cipe religieux de se soumettre aux lois civiles de l’Etat, reconnaît et déclare : Que la répudiation permise par la loi de Moïse n’est valable qu’au- tant qu’elle opère la dissolution absolue de tous les liens entre les conjoints, môme sous le rapport civil ; Que, d’après les dispositions du Code civil qui régit les Israélites comme Français et Italiens, le divorce n’étant consommé qu’après que les tribunaux l’ont ainsi décidé par un jugement définitif, il suit que la répudiation mosaïque n’aurait pas le plein et entier effet qu’elle doit avoir, puisque l’un des conjoints pourrait se prévaloir contre l’autre du défaut de l’intervention de l’autorité civile dans la disso¬ lution du lien conjugal. C’est pourquoi, en vertu du pouvoir dont il est revêtu, le Grand Sanhédrin statue et ordonne comme point religieux : Que 'dorénavant nulle répudiation ou divorce ne pourra être fait selon les formes établies par la loi de Moïse, qu’après que le mariage DEPUIS LA. RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 597 aura été déclaré dissous par les tribunaux compétents et selon les formes voulues par le Code civil; En conséquence, il est expressément défendu à tout rabbin, dans les deux États de France et du royaume d’Italie, et dans tous les autres lieux, de prêter son ministère dans aucun acte de répudiation ou de divorce, sans que le jugement qui le prononce lui ait été exhibé en bonne forme, déclarant que tout rabbin qui se permet¬ trait d’enfreindre le présent statut religieux sera regardé comme in¬ digne d’en exercer à l’avenir les fonctions. Article 3. MARIAGES Le Grand Sanhédrin, considérant que dans l’empire français et le royaume d’Italie aucun mariage n’est valable qu’autant qu’il est pré¬ cédé d’un contrat civil devant l’officier public, En vertu du pouvoir qui lui est dévolu, statue et ordonne qu’il est d'obligation religieuse pour tout Israélite français et du royaume d’Italie de regarder désormais, dans les deux États, les mariages civilement contractés, comme emportant obligation civile ; défend, en conséquence, à tout rabbin ou autres personnes, dans les deux États, de prêter leur ministère à l’acte religieux du mariage, sans qu’il leur ait apparu auparavant de l’acte des conjoints devant l’offi¬ cier civil, conformément à la loi. Le Grand Sanhédrin déclare, en outre, que les mariages entre Israélites et Chrétiens, contractés conformément aux lois du Code civil, sont obligatoires et valables civilement, et que, bien qu’ils ne soient pas susceptibles d’être revêtus des formes religieuses, ils n’en¬ traîneront aucun anathème. Article 4. FRATERNITÉ Le Grand Sanhédrin ayant considéré que l’opinion des nations parmi lesquelles les Israélites ont fixé leur résidence depuis plusieurs générations, les laissait dans le doute sur les sentiments de frater- 598 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. ni té et de sociabilité qui les animent à leur égard, de telle sorte que, ni en France, ni dans le royaume d’Italie, l’on ne paraissait point fixé sur la question de savoir si les Israélites de ces deux États regardaient leurs concitoyens chrétiens comme frères, ou seu¬ lement comme étrangers. Afin de dissiper tous les doutes à ce sujet, le Grand Sanhédrin déclare : Qu’en vertu de la loi donnée par Moïse aux enfants d Israël , ceux- ci sont obligés de regarder comme leurs frères les individus des na¬ tions qui reconnaissent Dieu, créateur du ciel et de la terre, et parmi lesquelles ils jouissent des avantages de la société civile, ou seulement d’une bienveillante hospitalité; Que la Sainte Écriture nous ordonne d’aimer notre semblable comme nous-mêmes, et que, reconnaissant comme conforme à la volonté de Dieu, qui est la justice même, de ne faire à autrui que ce que nous voudrions qu’il nous fût fait, il serait contraire à ces maximes de ne point regarder nos concitoyens, Français et Italiens, comme nos frères ; Que d’après cette doctrine universellement reçue, et par les doc¬ teurs qui ont le plus d’autorité dans Israël, -et par tout Israélite qui n'ignore point sa religion, il est du devoir de tous d’aider, de pro¬ téger, d’aimer leurs concitoyens, et de les traiter, sous tous les rap ¬ ports civils et moraux, à l’égal de leurs coreligionnaires; Que puisque la religion mosaïque ordonne aux Israélites d’accueil¬ lir avec tant de charité et d’égards les étrangers qui allaient résider dans leurs villes, à plus forte raison leur commande-t-elle les mêmes sentiments envers les individus des nations qui les ont accueillis dans leur sein, qui les protègent par leurs lois, les défendent par leurs armes, leur permettent d’adorer l’Éternel selon leur culte, et les admettent comme en France et dans le royaume d’Italie, à la participation de tous les droits civils et politiques. D’après ces diverses considérations, le Grand Sanhédrin ordonne à tout Israélite de l’empire français, du royaume d'Italie et de tous autres lieux, de vivre avec les sujets de chacun des États dans les¬ quels il habitent, comme avec leurs concitoyens et leurs frères, puisqu’ils reconnaissent Dieu, créateur du ciel et de la terre, parce que ainsi le veulent la lettre et 1 esprit de notre sainte loi. DEPUIS LA. RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 599 Article 5. RAPPORTS MORAUX. Le Grand Sanhédrin, voulant déterminer quels sont les rapports que la loi de Moïse prescrit aux Hébreux envers les individus des nations parmi lesquelles ils habitent, et qui, professant une autre religion, reconnaissent Dieu créateur du ciel et de la terre, Déclare que tout individu professant la religion de Moïse, qui ne pratique point la justice et la charité envers tous les hommes ado¬ rant t’Éternel, indépendamment de leur croyance particulière, pèche- notoirement contre sa loi ; Qu à l'égard de la justice, tout ce que prohibe l’Écriture Sainte, comme lui étant contraire, est absolu et sans exception de personne; Que le Décalogue et les livres sacrés qui renferment les Comman¬ dements de Dieu, à cet égard n’établissent aucune relation particu¬ lière et n’indiquent ni qualité, ni condition, ni religion auxquelles ils s’appliquent exclusivement, en sorte qu’ils sont communs aux rapports des Hébreux avec tous les hommes en général, et que tout Israélite qui les enfreint envers qui que ce soit est également cri¬ minel et répréhensible aux yeux du Seigneur ; Que cette doctrine est aussi enseignée par les docteurs de la loi, qui ne cessent de prêcher l’amour du Créateur et de sa créature ( Traité d’Abuth, cliap. vi, f° 6), et qui déclarent formellement que les récompenses de la vie éternelle sont réservées aux hommes ver¬ tueux de toutes les nations; que l’on trouve dans les Prophètes des preuves multipliées qui établissent qu’Israël n’est pas J ennemi de ceux qui professent une autre religion que la sienne; qu à 1 égard de la charité, Moïse, comme il a été déjà rapporté, la prescrit au nom de Dieu comme une obligation : « Aime ton prochain comme » toi-même, car je suis le Seigneur . L’étranger qui habite dans » votre sein sera comme celui qui est né parmi vous; vous l aime- » rez comme vous-même, car vous avez été aussi étrangers en » Égypte. Je suis l’Éternel, votre Dieu...... (Lévit., chap. xix, y. 34.) David dit : « La miséricorde de Dieu s’étend sur toutes ses » œuvres. » (Ps. 145, v° 9.) « Qu’exige de vous le Seigneur? dit 600 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. » Miellée : Rien de plus que d’être juste et d’exercer la charité. » (Ch. vi, v. 8.) « Nos docteurs déclarent que l’homme compatissant » aux maux de son semblable est à nos yeux comme s’il était issu » du sang d’ Abraham. » (Ibid., ch. vii.); Que tout Israël est obligé envers ceux qui observent les Noa- chides, quelle que soit d'ailleurs leur religion, de les aimer comme ses frères, de visiter leurs malades, d’enterrer leurs morts, d’as¬ sister leurs pauvres comme ceux d’Israël, et qu’il n’y a point d’acte de charité ni d’œuvre de miséricorde dont il puisse se dispenser envers eux. D’après ces motifs, puisés dans la lettre et l’esprit de l’Ecriture Sainte, Le Grand Sanhédrin prescrit à tous les Israélites, comme devoirs essentiellement religieux et inhérents à leur croyance, la pratique habituelle et constante, envers tous les hommes reconnaissant Dieu créateur du ciel et de la terre, quelque religion qu’ils professent, des actes de justice et de charité dont les Livres saints leur prescrivent l’accomplissement. Article 6. RAPPORTS CIVILS ET POLITIQUES Le Grand Sanhédrin, pénétré de l’utilité qui doit résulter pour les Israélites d’une déclaration authentique qui fixe et détermine leurs obligations comme membres de l’État auquel ils appartiennent, et voulant que nul n’ignore quels sont à cet égard les principes que les docteurs de la loi et les notables d’Israël professent et prescri¬ vent à leurs coreligionnaires dans les pays où ils ne sont point exclus de tous les avantages de la société civile, spécialement en France et dans le royaume d’Italie ; Déclare qu’il est de devoir religieux pour tout Israélite né et élevé dans un État, ou qui en devient citoyen par résidence ou autrement, conformément aux lois qui en déterminent les conditions, de regar¬ der ledit État comme sa patrie ; Que ces devoirs, qui dérivent de la nature des choses, qui sont conformes à la destination des hommes en société, s’accordent par cela même avec la parole de Dieu. DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 601 Daniel dit à Darius «qu’il n’a été sauvé de la fureur des lions » que pour avoir été également fidèle à son Dieu et à son roi. » (Ch. vi, v° 23.) Jérémie recommande à tous les Hébreux de regarder Babylone comme leur patrie : « Concourez de tout votre pouvoir, dit-il, à » son bonheur. » (Jér., chap. v.) On lit dans le même livre le ser¬ ment que fit prêter Guidalya aux Israélites : « Ne craignez point, » leur dit-il, de servir les Chaldéens; demeurez dans le pays; soyez » fidèles au roi de Babylone, et vous vivrez heureusement. » {Ibid., chap. ix, v° 9.) « Crains Dieu et ton souverain, » a dit Salomon. (Prov., chap. xxiv.) ; Qu’ainsi tout prescrit à l’Israélite d’avoir pour son prince et ses lois le respect, l’attachement et la fidélité dont tous les sujets lui devaient leur tribut ; Que tout l’oblige à ne point isoler son intérêt de l’intérêt public, ni sa destinée, non plus que celle de sa famille, de la destinée de la grande famille de l’État ; qu’il doit s’affliger de ses revers, s’ap¬ plaudir de ses triomphes et concourir par toutes ses facultés au bonheur de ses concitoyens; En conséquence, le Grand Sanhédrin statue que tout Israélite né et élevé en France et dans le royaume d'Italie, et traité par les lois des deux États comme citoyen, est obligé religieusement de les regarder comme sa patrie, de les servir, de les défendre, d’obéir aux lois et de se conformer dans toutes ses transactions aux dispo¬ sitions du Code civil ; Déclare en outre, le Grand Sanhédrin, que tout Israélite appelé au service militaire est dispensé par la loi, pendant la durée de ce ser¬ vice, de toutes les observances religieuses qui ne peuvent se conci¬ lier avec lui. Article 7. PROFESSIONS UTILES Le Grand Sanhédrin, voulant éclairer les Israélites et en particu¬ lier ceux de France et du royaume d’Italie, sur la nécessité où ils sont et les avantages qui résulteront pour eux de s’adonner à l’agri¬ culture, de posséder des propriétés foncières, d’exercer les arts et 603 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. métiers, de cultiver les sciences qui permettent d’embrasser les professions libérales, et considérant que si, depuis longtemps, les Israélites des deux États se sont vus dans la nécessité de renoncer aux travaux mécaniques et principalement à la culture des terres, qui avait été dans l’ancien temps leur occupation favorite, il ne faut attribuer ce funeste abandon qu’aux vicissitudes de lqur état, à l’incertitude où ils avaient été soit à l’égard de leur sûreté person¬ nelle, soit à l’égard de leurs propriétés, ainsi qu’aux obstacles de tout genre que les règlements et les lois des nations opposaient au libre développement de leur industrie et de leur activité ; Que cet abandon n’est aucunement le résultat des principes de leur religion, ni des interprétations qu’en ont pu donner leurs docteurs, tant anciens que modernes, mais bien un elfet malheureux des habitudes que la privation du libre excercice de leurs facultés in¬ dustrielles leur avait fait contracter; Qu’il résulte au contraire de la lettre et de l’esprit de la législa¬ tion mosaïque, que les travaux corporels étaient en honneur parmi les enfants d’Israël, et qu’il n’est aucun art mécanique qui leur soit nominativement interdit, puisque la Sainte Écriture les invite et leur commande de s’y livrer ; Que cette vérité est démontrée par l’ensemble des lois de Moïse et de plusieurs textes particuliers, tels entre autres que ceux ci : Psaume 127 : « Lorsque tu jouiras du labeur de tes mains, tu seras » bienheureux et tu auras l’abondance. » Prov., cb. 28 et 29 : « Celui qui laboure ses terres aura l’abon- » dance, mais celui qui vit dans l’oisiveté est dans la disette.» Ibid., ch. xxiv et xxvii : « Laboure diligemment ton champ et » tu pourras après édifier ton manoir. » Mi sua, Traité d’Albot, ch. i : « Aime le travail et fuis la paresse.» Qu’il suit évidemment de ces textes non-seulement qu il n’est pas de métiers honnêtes interdits aux Israélites, mais que la religion attache du mérite à leur exercice et qu’il est agréable aux yeux du Très-Haut que chacun s’y livre et en fasse, autant qu’il dépend de lui, l’objet de ses occupations; Que cette doctrine est confirmée par le Thalmud, qui, regardant l’oisiveté comme la source des vices, déclare positivement que le père qui n’enseigne pas une profession à son enfant l’élève pour la vie des brigands (Kiduschim, ch. i.) ; DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. G03 En conséquence, le Grand Sanhédrin, en vertu des pouvoirs dont il est revêlu, Ordonne à tous les Israélites et en particulier à ceux de France et du royaume d Italie, qui jouissent maintenant des droits civils et politiques, de rechercher et d’adopter les moyens les plus propres à inspirer à la jeunesse l’amour du travail et à la diriger vers l’exer¬ cice des arts et métiers, ainsi que des professions libérales, attendu que ce louable exercice est conforme à notre sainte religion, favo¬ rable aux bonnes mœurs, essentiellement utile à la patrie, qui ne saurait voir dans des hommes désœuvrés et sans état que de dan¬ gereux citoyens , Invite en outre, le Grand Sanhédrin, les Israélites des deux États de France et d’Italie d’acquérir des propriétés foncières, comme un moyen de s’attacher davantage à leur patrie, de renoncer à des occu¬ pations qui rendent les hommes odieux ou méprisables aux yeux de leurs concitoyens et de faire tout ce qui dépendra d’eux pour acqué¬ rir leur estime et leur bienveillance. Article 8. • PRÊT ENTRE ISRAÉLITES Le Grand Sanhédrin, pénétré des inconvénients attachés aux in¬ terprétations erronées qui ont été données au verset xix du chapi¬ tre xxiii du Deutéronome et autres de 1 Écriture Sainte sur le même sujet et voulant dissiper les doutes que ces interprétations ont fait naître et n'ont que trop accrédités sur la pureté de notre morale religieuse, relativement au prêt, Déclare que le mot hébreu neçhech, que l’on a traduit par celui d'usure, a été mal interprété, qu il n’exprime, dans la langue hé¬ braïque, qu’un intérêt- quelconque et non un intérêt usuraire ; que nous 11e pouvons entendre par l'expression française d' usure qu’un intérêt au-dessus de 1 intérêt légal, là où la loi a fixé un taux à ce dernier; que de cela seul que la loi de aloïse n’a point fixé ce taux, l’on ne peut pas dire que le mot hébreu nechech signifie un intérêt illégitime; qu’ainsi, pour qu'il y eut lieu de croire que ce mot eut la même acception que celui d’usure, il faudrait qu il en existât un autre qui signifiât intérêt légal; que ce mot n’existant pas, il suit 604 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. nécessairement que l’expression hébraïque 7iechech ne peut point signifier usure ; Que le but de la loi divine, en défendant à un Hébreu le prêt à intérêt envers un autre Hébreu, était de resserrer entre eux les lienf de la fraternité, de leur prescrire une bienveillance réci¬ proque et de les engager à s’aider les uns les autres avec désinté¬ ressement ; Qu’ainsi, il ne faut considérer la défense du législateur divin que comme un prétexte de bienfaisance et de charité fraternelle; Que la loi divine et ses interprètes ont permis ou défendu l’inté¬ rêt, selon les divers usages que l’on fait de l’argent. Est-ce pour soutenir une famille? L’intérêt est défendu. Est-ce pour entreprendre une spéculation de commerce qui fait courir un risque aux intérêts du prêteur? L’intérêt est permis quand il est légal et qu’on peut le regarder comme un juste dédommagement. Prête au pauvre, dit Moïse; ici le tribut de la reconnaissance, l’idée d’être agréable aux yeux de l’Éternel est le seul intérêt. Le salaire du service rendu est dans la satisfaction que donne la conscience d’une bonne action; qu’il n’en est pas de même de celui qui emploie des capitaux dans l’exploitation de son commerce : là il est permis au prêteur de s’as¬ socier au profit de l'emprunteur. En conséquence, le Grand Sanhédrin déclare, statue et ordonne comme devoir religieux, à tous Israélites, et particulièrement à ceux de France et du royaume d’Italie, de n’exiger aucun intérêt de leurs coreligionnaires toutes les fois qu’il s’agira d’aider le père de fa¬ mille dans le besoin par un prêt officieux; Statue en outre .que le profit légitime du prêt entre coreligion¬ naires n’est religieusement permis que dans le cas de spéculations commerciales qui font courir un risque au prêteur ou en cas de lucre cessant, selon le taux fixé par la loi de l’État. Article 9. PRÊT ENTRE ISRAÉLITE ET NON ISRAÉLITE Le Grand Sanhédrin voulant dissiper l’erreur qui attribue aux Israélites la faculté de faire l’usure avec ceux qui ne sont pas de DEPUIS LÀ RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 605 leur religion, comme leur étant laissée par cette religion même, et confirmée par leurs docteurs talmudistes ; Considérant que cette imputation a été, dans différents temps et dans dilïérents pays, l’une des causes des persécutions qui se sont élevées contre eux, et voulant faire cesser dorénavant tout faux ju¬ gement à cet égard en fixant le sens du texte sacré sur cette ma¬ tière ; Déclare que le texte qui autorise le prêt à intérêt avec l’étranger ne peut et ne doit s’entendre que des nations étrangères avec les¬ quelles on faisait le commerce et qui prêtaient elles-mêmes aux Israélites, cette faculté étant basée sur un principe naturel de réci¬ procité ; Que le mot, nochri ne s’applique qu’aux individus des nations étrangères et non à des concitoyens que nous regardons comme nos frères ; Que même à l’égard des nations étrangères l’Écriture Sainte, en permettant de prendre d’elles un intérêt, n’entend point parler d’un bénéfice excessif et ruineux pour celui qui le paye, puisqu’elle dé¬ clare ailleurs que toute iniquité est abominable aux yeux du Sei¬ gneur ; En conséquence de ces principes, le Grand Sanhédrin, en vertu des pouvoirs dont il est revêtu, et afin qu’aucun Hébreu ne puisse à l’avenir alléguer l’ignorance de ses devoirs religieux en matière de prêt à intérêt envers ses compatriotes, sans distinction de religion; Déclare à tous Israélites, et particulièrement à ceux de France et du royaume d’Italie, que les dispositions prescrites par la décision précédente sur le prêt officieux ou à intérêt d’IIébreu à Hébreu, ainsi que les principes et les préceptes rappelés par le texte de l’Écriture Sainte sur cette matière, s’étendent tant à nos compa¬ triotes, sans distinction de religion, qu’à nos coreligionnaires ; Ordonne à tous comme précepte religieux, et en particulier à ceux de France et du royaume d’Italie, de ne faire aucune distinction à l’avenir, en matière de prêt entre concitoyens et coreligionnaires, le tout conformément au statut précédent ; Déclare, en outre, que quiconque transgressera la précédente or¬ donnance viole un devoir religieux et pèche notoirement contre la loi de Dieu ; Déclare enfin que toute usure est indistinctement défendue, non- 606 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. seulement d’ Hébreu à Hébreu et d’IIébreuà tout citoyen d’une autre religion, mais encore avec les étrangers de toutes les nations, regar¬ dant cette pratique comme une iniquité abominable aux yeux du Seigneur... » Les décisions du Sanhédrin ont élevé un des plus beaux monu¬ ments en 1 honneur de la loi de Moïse. Elles ont appris, conformé¬ ment à ce qu’avaient enseigné les bons esprits du judaïsme, que, si l’on doit accorder aux idées religieuses tout ce qu’elles méritent de respect et de soumission , cependant on ne doit pas renoncer au droit d’examen; qu’il est dans le Talmud et dans les écrits des rabbins des choses qui, écrites sous 1 influence des temps et sous l’empire des persécutions, doivent être sainement interprétées ; qu’il serait aussi dangereux d’admettre tout indistinctement que de tout rejeter; que si le Thalmud peut être consulté pour développer le sens de la loi de Moïse, il ne peut lui être contraire ; que ce n’est donc qu’en conciliant l’une et l’autre de ces deux autorités que l’on peut se faire une juste idée de la véritable foi judaïque, dépôt sacré qui a été conservé à travers dix-huit siècles de persécution, et qui est digne aujourd’hui, comme il y a deux mille ans, de commander le respect. Lorsque la fusion entre les israélites et les chrétiens est aussi complète, il faut laisser à l’histoire contemporaine le soin d'enregis¬ trer les noms de ceux des Israélites qui se distinguent dans les sciences, dans les arts, dans l’industrie, dans les fonctions publiques. Il est cependant des écrits sortis de la plume de savants israélites que nous ne saurions passer sous silence, vu qu'ils se rattachent plus particulièrement à l’histoire des Juifs. Ainsi la littérature s’est enrichie des ouvrages de Salvador sur la Loi de U dise s sur Jésus- Christ, et sa doctrine , sur la domination des Romains en Judée. Ces écrits, fruit d’un travail long et consciencieux, empreints de l’esprit philosophique le plus élevé, ont le mérite de présenter l’histoire juive sous un jour inconnu jusqu’ici. La loi de Moïse y apparaît sous son vrai caractère, et les emprunts que lui a faits la doctrine de l’Évangile y sont formulés de manière à venger la mo¬ rale juive des reproches qu’on lui a faits. DEPUIS LÀ RÉVOLUTION JUSQU’A NOS JOURS. 607 La traduction de la Bible de Cahen est un vaste travail destiné à rendre de grands services aux idées .religieuses, en mettant un plus grand nombre d’esprits à portée de puiser aux sources. Enfin, un écrit non moins capital, c’est l’Histoire de la Kabale. par M. Franck, membre de l’Institut. Jusqu ici, la philosophie des rabbins était méconnue; il suffisait de citer la Kabale pour appeler le sourire. Ce mot, dans son accep¬ tion usuelle, était synonyme de magie, de sorcellerie. M. Franck a piouvé qu il n était pas de hautes conceptions philosophiques aux¬ quelles les cabalistes ne se fussent élevés. Les métaphysiciens mo¬ dernes seraient bien en peine de prouver qu ils aient trouvé quel¬ que idée qui leur eut échappé. Cette démonstration va devenir encore plus complète lorsque la traduction du More nevokim , publiée par M. Munk, aura entière¬ ment paru. Cette traduction va enrichir la littérature d’un des ouvrages les plus remarquables sortis de la plume des philosophes juifs. Ainsi, chaque jour la lumière se propage, et ce n’est pas seule¬ ment la puissance des lois qui relève les Juifs de l’abjection dans laquelle on se complaisait à les refouler. A côté des productions que nous venons de citer se placent des recueils périodiques dignes d’intérêt. On peut y voir que dans un petit nombre d’années l’Institut a admis dans son sein trois Israélites, VI. Franck, M. Halé vy et M. Munk. Les Israélites sont représentés partout : dans l’administration, dans l’armée, dans la magistrature. Pour faire connaître ceux qui sont investis de fonctions publiques, il y aurait trop de noms à citer. Faut-il énumérer les compositeurs, les artistes? Il suffit de rap¬ peler le nom de l’inimitable Rachel, trop tôt enlevée à fart dont elle était l’orgueil. Faut-il interroger les finances, l’industrie ? Les noms israélites se présentent en foule au premier rang. Après la maison Rothschild, qui n’a pas eu d’égale dans le passé, combien les Péreire, les Mirés et autres n’ont-ils pas acquis de droits à la reconnaissance publique, en créant ou soutenant ces grandes entreprises qui ont porté la prospérité dans le pays ? 608 LES JUIFS EN FRANCE, EN ITALIE ET EN ESPAGNE. Au barreau, dans la médecine, combien de noms viendi aient se presser!... Rendons grâce au progrès des lumières qui a peimis qu il en fut ainsi, et à la sagesse des gouvernements qui ont ouvert la voie la plus large à toutes les intelligences. FIN Paris Imprimerie de A. Witiersheim, rue Montmorency, 8. TABLE DES CHAPITRES Pages. CHAPITRE PREMIER. — ive siècle. — Juifs à Rome. — Protection accordée par les empereurs César et Auguste. — Poètes latins : leur opinion sur les Juifs. — Fuscus Aristius. — Tibère proscrit les rites juifs et égyptiens. — Influence des idées juives sur les Païens. — Conver¬ sions au Judaïsme. — Barchochebas.— Rigueurs de l’empereur Adrien. — Juifs et Chrétiens persécutés . , . . 1 CHAPITRE II. — ve siècle. — L’empereur Constantin. — Ses lois sur les Juifs. — Théodose. — Juifs exclus de charges publiques. — Honorius. — Théodoric, roi des Goths, favorable aux j Juifs. — Éta¬ blissement des Juifs en Espagne. — Concile d’Elvire. — Les Juifs dans les Gaules. — Evêques favorables. — État commercial des Juifs. — Rois visigoths. — Leurs lois. — Ecoles d’Orient. — Le Thalmud. . . IG CHAPITRE III. — vie siècle. — Nouvelles lois des rois visigoths. — Lettres de saint Grégoire. — Conciles d’Agde, — de Parme, — d’Or¬ léans, — de Mâcon. — Evêques d’Arles, — de Marseille, — de Clermont. — Ferreol, évêque d’Uzès, favorable aux Juifs. — Chilpéric et Childé- ric travaillent à la conversion des Juifs. — Juifs exploitant seuls le commerce. — Juifs à Naples. — Leur résistance à Bélisaire. — Lois de Justinien. — Littérature en Occident . 39 CHAPITRE IV. — vne siècle. — Sisebuth, roi visigoth. — Ses lois contre les Juifs. — Conciles en Espagne. — Isidore, évêque de Sé¬ ville. — Serment prêté par les rois visigoths à leur avènement. — Ëgica reconnaît l’utilité des Juifs dans ses Etats. — Wamba, roi des Goths, rend une loi pour chasser les Juifs. — Résistance des seigneurs et des évêques dans la Gaule. — Juifs dans le Dauphiné. — Marseille appelée la ville des Hébreux. — Juifs sous les rois de première race. — Juifs en Italie. — Lettre de saint Grégoire aux évêques . 50 CHAPITRE V. — vme siècle. — Invasion des Maures en Espagne. — Familles juives amenées d’Orient en Espagne. — Juifs cultivant les sciences. — Leurs progrès concurremment avec les Arabes. — Etat des Juifs dans les Gaules. — Charlemagne. — Médecins juifs. — Ambas¬ sade au kalife Aaroun . . 64 CHAPITRE VI. — ix siècle. — Capitulaires de Charlemagne. — Louis II favorable aux Juifs. — Leur état commercial. — Leur impor¬ tance à Lyon. — L’évêque Agobard. — Charles le Chauve. — Son mé¬ decin Sedecias. — Concile de Meaux. — Évêque de Sens. — Persécutions. — Colaphisation à Toulouse. — Juifs de Narbonne. — Écoles juives. — Culte des sciences en Espagne . 75 39 610 TABLE DES CHAPITRES. Pages. CHAPITRE VII. — xe siècle. — Juifs sous les Maures en Espagne. — Sous les rois de Castille et d’Aragon. — Le kalife Hasçhem II fait tra¬ duire le Thamud. — Etat des Juifs sous le régime féodal. — Italie. — Ecole de Salerne. — Etat des Juifs à Venise . 95 CHAPITRE VIII. ~xie siècle. — Les croisades. — Massacre des Juifs par les croisés. — Le pape Alexandre II les protège. — Seigneurs du Midi favorables aux Juifs. — Savants rabbins dans cette contrée. — Juifs de Montpellier. — Contribuent avec les Arabes à la fondation de l’École de médecine. — Savants d’Espagne. — Moïse-aben-Ezra, poète. — Rau- Aiphès. — Albarcelonita, Cophni, jurisconsultes. — Judas Lévi, auteur du Cosri. — Troubles à Grenade. — Un Juif conversioniste. — Alphonse VI, roi de Castille, protecteur des Juifs. — Italie. — Accusations contre les Juifs . 107 CHAPITRE IX. — xne siècle. — Louis VII. Loi contre les Juifs con¬ vertis. — S. Bernard, abbé de Clairveau, favorable. — Le pape Inno¬ cent II à Paris. — Philippe-Auguste. — Ses lois contre les Juifs. — Ac¬ cusations de profaner une hostie, d’égorger un enfant chrétien. — Exil. — Rappel. — Usure. — Lombards, Etrusques, Caorsins, Florentins, pre¬ miers usuriers. — Juifs à Béziers, poursuivis pendant la Semaine Sainte. — Traité avec Raymond Trencavel. — Seigneurs et évêques — Impôts sur les Juifs. — Médecins juifs. — Rasci. — Rabbins de Narbonne. — Les deux Kimchi. — Savants d’Espagne. — Maimonide. — Le Ilaiad — Le Moré Anevochim. — Errreur de cette locution : Interprétation judaïque. — Lutte entre les Rabbins du Midi au sujet du Moré Anevochim. — Aben Ezra. — Ses écrits. — Poème sur le jeu des échecs. — Nachma- nide. — La Kabale, ou philosophie religieuse. — Médecins Juifs. Prin¬ cipe vital — Système de l’école de Montpellier. — Abraam Chia, as¬ tronome. — Les Aben-Tybbon. — Gabirol. — Traductions d’Averroès, d’A- yicennes, d’Aristote. — Décret de la synagogue de Barcelone au sujet de l’étude de la philosophie. — Abraam-ben-David Halevi — Ahual- phrag — Secte anti traditionnaire. — Exil de Philippe-Auguste. — ln-< vention des lettres de change. — Italie. — État des Juifs . 124 CHAPITRE X. — xme siècle. — Les Albigeois. — Seigneurs favorables aux Juifs. — Leur confient des charges de bailli. — En les réconciliant à l’Eglise, on exige d’eux de ne plus admettre de Juifs à ces charges. — Le pape Innocent IV. — Alexandre IV. — Usuriers chrétiens. — Con¬ cile de Latran. — Frères mineurs, prédications. — Nicolas IV. — Taux de l’intérêt en Espagne. — Cortès de Burgos. — Rois d’Aragon. — Juifs. — Objets de vente, de donation et d’échange entre les seigneurs. — Tables alphonsines. — Isaac-ben-Sid, astronome. — Bêchai, le Devoir des cœurs. • — Alcharisi, Tachemoni. — Jona de Gironde. — Conférences publiques en Espagne entre les rabbins et des moines, Juifs couvertis. — Écrivains juifs. — En France, en Italie. — Emmanuel, poète, -r- Abraam Cabrit. — Commentaire sur Hippocrate. — Levi-ben-Gerson. — Bedraschi. — Bechinat Olam. — Conciles contre les médecins juifs. — Philippe-Au¬ guste. — Ses lois. — Saint Louis. — Comté de Foix. — Juifs de Pamiers. — Vexations en France. — Les Juifs dans la Provence . 180 CHAPITRE XI. — xive siècle. — Philippe le Bel. — Exil. — Louis le Hutin. — Exil. — Rappel. — Clameur publique. — Médecins juifs. — Faculté de Montpellier. — Les Juifs à Narbonne. — Dans le Dauphiné. — Péages. — Le Parlement de Paris. — Exil par Philippe de Valois. — Rappel par Jean II. — Privilèges. — Taux de l’intérêt. — Charles V. — Aubriot. — Emeute des Maillotins. — Conservateurs des privilèges. — Jmidiction. — Charles VI. — Exil. — La peste en Europe. — Italie. — Boniface VIII. — Jean XIII. — Conciles en Espagne — Les Pastou- TABLE DES CHAPITRES. 611 reaux; — Les flagellants. — Juifs en Espagne sous Alphonse XI. — L’in^”' quisition. — Ecrivains juifs . . 030 CHAPI l RE XII. — xvc siècle. — Conférences à Tortose entre Jérôme de Sainte-Foi, Juif converti, et les rabbins — L’antipape Benoit XIII. — Livres juifs brûlés. — Cortès de Valladolid. — Cortès d’Evoros, — Écri¬ vains juifs. — Imprimeries en Portugal. — Navigateurs juifs. — Abar- banel. Ferdinand et Isabelle. — Exil d’Espagne. — Torcjuemada. — Zacut, astronome. — Historiens. — Berachia-ben-Natronai, fabuliste — Juifs réfugiés en Italie. — Martin V. — Bulle. — Eugène IV. — Ber¬ nardin de Feltre. — Les monts-de-piété. — Imprimeries hébraïques. — Italie. — Juifs de Provence. — Le roi René. — Médecins juifs. . CHAPI PRE XIII. — xvie siècle. — Inquisition en Espagne. — Nou¬ veaux Chrétiens à Bordeaux. — Juifs en Alsace. — Dans le coratat Venaissin. — Clément V. — Titres de noblesse accordés aux Juifs qui se convertissaient. — Paul IV. Bulle contre les Juifs. — Pie IV. Bulle favorable. — Pie V la révoque — Grégoire XIII leur est hostile. — Sixte-Quint protège les Juifs. - Clément VIII. — Exil, à l’exception de Rome, Ancône et Avignon. — Juifs dans les villes commerçantes d’Italie. — 'Venise — Médecins Juifs. — Chiesi. — Sienne. — Fabrication de la soie. — Imprimeries. — Ecrivains juifs. — Médecins. — Portaléon. — Jacob Mantino, Abraam de Balmis. — David de Pomis. — Ecrivains j uifs. — Traductions des ouvrages grecs, arabes ou hébreux, en latin. — Elias Levita, Léon do Modène, rabbins, enseignent l’hébreu à Pic de la Mirandoie, à Reuchlin. — Renaissance des lettres. Les Juifs y contri¬ buent. — Luther. — Influence des écrits des rabbins sur la réforme. , 323 CHAPITRE XIV. — xvne et xvme siècles. — Inquisition. — Nou¬ veaux Chrétiens. — Espagne. — Portugal. — Juifs d’Italie. — Le Ghetto. — Venise. — Etat commercial — Toscane. — Piémont. — Le Comtat Venaissin. — L’Alsace. — La Lorraine. — Juifs de Paris. — Samuel Bernard . . CHAPITRE XV. — Depuis la Révolution. — Louis XVI. — L’Assem¬ blée nationale. — Emancipation des Juifs. — Juifs d’Alsace. — Convo¬ cation du Sanhédrin. — Molé. — Siméon. — Pasquier. — Discours de M. Furtado. — Consistoires. — Louis XVIII. — Révolution de 1830. — Louis-Philippe. — Députés israélites. — 1848. Ministres israélites. — Empire. — Conclusion, . . 390 FIN DE LA TABLE DES CHAPITRES » TABLE DES NOTES CHAPITRE I - . . — II. — ve siècle . . — III. — vie siècle . . — IV. — vne siècle . 455 — V. — vïii8 siècle . 457 — VI. — ixe siècle . 459 — VII. — xe siècle . . — VIII. — xie siècle . . — IX. — xiie siècle . . — X. — xme siècle . . 506 — XI. — xive siècle. . 53I — XII. — xve siècle . 550 — XIII. — xvie siècle . . — XIV. — xvne el xvme siècles . 58f XV. — Depuis la Révolution jusqu’à nos jours ... 591 FIN DE LA TABLE DES NOTES ■ . . r i DS135 .E8B39 Les Juifs en France, en Italie et en Princeton Theological Seminary-Speer Library 1 1012 00055 1749